d’Land : Pourquoi est-il si difficile de parler de qualité architecturale au Luxembourg ? Pourquoi ce débat est toujours aussi embryonnaire ici ?
François Thiry : Il est intéressant que vous utilisiez le terme d’« architecture ». Parler en ces termes, c’est déjà placer les objets de la ville dans une histoire. Avec des mots tels que « construction » ou « immobilier », on serait dans une autre logique. Décider de parler du bâtiment sous l’angle de l’architecture, c’est convoquer une tradition qui est d’origine antique. On parle de l’architecte comme « maître d’œuvre », un terme dont on oublie un peu la charge symbolique. Un compositeur, un chef d’orchestre, un réalisateur de films maîtrisent des œuvres et cela semble évident. On va à la Philhamonie pour écouter de grands compositeurs, on va au Mudam admirer des artistes plasticiens, mais le public a-t-il cette même exigence vis-à-vis de l’architecture ? Pour moi, la qualité doit se traiter de la même manière, il n’y a pas de demi-mesure.
Pourtant, plus qu’un écrivain ou un artiste-peintre, l’architecte a un certain nombre de contraintes qui limitent sa liberté créatrice : le budget, le programme de construction, le cadre normatif, la question du foncier…
…ce n’est pas seulement le foncier. Ce qui différencie l’approche d’un bâtiment considéré comme un bien immobilier, c’est la subtilité des mécanismes financiers sous-jacents. J’ai enquêté pour comprendre ces relations, notamment en m’engageant dans un organisme professionnel comme Luxreal, où je peux discuter du bâtiment en tant que produit financier avec des gérants de fonds et des investisseurs. La problématique financière peut devenir le point de départ d’une stratégie artistique. Certains artistes contemporains ont mis en scène l’influence de la finance sur leur propre pratique, comme Hans Haacke ou plus tard Damien Hirst dans un registre moins critique. Tous les grands architectes ont intégré des logiques économiques dans le développement de leur carrière. Ce sont des points de vue différents sur le même objet, même si l’architecture est actuellement dans l’ombre des discours financiers et techniques. On parle beaucoup d’écologie en ce moment, mais on en parle surtout en termes de construction, de normes et de technologie. Comment faire pour qu’une tradition artistique de l’architecture puisse se renouveler aujourd’hui ?
Avez-vous une idée de comment faire ?
L’architecture, comme les grands arts bourgeois que sont l’opéra ou la musique symphonique, est un art de commande. Dans cet ordre d’idées, au Luxembourg il serait intéressant de poser la question de l’autonomie de l’architecture. En parlant d’autonomie, je n’entends pas une sorte de carte blanche déconnectée du réel et des demandes sociales. Plutôt la qualité particulière d’œuvres dotées d’une personnalité profonde, d’une biographie attachante, d’une généalogie singulière. Comment faire une architecture de commande qui soit autonome, qui puisse revendiquer des valeurs propres à une tradition architecturale ? Un moyen de faire cela, ce sont les grands concours publics qui bénéficient d’une véritable visibilité, avec des jurys professionnels. Mais cette commande-là est par définition assez rare. Une autre manière de donner naissance à des œuvres architecturales autonomes est celle du « commanditaire éclairé ». On peut se demander d’où viendrait aujourd’hui au Luxembourg une commande qui serait concernée par l’architecture en tant que discipline autonome ? Il y a des exemples, mais en l’absence d’une tradition académique ou d’un « grand public » intéressé au-delà des milieux professionnels, ce sont des individus qui portent ces valeurs, qui deviennent leur propre institution. Ce sont par exemple des auteurs qui ont développé une écriture et une certaine éthique. Leur autonomie, ils l’ont construite eux-mêmes.
L’architecture fait partie des attributions du ministère de la Culture, qui pourtant, y consacre très peu de moyens financiers – à part une subvention pour le Luxembourg Centre for Architecture / Luca et le soutien financier du pavillon luxembourgeois à la biennale de Venise – et l’inclut peu souvent dans ses stratégies politiques, sinon sous l’angle de la protection du patrimoine bâti. Est-ce que les architectes cherchent ce lien, se voient-ils comme secteur culturel ou économique ?
Ce qui caractérise la scène architecturale luxembourgeoise par rapport à celles des principales métropoles européennes, c’est le fait qu’il n’y ait pas de distinction tranchée entre le milieu culturel et le milieu des affaires. Le milieu de l’architecture au Luxembourg n’est pas clivé selon un axe gauche/droite ou public/privé ou encore selon l’opposition entre une culture académique et une réalité opérationnelle. Dans d’autres pays, le public des musées peut visiter des expositions monographiques d’architecture moderne et contemporaine. On peut faire une carrière en participant principalement à des concours organisés par des maîtres d’ouvrages publics et en enseignant à l’université. Ici, de telles distinctions ne sont pas encore opérantes. Et ce n’est pas forcément un problème. C’est bien que des passages se fassent au Luxembourg, entre des positions artistiques et pragmatiques. Le marché nous force à être capables d’adopter des points de vue différents. Mais cela ne facilite pas l’émergence dans le paysage d’authentiques œuvres d’architecture.
Est-ce que l’arrivée d’un enseignement universitaire en architecture, pas le lancement d’un master à l’Uni.lu il y deux ans, n’a pas changé la donne ?
C’est une merveilleuse opportunité. Mais ce n’est que le début, il faut soutenir les efforts de ces professeurs et de ces étudiants venus des quatre coins du monde. C’est une expérience académique formidable et très innovante. L’enseignement, les conférences, les publications – c’est exactement ce qu’il faut.
Lors d’une conférence, vous avez récemment parlé des liens affectifs des gens avec l’architecture, le fait que les habitants, les utilisateurs, mais aussi les simples passants s’attachent à un bâtiment. C’est probablement ce qui explique qu’il y ait toujours autant d’opposants à la démolition d’immeubles qui faisaient « landmark » – il y avait même des gens qui regrettaient la disparition de l’ancien centre Hamilius, pourtant ni particulièrement ancien, ni particulièrement esthétique…
L’architecture, en tant que discipline artistique, a pour vocation de transformer les choses en personnes. Les œuvres d’architecture sont des objets-personnes, tout simplement. C’est la différence entre une simple marchandise, à laquelle on attribue une valeur d’échange, et une œuvre d’art dotée d’une personnalité unique et qui acquiert de ce fait des droits plus ou moins inaliénables.
L’objet-personne est un concept utilisé par les sociologues, notamment par Nathalie Heinich, et surtout par des ethnographes qui étudient, dans certaines cultures extra-européennes, le fait que des maisons soient considérées comme des membres de la famille. Dans nos cultures, cela peut correspondre aux liens d’attachement qui font qu’une maison où l’on a vécu acquiert une identité unique et non négociable. Il s’agit d’une forme d’anthropomorphisme. Ceci dit, l’attachement peut être remis en cause quand il s’agit de revendre la maison. C’est un autre contraste que l’on peut constater entre l’architecture et l’immobilier : le fait de construire ou de rénover une bâtisse et de faire des choix pour qu’elle soit le plus liquide possible sur le marché immobilier tend à rendre celle-ci interchangeable et impersonnelle. Ces statuts d’objets peuvent évoluer avec le temps : un bâtiment peut passer du statut de personne singulière à l’état de chose dégradée et anonyme – on peut le démolir, quand il n’y a plus aucun lien.
L’autonomie de l’architecture dont vous parlez : de quoi émerge-t-elle ?
Le caractère propre, la personnalité unique, autrement dit l’autonomie d’une construction, émergent d’une enquête. Au XXIe siècle, on ne peut plus se baser sur des cadres prédéfinis pour construire. On doit enquêter au départ, de manière réaliste. Dans une communauté locale, au cœur d’une organisation, plein de choses se passent sur le terrain… Je prône le fieldwork, c’est là que peut s’écrire la dimension artistique contemporaine de l’architecture. Un bâtiment se nourrit de la curiosité de ses concepteurs.
Au Luxembourg, il y a en ce moment une évolution qui veut que, sous la pression du marché et de la demande, il faut construire beaucoup et très vite, des logements notamment. De nouveaux quartiers poussent autour de la capitale. N’est-ce pas à l’opposé de ce soin que vous attribuez à la conception architecturale idéale ?
Luxembourg est une agglomération fascinante qui est en phase de métropolisation accélérée. Cela se manifeste notamment par les nouveaux panoramas et skylines que proposent des quartiers comme la Cloche d’Or ou le Kirchberg, qui sont autant d’expressions frappantes de la ville néolibérale. Pour qui a connu la ville il y a quelques décennies à peine, ces quartiers comportent une dimension fictionnelle et même utopique par le contraste qu’ils provoquent avec les quartiers adjacents et les liens qu’ils tissent avec les imaginaires géopolitiques et cinématographiques des grandes villes mondiales.
Ils sont construits là où il n’y avait pas d’habitants. C’est ce qui les rend tellement efficaces : le développement peut s’y faire de manière très concentrée. Un petit nombre de personnes conçoivent en un temps record de grands volumes d’urbanité. C’est un aspect parfois inquiétant de la ville contemporaine : le contrôle de la forme urbaine et de son développement par un nombre réduit d’acteurs – les communes, les organismes paraétatiques et quelques promoteurs.
Ces quartiers à l’esthétique internationale et au style néo-moderne ne risquent-ils pas de demeurer des spectacles en quête d’un public, parviendront-ils à susciter l’attachement qui est le signe des grandes œuvres ? Je ne sais pas ce qu’en pensent les nouveaux habitants et les visiteurs. J’espère que la population s’appropriera rapidement ces lieux neufs et les investira de récits et de cultures inattendus. Les opportunités sont énormes, ces nouveaux paysages sont ceux dans lesquels grandissent et rêvent nos enfants. Je ne pense pas que les villes mythiques de nos imaginaires occidentaux modernes, comme Manhattan ou San Francisco, aient été les produits d’un idéal social-démocrate de participation urbaine : des promoteurs ont érigé ces gratte-ciels, et ce sont parfois devenu des décors exceptionnels. Peut-être le Luxembourg est-il en train de devenir un incroyable décor métropolitain et vivons-nous tous dès à présent dans une gigantesque œuvre de fiction hyperréaliste.