Marché de l’art

Aux enchères

IM Pei et son épouse au Luxembourg, lors de l’inauguration du Mudam, en 2006
Photo: Martin Linster
d'Lëtzebuerger Land du 27.09.2019

Pas besoin d’être grand clerc en la matière pour connaître ou au moins deviner les préférences dans les arts visuels de l’architecte Ieoh Ming Pei. Ses réalisations le situent bien, dans une époque, dans un style, le Kirchberg n’y fait pas exception. C’est l’art moderne, à son apogée au milieu du siècle dernier, moment également où Pei a commencé sa collection personnelle ensemble avec son épouse Eileen Loo. Et c’est dans ce sens qu’il a conçu les espaces, bien sûr pour d’autres formats quand il s’est agi de musées. L’orientation est la même, telle qu’elle figurait innocemment, abusivement, dans les rapports de notre ministère de la culture des années 1980, nonobstant le manque d’une collection, malgré le défaut d’argent. Lui fera qu’on restera spectateur aux enchères de la collection de l’architecte, et puis à quoi bon acheter un tableau, tout seul, il honorera juste le souvenir du maître.

Ieoh Ming Pei est décédé le 16 mai dernier, cinq ans après son épouse, après 72 années de mariage, lui était âgé de 102 ans. Décès, en l’occurrence, des fois divorce ou dette, voilà pour les faits qui conduisent la plupart du temps à la dispersion d’une collection. Les héritiers s’en débarrassent, ceux de Pei, toutefois, gardent pour le moment les tableaux et dessins de Calder. Sont mis en vente une soixantaine de peintures, œuvres sur papier et sculptures. Dont l’estimation au total s’élève à plus de 25 millions de dollars.

De l’art moderne donc, et comme il n’est que normal, né à Canton en 1917, Pei est passé au milieu des années 30 aux États-Unis, a toujours eu un lien très fort avec l’Europe et la France en particulier, un pont y est jeté, elle réunit artistes occidentaux et orientaux. Et dans ce sens, il existe comme un alter ego, Zao Wou-Ki, bien représenté, notamment par un tableau encore figuratif si l’on veut, des oiseaux sur fond végétal, qui date de peu de temps après l’arrivée de l’artiste chinois à Paris, et est estimé à 832 000 dollars. Somme largement dépassée, avec une estimation de 4,8 à 6,1 millions, pour un grand format ultérieur, de 1970, et de suite reconnaissable.

Christie’s y va très fort avec cette vente, les œuvres ont commencé déjà à être exposées, aux mêmes endroits où auront lieu les enchères, New York le 13 novembre, Hong Kong le 23, et l’on finit par Paris le 3 décembre. Et bien sûr que les lots proposés correspondent parfaitement aux différents continents, aux différentes villes (bien que les enchères ne se fassent pas nécessairement sur place).

Côté américain, les œuvres phares sont deux tableaux de Barnett Newman qui datent tous deux de 1950 et font partie de la même série de l’artiste de l’expressionnisme abstrait : Untitled 4 et 5, champs de couleurs dans une somptueuse verticalité, estimés à 8 et 5 millions. Alors qu’à Paris, la vedette revient à Jean Dubuffet et une peinture extraite du cycle Hourloupe, La Brouette, de 1964, puzzle bien brinquebalant assemblé de pièces striées comme d’habitude chez cet artiste (estimation à 350 000 à 550 000 euros).

Une sculpture plus ancienne, de 1925, de Jacques Lipchitz, né en Lituanie, naturalisé français puis américain, mérite une mention : L’Homme à la guitare, d’esprit cubiste comme le voulait son temps, atteignant à une belle synthèse des formes, droites, ondulées ; on voit sur une photo, leur mobilier Bauhaus, la sculpture au fond. À regarder d’autres vues de leur intérieur, avec les œuvres aux murs ou réparties dans l’espace, on ne peut que se dire que Pei avait bien raison que les bons artistes aient besoin de bons clients. Eux en étaient. Pour la suite, après les enchères, c’est ouvert. On ajoutera volontiers que la phrase ne vaut pas moins pour les bons architectes.

Lucien Kayser
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