À Mersch, Rives de l’Alzette sàrl, une joint-venture entre Cepal et l’entrepreneur Marc Giorgetti, projette de construire un millier de logements sur les 17 hectares de l’ancien Agrocenter

Nouvelle (agri)culture

d'Lëtzebuerger Land du 02.08.2019

« Imposant et gracieux à la fois, il s’élève du complexe de la gare, un symbole de l’assurance des agriculteurs et de leurs capacités d’adaptation aux attentes du temps »1, dit la légende sous une photo du nouveau silo à Mersch dans le Bauerekalenner de 1960. Un reportage-photo y revient sur l’historique de la construction, du premier coup de pelle, le 10 février 1958, jusqu’à l’inauguration solennelle en novembre 1959. Un ecclésiastique en grand apparat y bénit l’installation devant une assistance endimanchée essentiellement masculine, assise dans la future Kärenhal, la salle de réception des grains. Le Luxembourg compte alors quelque 21 000 exploitations agricoles, dont plus de la moitié font moins de deux hectares, et le CSV, traditionnel parti du monde rural, a fait 45 pour cent aux législatives de 1954. L’Agrocenter, dont les silos à grains en béton hauts de 55 mètres constituent le cœur, n’a pas été construit par hasard à Mersch, au centre du pays : il devait être facilement accessible de partout. Ces petits agriculteurs s’étaient organisés après la guerre, en 1944, dans la Centrale Paysanne, représentation syndicale dominant alors le paysage politique dans le Centre et le Nord, au même titre que les syndicats ouvriers dans le Sud industriel. La Cepal, la société de gestion de son patrimoine, fut fondée en 1955 et sera le maître d’ouvrage sur cet ancien site industriel acquis un an plus tôt.

De cette fierté d’antan il ne reste en 2019 qu’un paysage ravagé. Les engins de démolition de l’entreprise Baatz sont à l’arrêt durant le congé collectif ; d’un des deux anciens bâtiments hauts qui longent la gare, l’usine d’aliments pour bétail (Mischfutterwerk), il ne reste plus qu’un moignon. Baatz est arrivé sur le site en octobre 2018 et emploie jusqu’à trente personnes simultanément pour démonter 500 000 mètres cubes de bâtiments, soit les deux silos et quatre halles, dont l’ancien abattoir (qui a déjà disparu). Les ouvriers utilisent des matériels lourds : des pelles de différentes tailles, une grue, un bulldozer et un atelier de concassage. Outre la démolition des bâtiments, l’entreprise a en charge la dépollution du site, soit 25 000 tonnes de déblais. Sur sa page Internet, elle estime pouvoir achever ce chantier de sept millions d’euros d’ici juin 2020. Après les congés collectifs, elle attaquera le deuxième silo, celui dans lequel furent stockés les grains, avec une capacité de 36 000 tonnes au début, doublées en 1966.

À traverser le site à pied, on a un sentiment d’ambiance post-apocalyptique. En 20162, il y avait encore 1 965 exploitations agricoles au Luxembourg, qui, à quelques exceptions près, faisaient toutes plus de deux hectares, et le CSV est relégué sur les bancs de l’opposition pour la deuxième législature consécutive. À la fin du XXe siècle, le monde agricole s’était déchiré dans une interminable guerre intestine avec le FLB (Fräie Lëtzebuerger Bauereverband) : c’était le clan Mathias Berns contre le clan Roby Mehlen, le CSV contre l’ADR. Depuis le temps de ces déchirements, qui ont mené à une restructuration fondamentale de l’économie rurale, le calme est revenu. Face à des équipements vétustes qu’il fallait moderniser d’urgence et avec vue sur le potentiel énorme de ce site au centre du pays sur un marché immobilier en surchauffe, le conseil d’administration de la Cepal décide en 2006 de ne plus investir sur place, mais de transformer l’Agrocenter en projet immobilier. À l’image de ce que Luxlait a fait, relocalisant son usine au Roost et transformant son site historique de Merl en grand projet d’urbanisme de luxe, les différentes sections de l’Agrocenter quittent Mersch pour Perl en Allemagne (les silos de grains et fourrages) et Colmar-Berg (De Verband/Versis). Seules demeurent encore quelques activités sur le site en cours de démolition, qui se fait par phases : la Saatbaugenossenschaft (LSG) y gère encore les semences (son chantier à Colmar-Berg est en cours), Luxlait y produit encore des glaces et à l’entrée, un bâtiment administratif discret abrite les services de la Centrale Paysanne (qui continue à éditer l’hebdomadaire Lëtzebuerger Bauer et le Bauerekalenner annuel), de Cepal et de quelques sociétés proches ou affiliées, comme Agriplan (architecture), Agriconsult (conseils en comptabilité et finances pour agriculteurs) ou Delpa (fiduciaire).

Claude Pundel aime à descendre du premier étage et fumer une cigarette sur le pas de porte du bâtiment en observant l’activité alentour. Ce lundi, c’est calme, on n’entend que le bruit de la faucheuse d’un ouvrier qui nettoie les pelouses du foyer pour demandeurs de protection internationale voisin. Pundel a rejoint Agriconsult en tant qu’attaché de direction en 2007, après un passage chez Voyages Emile Weber ou à la commune de Wormeldange et des études de management à Strasbourg et en Angleterre. Depuis 2011, il est gérant de sociétés chez Cepal et, à ce titre, essentiellement à charge du projet de réaffectation de l’Agrocenter. L’homme est pragmatique : « Chaque chose en son temps – et l’époque de l’agriculture à Mersch est révolue », dit-il sans nostalgie aucune.

Depuis la décision du CA de Cepal, la reconversion avance pas à pas : en 2010, la Société de gestion du patrimoine de la Centrale Paysanne Cepal SA fonde la Sàrl Rives de l’Alzette, dont Pundel assurera la gestion. En parallèle, la commune de Mersch lance, en collaboration avec le ministère du Développement durable et des Infrastructures, une consultation rémunérée pour la reconversion de tout le quartier gare, que remporte le bureau d’architecture et d’urbanisme d’Aix-la-Chapelle Reicher Haase Associierte avec un projet misant sur les volumes compacts à élévation modeste, beaucoup d’espace public et de verdure et une place prépondérante accordée à la mobilité douce. Le nouveau Plan d’aménagement général (PAG) prend en compte leurs plans, Mersch déclarant prioritaire la zone qui longe les rails (donc celle des silos), une zone mixte urbaine destinée à accueillir logement, commerce et artisanat. Sur tout le site de quelque vingt hectares, dont 17 appartiennent à Cepal, il est prévu de créer un bon millier de logements pour entre 2 000 et 2 500 personnes – ce qui est énorme pour une commune de 10 000 habitants actuellement.

« Nous sommes une organisation luxembourgeoise, donc nous voulions réaliser un projet luxembourgeois ici », explique Claude Pundel. Cepal part donc à la recherche d’une société qui pourrait réaliser un tel projet d’envergure (il fait six hectares de plus que ce dont dispose l’aménageur Eric Lux à Esch-Terres Rouges) – et s’associe en 2017 à G-Finance, la société de Marc Giorgetti (qui rejoint Rives de l’Alzette Management Sàrl). La même année, la Sàrl crée une société à commandite simple éponyme, qui a pour objet social « l’acquisition, la gestion, la location et/ou la vente d’immeubles, ainsi que toute activité liée au domaine immobilier » et dans laquelle l’associé commanditaire Cepal verse les terrains de l’Agrocenter pour une valeur de 28,472 millions d’euros. « Nous agissons comme société de développement », explique Pundel, un peu comme l’est la société mixte Agora à Belval et à Schifflange, ayant donc à charge tout le processus, de la démolition et l’assainissement en passant par la conception et la construction jusqu’à la vente des logements, des bureaux et des commerces. La commune, soucieuse d’un développement homogène de l’urbanisme sur son territoire, développe le PAP (plan d’aménagement particulier), prévoyant les infrastructures et les gabarits jusque dans le détail et qui devrait être prêt d’ici la fin de l’année.

« On nous a toujours dit que nous n’aurions les autorisations de construire que si tout était démoli », se souvient Claude Pundel. Où « on » furent deux majorités politiques successives, sous Albert Henkel (DP) comme sous l’actuel maire Michel Malherbe (DP). Cette consigne politique et le fait que, contrairement au patrimoine industriel, il n’y ait pas de lobby pour le patrimoine agricole (à l’exception des innombrables fermes classées), a fait que les développeurs n’ont jamais considéré la sauvegarde d’aucun des bâtiments. Pourtant, il y a des exemples de reconversions réussies de silos en logements, comme ce projet du bureau danois Cobe (qui a remporté le concours à Schifflange) à Copenhague : il accueille 38 appartements dans des tours en béton de 17 étages. Mais ces reconversions se font alors à un prix souvent exorbitant au final.

En 2018, suite à une initiative privée en pleine campagne électorale pour les législatives, la Halle de livraison des grains (Kärenhal) avait été brièvement inscrite à l’inventaire supplémentaire des monuments nationaux par le secrétaire d’État à la Culture Guy Arendt (DP). Les aménageurs ont alors stoppé les travaux et se sont creusé les méninges sur une possible réaffectation – par exemple une halle de marché – avant que la classification provisoire soit annulée très discrètement après les élections et la halle démolie au début de 2019. La commune comme le développeur envisagent l’érection d’un monument pour le monde agricole et son importance historique durant soixante ans à Mersch, soit sur le site, soit sur un rond-point dans le village.

Alors que le gouvernement vient de ressuciter l’idée d’un Centre national de la culture industrielle (CNCI) dans le Sud, que les hauts-fourneaux ont été restaurés à grands frais en tant que monuments historiques à Belval et que les majestueuses halles à Belval, à Schifflange, aux Terres-Rouges ou à Differdange doivent être classées et intégrées dans les nouveaux quartiers en devenir, le quartier Rives de l’Alzette ne portera plus la mémoire de son ancienne utilisation. Seule une commande photographique lancée avec le CNA à Christian Aschman et d’autres projets de documentation permettront d’en reconstituer le passé. Mais peut-être que cela est aussi dû au pragmatisme paysan : les agriculteurs arrachent chaque année une culture pour en planter une autre au printemps suivant. La rotation est même vitale pour le succès de la récolte. Lorsque la pression sur le foncier est telle que la vente des terrains permet de remporter un multiple des gains qu’apporterait une culture agricole, le choix est vite fait. Et ce à l’échelle individuelle des paysans qui arrêtent l’exploitation et vendent le terrain, qu’à l’échelle plus grande du syndicat et de sa société de gestion du patrimoine.

1 « Wuchtig und anmutig zugleich ragt er aus dem Bahnhofkomplex hervor, ein Zeichen bäuerlichen Selbstbehauptungswillens und [ihrer] Anpassungsfähigkeit an die Erfordernisse der Zeit », traduction LL

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josée hansen
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