Destination tendance du moment, le Japon a le vent en poupe. Alors que le pays a enregistré un nouveau record d’affluence absolu au mois d’avril 2025, grâce à un Yen faible, au chant des sirènes de l’expo universelle à Osaka et à l’engouement toujours croissant pour la culture et la gastronomie japonaise, le gouvernement pose un objectif ambitieux : atteindre 60 millions de touristes étrangers par an d’ici 2030, soit un doublement en moins d’une décennie. Des voix, notamment dans l’ancienne capitale Kyoto, s’élèvent pour crier au surtourisme, alors que comparé à la France par exemple les chiffres restent largement inférieurs. Le Japon avec ses 124 millions d’habitants, reçoit toujours beaucoup moins de touristes que la première destination mondiale.1
Il n’y a pas si longtemps cependant, le pays du soleil levant était une destination plutôt réservée à des initiés, nippophiles et autres geeks. Ceci est d’autant plus vrai pour la période de l’entre-deux-guerres, quand bourgeois et intellectuels du vieux monde rêvaient d’un Orient exotique qui semblait leur promettre une escapade des spectres que le crépuscule de l’Occident avait générés avec l’avènement du fascisme et du nazisme. C’est l’époque où Hermann Hesse publia Siddharta (1922) et Die Morgenlandfahrt (1932) pendant que Henri Michaux relatait son voyage vers l’Est dans Un barbare en Asie, paru en 1933 (« Quand je vis l’Inde, et quand je vis la Chine, pour la première fois, des peuples, sur cette terre, me parurent mériter d’être réels. »).
Dans ce cadre s’insèrent les deux voyages au Japon entrepris par Aline Mayrisch de Saint Hubert, mécène et femme de lettres, féministe et humaniste luxembourgeoise dont la vie et l’œuvre sociétale a fait récemment l’objet d’un éclairage particulièrement complet par Germaine Goetzinger2. Dans cette biographie, un chapitre entier est dédié à la recherche spirituelle et aux voyages en Asie, dont un premier séjour au Japon en 1930 en compagnie de l’ami de famille Hugues Le Gallais et un deuxième en 1934 à l’occasion de la XVe Conférence internationale de la Croix-Rouge. En l’absence d’un carnet de voyage3, les étapes de ces deux périples peuvent être retracées grâce aux lettres qu’Aline Mayrisch a échangé notamment avec le savant et écrivain français Jean Schlumberger4 ainsi qu’à l’aide des photographies présentes dans le Fonds Aline Mayrisch au Centre national de Littérature à Mersch. L’itinéraire comprend bien évidemment les grandes villes comme Tokyo, Osaka, Kobe, et Kyoto mais aussi des destinations plus rurales comme Nara, les alentours montagneux de Tokyo (Nikko et ses temples), les stations thermales de Hakone et Miyanoshita dans la région du Mont Fuji, la préfecture de Mie avec le rocher dit « des mariés » de Meoto Iwa, les îles de Shikoku, avec la ville de Takamatsu et son fameux jardin Ritsurin, et de Kyushu, avec les villes de Hizen et Nagasaki ainsi que l’extrémité ouest de Honshu, avec Shimonoseki. Il s’agit là d’un parcours touristique qui traduit bien la volonté d’Aline Mayrisch de retrouver « l’ancien Japon » en allant au-delà de la ville de Tokyo où résident la plupart des étrangers et de ses contacts, ville qui avait été reconstruite en un temps record « à l’américaine » à la suite du terrible tremblement de terre du Kantô en 1923 et qui lui inspira ces mots: « …une capitale où l’ancien Japon n’existe plus que par îlots (parcs, résidences et quelques temples) et où le reste reflète toute notre déroute actuelle, greffée sur la leur. »5
Au fil de son séjour, l’image idéalisée que la voyageuse s’était forgée à travers ses lectures et rencontres en Europe laisse place à une prise de conscience plus réaliste : « Certes l’ancienne culture japonaise finit, elle ne portera sans doute plus de fruits de l’espèce de ceux qu’elle a portés, mais ces fruits ne sont pas tous desséchés encore. »5
Il convient de noter que ce chant du cygne face à la modernisation, et donc l’hégémonie culturelle occidentale, n’est nullement l’apanage d’intellectuels étrangers, déjà nombreux à visiter le Japon au début du vingtième siècle. On retrouve ce sentiment de perte face à un changement inévitable, mais peut-être trop rapide, dans les écrits de l’écrivain Natsume Soseki – qui avait fait des études en Angleterre et en était revenu revenu aliéné – et de son contemporain Junichiro Tanizaki, connu en Occident surtout pour un petit livre devenu culte, L’éloge de l’Ombre (paru en 1933), centré sur la beauté subtile et la profondeur spirituelle de la culture japonaise traditionnelle, face à une modernisation galopante qui risqua de l’effacer. Le sujet semble traverser les décennies, car beaucoup plus récemment, c’est l’auteur américain Alex Kerr, résident au Japon depuis sa jeunesse et fin connaisseur de sa culture traditionnelle, qui publia Lost Japan (1993), l’éloge nostalgique d’un Japon qui fut à une époque un sanctuaire de forêts verdoyantes aux villages préservés, un monde aujourd’hui pratiquement disparu aux dires de l’auteur. Fait intéressant, Kerr changea plus tard de perspective en publiant Hidden Japan - An Astonishing World of Thatched Villages, Ancient Shrines and Primeval Forests (2023) où il nous emmène à la découverte de poches de culture traditionnelle et d’écrins de nature immaculée qui résistent malgré tout, depuis les temps de Tanizaki.
Le désenchantement qu’éprouva Aline Mayrisch dans les années trente ne fût en tout cas pas total comme en témoigne cet autre passage d’une lettre adressée à Jean Schlumberger : « Rues du Japon. Charmantes petites maisons de bois, pareilles à des cages, serrées les unes contre les autres, cliquetis de socques de bois dans les rues, temples splendides et barbares parfois, d’une discrétion, d’une solitude émouvantes parmi les arbres gigantesques, dieux placides, inexorables et miséricordieux à la fois. »6
Elle trouva toutefois les temples bouddhistes tristes et à l’abandon, ce qui ne peut nullement surprendre car le bouddhisme fût banni depuis la restauration Meji en 1868, qui signifia la fin de l’isolement du Japon et son ouverture au monde et à la modernité, mais également l’avènement d’un nationalisme qui porta au désastre lors de la seconde guerre mondiale, sous les auspices d’un shintoïsme promu religion nationale au détriment du bouddhisme, système de croyance prétendument non-japonais, car originaire d’Inde, de Chine et de Corée : « Nara est triste et beau, une ville morte…[…] les temples sont délaissés. Ce sont des cultes presque morts. […] Ils ressemblent à ces antiques cryptomerias dont la pointe est morte depuis longtemps, mais dont les branches poussent encore et les racines s’agrippent puissamment au sol, impérieusement, jusqu’à ce qu’un taïfoun couche le tronc, que l’on découvre creux alors. »7
Au Japon, Aline Mayrisch s’attendait à trouver une alternative à la crise de la modernité qu’elle avait expérimentée en Europe. Son attente fût absolue : « …il faut que tout cela soit bien merveilleux et que cette expérience, si grave, me soulève et me sorte de moi-même… ». Elle pouvait compter sur ses contacts notamment au sein de la communauté francophone de Tokyo et s’entourait d’Orientalistes et d’intellectuels japonais éduqués à l’occidentale qui s’intéressaient aux traditions et à l’histoire ancienne ; ce qui ne manqua pas d’influencer son point de vue qui a été qualifié de distant et condescendant8 : « Les Japonais dans la nuit trottent sur leurs socques, sous de jolis arbres bien découpés, exactement mis à la place convenable. Quel peuple vertueux ! Patients, gais, courtois, tenaces, appliqués, minutieux, héroïques et dévoués, inlassables comme des fourmis, aimant la nature passionnément, plaçant très haut les valeurs esthétiques, discrets, sensibles et tendres…Pourquoi m’intéressent-ils un peu moins depuis que je les vois un peu mieux ? »9
Ce n’est cependant pas autant sur les Japonais que se porta l’attention primordiale d’Aline Mayrisch mais bien sur leur spiritualité. Traductrice vers le français des sermons du mystique chrétien Maitre Eckhart, Aline Mayrisch s’intéressa aussi aux écrits sur le bouddhisme et notamment le zen. Né en Inde sous le nom de chan, passé ensuite par la Chine, le zen met l’accent sur la méditation assise (zazen) et l’expérience directe de la réalité, cherchant à transcender le mental rationnel pour atteindre l’éveil. La discipline inhérente au zen et la simplicité et le dépouillement qu’il véhicule en fît la pratique spirituelle préférée des samurais et inspira de nombreux arts martiaux mais aussi des pratiques culturelles telles que la cérémonie du thé ou l‘art d’arranger les fleurs. L’étude du bouddhisme zen fût une des boussoles, notamment à la fin de sa vie, qui aidèrent Aline Mayrisch à appréhender les vagues à l’âme et états dépressifs qu’accompagnaient son existence. C’est à Kyoto, en 1930, qu’elle fît une rencontre dans ce sens qui manifestement la bouleversât : « J’attends surtout certaines révélations encore du Japon, où j’ai fait, avant mon départ pour l’Indochine, la connaissance d’un homme qui m’a beaucoup impressionnée, mi-saint, mi-savant, ou peut-être les deux entièrement. »10
Il s’agissait de Daisetz Teitaro Suzuki (1870-1966), un philosophe, essayiste, chercheur en sciences religieuses et pratiquant du zen qui enseigna alors à l’Université Otani de Kyoto. Suzuki avait fondé en 1921, avec son épouse américaine Béatrice Lane, une théosophe, la Société du bouddhisme oriental, dont la revue en anglais, The Eastern Buddhist, fût l’un des principaux périodiques d’études bouddhistes à l’époque. Les nombreux articles de divulgation signés par Suzuki ont été accueilli avec enthousiasme par les académiques anglophones ; ces articles, ainsi que ses Essays in Zen Buddhism (1927), œuvre qui figurait dans la bibliothèque d’Aline Mayrisch, l’ont rendu célèbre dans le monde entier. Vers la fin de sa carrière, avant de quitter ce monde en 1966 et alors qu’il eût émigré aux États-Unis où ses enseignements firent des prosélytes auprès des poètes de la Beat Generation autour de Kerouac et Ginsberg, Suzuki s’est intéressé au mystique chrétien Maître Eckhart, une passion qu’il partagea donc avec Aline Mayrisch. En absence de preuve écrite, on peut supposer que les écrits du mystique allemand ont pu être sujet de conversation entre Suzuki et Mayrisch au fil de leurs rencontres (dont deux sont documentées). Suzuki quant à lui a exploré les relations entre le zen et les écrits d’Eckhart dans son œuvre Mysticism: Christian and Buddhist (1957) dans lequel il défend la thèse de similitudes profondes entre le zen et l’œuvre d’Eckhart. Le zen, au-delà de sa nature religieuse en tant que secte du bouddhisme, est souvent vu comme un moyen de faire l’expérience directe de la réalité ultime de soi-même. Le zen utilise en effet un langage du soi qui fait abstraction du « bagage religieux » et il n’est pas rare de nos jours de rencontrer des prêtres chrétiens ou des athées qui sont adeptes du zen. Thomas Merton, moine catholique du vingtième siècle qui a écrit de nombreux ouvrages sur la vie intérieure, a déclaré que le zen « revient, autant que possible, à la base pure, non articulée et non expliquée de l’expérience directe... de la vie elle-même ». Les principes du zen apparaissent ainsi d’une simplicité déroutante en privilégiant une pratique corporelle par rapport à une intellectualisation et un détachement du soi source de toutes les souffrances. Une approche qui exerça sans aucun doute une fascination irrépressible sur Aline Mayrisch : « Cher Jean…Savez-vous quel est le problème que je crois avoir résolu ? Celui d’un détachement de soi, qui n’entraîne pas le détachement des autres, l’indifférence aux autres, et puis celui de l’unicité, de la supériorité absolue de n’importe quel instant présent, sur aucun de ceux qui l’ont précédé ou vont le suivre. Vous allez rire de ces évidences, mais elles représentent pour moi une conquête très difficile. »11
Qu’a donc tiré Aline Mayrisch de son expérience japonaise ? Vers la fin de son deuxième séjour, en novembre 1934, elle passa quelque temps dans la station thermale de Miyanoshita, dans la région du Mont Fuji. L’ambiance automnale et l’isolement des lieux contribuèrent à son état d’âme qu’elle rapporta dans une lettre à Jean Schlumberger : « Mon grand regret est de n’avoir pu trouver ici le recueillement espéré, mais la saison n’est pas propice et trop de démons me guettent. »9
Le départ du Japon fût accompagné d’une humeur subtilement plus optimiste : « J’ai quitté Kobe avant-hier soir, après trois mois – non, deux gros mois – de Japon « forcé». Ils ont été très durs et je ne le regrette pas car j’ai fini par avoir le dessus de moi-même et des circonstances. Et, en sortant de ce trou infernal, je me suis aperçue que j’étais un peu plus haut – et plus loin – que quand j’y suis sombrée. […] »12
Plutôt que de fulgurantes révélations spirituelles, c’est la réalité d’un Japon soumis à de profonds bouleversements sociétaux et culturels qui frappa Aline Mayrisch en lui renvoyant l’image d’une Europe qu’elle a fui. Un antagonisme entre tradition et modernité, perte de valeurs et préservation de poches de résistance qui frappe les visiteurs de l’archipel nippon encore aujourd’hui, presque cent ans après les voyages d’Aline Mayrisch et sa tentative de combler les vides d’une vie trop remplie et par là éminemment moderne.