Le temple Enryaku-ji, situé sur le Mont Hiei qui surplombe Kyoto, l’ancienne capitale impériale, appartient au bouddhisme Tendai. Comme les adeptes du bouddhisme Shingon, ceux du bouddhisme Tendai croient que, grâce à des rituels ascétiques extrêmes, on peut atteindre l’éveil dès la vie terrestre. La discipline ascétique privilégiée par les moines du temple Enryaku-ji consiste en de longues marches (environ 32 kilomètres) dans la montagne, menées au pas de course sur un parcours fixe qui ne comporte pas moins de 255 stations auxquelles le moine doit s’arrêter pour prier, chaque station possédant sa prière dédiée. Le départ de la marche a lieu vers une heure de la nuit et il faut entre sept ou huit heures pour effectuer le parcours entier. Le moine répète ces marches pendant cent jours consécutifs. La forme extrême du rituel s’étend sur sept années. Après la cinquième année le moine doit entamer une redoutable période de neuf jours de jeûne absolu et sans sommeil, pendant laquelle, assis en position de lotus, il doit répéter cent mille fois le même mantra. S’il survit à cette épreuve, il entame ses deux dernières années durant lesquels il doublera le nombre de ses marches (passant donc de cent à 200 jours successifs). À terme, il aura parcouru plus de 40 000 kilomètres (soit l’équivalent du tour de la terre). Rares sont ceux qui réussissent à arriver jusque-là, et le Mont Hiei est parsemé de tombes de moines morts en chemin ou lors de la période de jeûne et de privation de sommeil.
Yamabushi, La sagesse des montages de Robert Weis est consacré au shugendô, un ensemble de rituels ascétiques, dont les pratiques des moines du mont Hiei sont une des formes les plus extrêmes. Le shugendô est une discipline syncrétique qui combine des éléments du chamanisme des origines, du shintoïsme – la religion animiste nationale du Japon – et enfin, dernier venu, le bouddhisme, en particulier les sectes ésotériques Shingon et Tendai. Il se définit par les lieux où il se pratique, à savoir les montagnes sacrées qui sont les demeures des esprits divins tout en étant elles-mêmes des êtres animés, par le but qu’il se donne qui est d’amener le pratiquant à s’unir à la nature, ainsi que par les moyens utilisés pour y parvenir. Ces moyens consistent pour l’essentiel en des pratiques physiques extrêmes, telle la marche forcée à travers la montagne, mais aussi la méditation en position assise sous une chute d’eau ou encore la marche sur des braises. Elles aboutissent à des états modifiés de conscience permettant au pratiquant de se défaire de son moi (et de tout souci de soi) et de fusionner avec la nature sacrée de la montagne. Le nom porté par disciples du shugendô est aussi le titre de l’ouvrage de Weis : yamabushi : « Ceux qui dorment dans la montagne ».
Le shugendô est révélateur d’une conception des rapports entre l’homme et la nature – et par extension entre la culture et la nature – qui est très différente de celle qui prévaut en Occident. Les deux domaines ne sont pas mutuellement exclusifs comme chez nous. Ce sont plutôt les deux faces d’une même réalité fondamentale qui dépasse l’homme et embrasse tout l’univers. Si la nature est de part en part animée et spirituelle – donc culturelle –, la culture de son côté atteint son développement ultime dans sa fusion avec la nature.
L’ouvrage de Weis fait prendre conscience au lecteur de manière très concrète de la profonde altérité de la civilisation japonaise. Car Yamabushi ne développe pas une analyse abstraite de la doctrine du shugendô. Il s’agit d’un récit de voyage – enchanté et enchanteur – à travers ses différents hauts lieux, à la rencontre de ses pratiquants actuels, qui vont des salarymen à la recherche d’une pause momentanée dans leur vie professionnelle envahissante ou des retraités à la poursuite d’une hygiène de vie capable de les sevrer de l’addiction à la bienséance sociale, à ceux, plus rares, pour qui le shugendô est devenu le but et la valeur ultimes de leur vie, en passant par des étrangers, essentiellement occidentaux, à la recherche d’un accomplissement de soi qu’ils désespèrent de trouver dans leur culture d’origine.
Le récit de Weis privilégie ce qui constitue l’attrait premier de toute littérature de voyage réussie : permettre au lecteur d’entrer dans un monde qui lui est inconnu, à travers son immersion dans l’expérience au jour le jour le jour du narrateur. L’auteur procède par petites touches au fil de ses pérégrinations, ce qui lui permet d’esquisser une vision nuancée de la réalité du shugendô. Il fait la part belle à l’expérience des personnes qu’il rencontre et à ses interactions avec elles, faisant entrer les lecteurs de manière progressive dans un mode de vie peu connu hors du Japon. En Occident ,on a tendance à identifier le Japon au bouddhisme zen, donc à une doctrine et une pratique de méditation fortement intellectualisées. Le shugendô, qui privilégie la voie de la dépense physique, reste encore largement inconnu, sauf des sportifs de l’extrême (tels les marathoniens). Un des points forts de l’ouvrage réside dans la manière dont il réussit à montrer à quel point le shugendô puise aux sources les plus profondes et originaires de la culture japonaise.
Dans les premières pages de son ouvrage, Weis donne à entendre de manière discrète que son voyage à la rencontre des yamabushi fut aussi pour lui une manière de surmonter un désarroi existentiel lié à des moments difficiles dans sa propre vie (la période du covid, mais aussi maladie de sa compagne amenant le couple à devoir faire une croix sur leur désir d’enfant). Il laisse entendre au lecteur, qu’à la source de sa volonté de découvrir le monde des yamabushi, il y avait l’espoir de sortir transformé de cette expérience. Parfois on aimerait qu’il nous en apprenne davantage concernant les effets sur sa propre vie de son immersion (même brève et partielle) dans les pratiques du shugendô. Mais de tels développements d’ordre méditatif auraient peut-être fait éclater le format du récit de voyage.
Bien que Weis expose clairement la chronologie et la géographie de ses pèlerinages aux différents lieux canoniques du shugendô, une carte précise des différentes étapes de son périple aurait été la bienvenue. On ne peut que conseiller aux lecteurs qui ne connaissent pas bien le Japon de consulter internet afin de s’orienter plus facilement dans la géographie des pérégrinations de l’auteur. Ils pourront en profiter pour jeter un coup d’œil sur les photos et vidéos associées aux différents lieux concernés. Ils y découvriront la beauté et le mystère des paysages montagneux, des forêts et des temples, que Yamabushi décrit avec une sensibilité si émue et si émouvante. p