Le très écouté lobbyiste industriel René Winkin place le gouvernement devant ses responsabilités en marge de la crise ukrainienne, de la transition énergétique et face au nucléaire, notamment

« Dans une pénurie virtuelle »

René Winkin lundi dans son bureau à la Chambre de commerce au Kirchberg
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 01.04.2022

Plus que jamais dans un contexte de déstabilisation profonde du marché de l’énergie, dont il est spécialiste, René Winkin incarne « the Voice of Luxembourg’s industry », slogan de la Fedil dont il est le secrétaire général depuis 2006. Face au Land lundi après-midi dans son bureau rue Erasme, « le lobbyiste le plus écouté par le gouvernement », selon les termes de l’ancien patron des patrons Nicolas Buck, juge « anachronique » la posture politique de l’exécutif sur le nucléaire, car sans lui l’Europe, dont le Luxembourg dépend en la matière, connaîtrait une faillite énergétique. Explications sur ce qui crée la crise et les moyens d’en sortir.

D’Land : Monsieur Winkin, vous participez pour le patronat aux discussions tripartites. Vous êtes bien placé pour savoir que les considérations énergétiques remontent très haut dans le débat public.

René Winkin : Cela a commencé avec la crise du Covid-19 et toutes les interruptions de la chaîne d’approvisionnement. L’économie tangible a relativement gagné en importance. Il était considéré comme normal de bénéficier d’une énergie bon marché et en abondance. On ne s’en souciait plus. Mais vous êtes ici dans une fédération qui avait toujours eu l’énergie très haut à l’ordre du jour à cause de la transition énergétique, même avant la libéralisation les marchés. Ce sujet on le voyait donc venir. Les prix ont même flambé avant le début de la guerre en Ukraine. Mais la menace que cesse une partie des approvisionnements sur lesquels beaucoup de pays européens comptent replace le sujet en haut de la pile .

Partagez-vous l’avis selon lequel, plus que jamais l’économie luxembourgeoise, risque de devenir victime de la dépendance énergétique du Grand-Duché ?

À part sur quelques produits agricoles, vous pourriez dire que le Luxembourg est dépendant pour toutes les importations.

Le Luxembourg ne souffre-t-il pas aujourd’hui du dumping environnemental, avec un prix de l’énergie bas, grâce auquel il a attiré des entreprises ?

La question de fond, c’est l’efficacité du marché européen. S’il y a des problèmes d’approvisionnement énergétique, est-ce que la première réaction des États européens sera de bloquer les exportations vers les pays voisins ? Pour échapper à ce risque, le Luxembourg devrait bâtir une infrastructure un peu comme une île. Or, nous sommes intégrés aux réseaux énergétiques européens. Le réseau électrique, par exemple, est régulé par l’Allemagne et d’ailleurs une installation à Vianden, sur territoire luxembourgeois, fait partie de ce système. Ces choses sont tellement interconnectées qu’il est trop difficile d’ôter un élément du jeu.

On peut ne pas l’envisager par juridiction, mais par catégorie d’utilisateurs alors…

Cela fonctionne comme ça. Dans les plans de délestage sur le gaz, on va d’abord regarder dans l’industrie pour déterminer qui retirer comme consommateur important avant de dire aux ménages qu’il n’y a plus de gaz. Cette cascade existe bien. En Allemagne, ils se préparent à une éventuelle coupure du gaz. Ça pourrait être un mélange entre retirer quelques grands consommateurs et donner des instructions aux utilisateurs pour limiter la consommation. C’est un travail de préparation. Il faut que des plans de délestage du réseau existent. Les acteurs concernés n’ont pas attendu la crise pour le préparer, là les travaux préparatoires sont affinés. 

Quelles entreprises pâtissent le plus aujourd’hui de la hausse des prix de l’énergie ?

De façon générale, ce sont les industries en haut des chaînes d’approvisionnement des métaux et des produits minéraux (ciment, verre,…), plus la plasturgie ou encore les datacenters. Chaque industrie a un peu sa particularité. Si vous prenez l’exemple de Guardian (manufacture de verre, ndlr), sa particularité tient au fait que si l’entreprise lance un four, celui-ci tourne pendant quinze ou vingt ans. Pendant cette période vous avez une petite marge de manœuvre sur le volume de production, mais vous ne pouvez pas éteindre le four au risque de perdre tout l’investissement. Donc si un groupe comme Guardian a plusieurs fours en Europe, un four en fin de vie peut être retiré. Là le hasard fait que ce four est au Luxembourg. En attendant un redémarrage et que la situation se normalise. 

Les employés sont au chômage partiel ?

Ils auraient été en chômage partiel de toute façon, car cela prend quelques mois. Mais l’avantage de cette décision est que cela déleste beaucoup le réseau de gaz luxembourgeois. Le désavantage est qu’on a arrêté la production d’un matériau, le verre, pour lequel il y a une forte demande : les rénovations de bâtiments, l’amélioration des performances énergétiques avec le triple vitrage, etc. L’architecture moderne requiert beaucoup de verre. Le marché est là. Les capitaux pour investir dans la construction sont là. Mais cette industrie a connu une progression telle de son coût de revient qu’elle n’arrive pas à le répercuter immédiatement sur les prix de vente. 

Pourquoi pas ?

C’est la même chose que pour l’acier dans la construction. Quand vous décidez de construire, vous avez un budget. On achète jusqu’à un prix déterminé et on ne fonctionne pas avec un index pour le prix du verre, un index pour le prix de l’énergie, un index pour le prix de l’acier. Normalement une fluctuation sur ces produits est amortie par le producteur, mais maintenant, l’ampleur est telle que si l’industrie demande le vrai prix pour continuer à gagner un peu d’argent, le constructeur qui a eu le marché pour le chantier ne peut pas s’aligner.

Quelle est l’amplitude de l’augmentation ?

D’abord il faut comprendre qu’un industriel peut avoir acheté en 2020 ou début 2021 une partie de son énergie consommée en 2022. Là le gaz coûtait 15-20 euros. Aujourd’hui il coûte 100. Il est monté à 150. C’est fois dix environ. Celui qui a acheté pour vingt euros ne voit pas de problème. Celui qui achète spot a ressenti fin 2021 la différence de prix. 

Ceux qui souffrent sont ceux-là …

Oui et dans une moindre mesure ceux qui achètent, par exemple, un tiers de leurs besoins pour trois ans tous les ans. Ceux qui ont acheté en 2020 et 2021, c’est bon. Le tiers qu’ils achètent spot, c’est un autre monde. L’achat d’énergie dépend moins du secteur que de la tradition d’entreprise. Pour la masse des entreprises, vous entendez moins de doléances sur l’augmentation des prix du gaz et de l’électricité parce que la plupart achètent les produits standards d’Enovos, si l’on peut ainsi dire, composés d’éléments achetés bien avant la crise. En 2022, les prix ont augmenté mais pas dramatiquement. Mais il faut être conscient que cette année-ci, pour Enovos ou un autre fournisseur, il faudra acheter pour 2023. Ce sont surtout les grandes entreprises qui ont une politique d’achat. Celui qui a acheté un tiers chaque année serait tenté de produire deux tiers de sa production habituelle avec son gaz bon marché pour vendre à des prix acceptables. Pour le dernier tiers, soit il trouve quelqu’un prêt à acheter au prix fort, soit il décide de ne pas produire. Il est important de garder ces entreprises en production, car il y a une demande à servir. Nous plaidons pour des mesures de soutien ciblées à ces industries car nous privilégions le maintien de la production au chômage partiel.

L’État s’est engagé à aider les entreprises confrontées à des difficultés…

Oui, mais ces aides ont été très très ciblées. Ceux qui ont acheté leur gaz avant ou ceux qui ont pu répercuter la hausse du prix de l’énergie sur le prix de vente n’ont pas besoin d’aide. On parle d’entreprises qui subissent et qui n’arrivent pas à la répercuter. Donc, ce qu’on a discuté longtemps ici ces dernières semaines avec les ministères et ce que la Commission a également mis sur la table mercredi passé, c’est un système où l’entreprise doit subir une hausse de son prix de l’énergie qui dépasse de 200 pour cent le coût moyen de 2021. La partie qui dépasse les 200 pour cent est éligible à raison de 70 pour cent dans la mesure où cela a engendré une perte d’exploitation, mais le subside ne doit pas excéder 80 pour cent de cette perte. Une cascade de conditions dessine un fort ciblage. Ce n’est pas une aide par secteur. L’entreprise doit prouver cette situation. 

Du point de vue de la justice sociale n’est-ce pas un peu abject ? Voici encore une collectivisation des pertes alors que le citoyen-consommateur subit déjà l’inflation.

L’alternative serait un arrêt de productions indispensables. Ce qui aggraverait la situation des pénuries de produits et alimenterait l’inflation. Le phénomène de l’inflation galopante, nous le constatons depuis l’été 2021 avec les interruptions dans les chaînes d’approvisionnement avec le fameux exemple des semi-conducteurs. Les entreprises qui ont souhaité s’assurer la sécurité de leur approvisionnement ont dû payer beaucoup plus cher. Certaines de ces hausses de prix ne sont pas encore arrivées au consommateur final. La crise ukrainienne est un catalyseur. Il s’agit de retrouver un équilibre entre offre et demande.

Est-ce qu’on peut imaginer poursuivre l’achat de gaz à la Russie à l’avenir comme si de rien n’était ?

Est-ce qu’on peut raisonnablement ne pas acheter à la Russie ? Tout dépendra un peu de l’issue du conflit en Ukraine. Est-ce que la Russie va se comporter de telle sorte qu’il ne sera plus du tout acceptable de faire commerce avec elle.

On ne part pas déjà du principe qu’on tourne le dos à la Russie de Poutine à long terme ?

Pour le moment il y a trois issues possibles : La Russie coupe le gaz et il faut être capable de gérer. L’Europe décide de couper parce que la Russie dépasse les bornes et qu’on ne peut plus justifier le transfert de cet argent. Le conflit se résout de manière positive entre l’Ukraine et la Russie… et là il faut voir comment l’Europe se positionnerait.

Comment évoluerait le prix de l’énergie si le conflit devait s’arrêter le mois prochain ?

Les prix devraient baisser. Dans les prix vous avez l’élément risque d’interruption. Le gaz russe afflue. Pourtant les prix sont où ils sont. C’est la même chose pour le pétrole. Nous sommes aujourd’hui dans une pénurie virtuelle. Cela pousse les gens à s’approvisionner et fait augmenter les prix. 

Mais il y a une pénurie virtuelle à long terme !

Oui et c’est ça qui a poussé les prix déjà beaucoup plus tôt : une sortie trop rapide des énergies traditionnelles et une entrée trop lente dans les nouvelles formes d’énergie. L’exemple allemand le montre parfaitement. L’Allemagne a du retard dans le développement des énergies nouvelles, pourtant elle a gardé son calendrier de sortie du nucléaire… du coup elle revient un peu sur son calendrier de sortie du charbon, vu le contexte. Dans la toute dernière ligne droite, la Belgique a prolongé le nucléaire faute de solution de rechange au gaz. En France, on a moins ces discussions, car le nucléaire est un élément stabilisateur. D’ailleurs la France met même le nucléaire au profit de son industrie et de ses ménages en leur garantissant en partie son coût de revient assez bas. Une possibilité que nous n’avons pas car nous ne sommes pas producteurs.

La production énergétique du Luxembourg sur sa consommation est autour de sept pour cent. Il n’y a pas de plan pour devenir autonome ?

Cela ne ferait pas de sens. Nous sommes intégrés dans un système européen tourné vers les renouvelables. Nous pensons que décarbonisation signifiera électrification : soit via l’hydrogène, soit via l’électrification directe des processus de production qui aujourd’hui tournent majoritairement au gaz. Il faudrait briser la relation entre le prix du gaz et celui de l’électricité. Aujourd’hui, le prix de l’électricité est déterminé par son coût marginal. Le prix du marché correspond à celui de la dernière centrale qui tourne pour garder le système d’électricité stable. Normalement il s’agit d’une centrale au gaz qui entre dans la boucle en cas de besoin. Elle achète à ce moment-là du gaz et du CO2 selon le principe des quotas. En général, pour un MWh d’électricité, on évalue le tarif minimum à celui de deux MWh de gaz plus le CO2, en gros le coût variable d’une centrale de gaz (et on ne parle même pas encore de son coût de construction) : si vous avez un prix du gaz de 120 euros, ça fait 240 plus vingt de CO2, cela amène le prix à 260 euros pour l’électricité. Difficile d’exiger qu’un industriel qui consomme du gaz à 120 euros le MWh passe sur l’électricité qui coûte 260 euros. Par contre, on voit qu’un MWh qui sort d’une éolienne ne pourrait coûter que 90. 

Qu’est-ce qu’on attend alors ?

Aujourd’hui, les producteurs d’énergie renouvelable vivent une situation de windfall profits (bénéfices exceptionnels, ndlr). Leur prix de revient, quasi fixe, tourne autour de 90, pas 240 ou 300 voire 400. Quand le marché atteint ces valeurs, ces centrales gagnent beaucoup d’argent. Le problème, c’est qu’elles ont besoin de ces 90 euros sur le long terme. Pendant longtemps, quand le prix de l’électricité s’établissait à 40, elles avaient besoin de 90. Donc on leur a garanti ce prix. L’idée est aujourd’hui d’investir dans un parc d’éoliennes, pas nécessairement au Luxembourg, mais dans des conditions meilleures. Pourquoi ne pas garantir à un investisseur que, peu importe les conditions, on lui achète l’électricité à 90 euros. Il a son business plan qui fonctionne. Il sait que son électricité sera écoulée quel que soit le prix du marché. Derrière on sait que cette électricité, ne lui coûtera jamais plus que ce prix-là. Après pour le consommateur, il faut acheter de l’électricité pour les moments où l’éolienne ne produit pas. Là on a besoin d’intermédiaires. Mais c’est ce qu’on appelle les long term power purchasing agreements (LPPA). C’est une voie que nous sommes en train d’étudier avec le ministre de l’Énergie.

Pourquoi au niveau ministériel, avec Claude Turmes ?

Parce que si ce parc d’éoliennes se trouvait au Danemark, par exemple, il faudrait s’assurer que cette partie d’énergie renouvelable soit imputable au Luxembourg, parce qu’elle est destinée aux acheteurs-consommateurs luxembourgeois. Tant que le gaz reste très cher, par une telle manœuvre, on peut briser la relation entre le prix du gaz et le prix de l’électricité. C’est un préalable pour électrifier l’industrie.

Quelle organisation privilégier ?

Un industriel luxembourgeois ou un intermédiaire pourrait prendre une tranche de X pour cent dans un grand parc maritime. A priori ça se couvre par l’argent privé. Si le prix du marché de l’électricité baisse à nouveau, en dessous des 90 euros, l’industriel peut regretter d’avoir acheté à ce prix-là… mais étant donné que son achat contribue à la couverture des renouvelables au Luxembourg, il y aurait quand même matière à négocier avec le gouvernement pour donner une valeur à cette contribution. On pourrait imaginer une sorte d’assurance qui fonctionnerait dans les deux sens. C’est ce qu’on appelle le contract for difference : s’il y a une différence entre le prix du marché et le prix d’une solution pour laquelle on a opté, il y a moyen de compenser.

Un mécanisme de redistribution…

Oui. Il existe déjà pour le développement des énergies renouvelables au sein du pays.. À l’époque de son lancement, l’État garantissait 300 euros et plus au photovoltaïque alors que le prix du marché tournait autour de quarante. L’État, via un fonds de compensation, donnait 260 euros pour votre photovoltaïque. Voilà le prix payé par le fonds Kyoto pour que le renouvelable se développe. Les accises entrent ici, en complément du prix payé par les consommateurs d’électricité. Maintenant cela s’est inversé : le prix du marché dépasse le prix du renouvelable. Vous entrez dans une autre logique. Le marché du fossile est très cher. Entre zéro et cette somme, vous avez un industriel ou des ménages qui cherchent un peu plus de certitudes, de stabilité et de décarbonisation. C’est ce que nous appelons la fuite en avant, elle même accélérée par un contexte de marché devenu presque intenable.

Ici Enovos devrait s’imposer pour coordonner ?

D’un côté, l’industriel veut un approvisionnement en électricité quand il en a besoin. De l’autre vous avez un parc éolien qui produit quand il tourne. Il faut mettre ces deux ensemble. C’est acheter des suppléments. Vendre quand il y a trop. Oui cet intermédiaire pourrait être Enovos. C’est un acteur parmi d’autres. Mais dans la mesure où il s’agit d’un partenaire privilégié de l’État, ce dernier en étant actionnaire, et qu’il convient de montrer à l’industrie la direction… Ce serait possible avec un autre acteur de l’énergie. Mais sur le marché luxembourgeois, il n’y en pas des dizaines.

Qu’est ce qui se profile ?

Je préfèrerais commencer à exercer le modèle avec un autre projet moins lointain que le danois souvent avancé par le ministre et qui présente un potentiel très intéressant, mais malheureusement pas immédiat. Cela pourrait être un projet beaucoup plus proche de la réalisation, même un qui existe déjà en biomasse. Là aussi, il convient de ne pas mettre ses œufs dans le même panier. Peut-être que des industriels comme ArcelorMittal ont leur propre initiative. Vous avez bien vu les projets de la sidérurgie pour se décarboniser. Ils sont très intensifs en électricité avec les fours électriques, mais demain ils veulent convertir les hauts fourneaux en installations fonctionnant à l’hydrogène pour produire le zero carbon steel. Cela exigera des quantités énormes d’hydrogène : je suppose qu’un industriel de ce type se pose la question de son rôle là-dedans. Est ce qu’il va être acheteur et subir le prix de l’hydrogène ou est-ce qu’il veut devenir acteur dans cette chaîne de valeurs ? Aujourd’hui, ArcelorMittal détient des mines pour le minerais et le charbon. En fonction de la réponse de ce genre de groupe, vous aurez potentiellement, à côté des Enovos, des industriels qui vont s’intéresser à la production d’énergie renouvelable en Europe ou en dehors. C’est clairement la direction dans laquelle on se dirige. Avec ou sans le conflit en Ukraine, il faut s’attendre à ce que, avec la transition, l’énergie coûtera plus cher que ce qu’on a connu ces dernières décennies.

C’est la fin de l’abondance énergétique telle qu’envisagée par Jean-Marc Jancovici, un supporter du nucléaire, dont les propos ont eu les faveurs de la présidente de la Fedil Michèle Detaille. Est-ce que la Fedil soutient le recours au nucléaire ? Un tabou politique…

La Fedil sait qu’elle n’a pas à convaincre le Luxembourg de changer son opinion. Car on n’aura vraisemblablement pas de centrale nucléaire au Grand-Duché demain. On véhicule toutefois le message suivant : vous pouvez avoir cette opinion, par contre soyez conscients que vous vous faites servir par des voisins qui comme la Belgique et la France produisent et exportent grâce au nucléaire. Si on veut se faire servir, il faut peut-être se montrer discret par rapport aux signaux qu’on donne aux pays voisins.

Croyez-vous que cette conscience rend le gouvernement réticent à déposer un recours à la Cour de justice de l’Union européenne contre la décision de la Commission d’inclure le nucléaire dans la taxonomie verte ?

À l’heure où l’on parle, ce serait presque un anachronisme. La Commission a proposé dans sa taxonomie verte le gaz et le nucléaire… on voit que ces deux éléments nous aident à aller vers notre but de la transition énergétique. On voit, chiffres à l’appui, qu’on ne peut se passer du nucléaire de si tôt. Puis il y a ce besoin énorme en hydrogène. Si les Français insistent dans le nucléaire, ce n’est pas pour empêcher le développement du renouvelable, mais parce que ces centrales peuvent produire de l’hydrogène et alterneront en fonction des besoins entre l’hydrogène et l’électricité. La France, par tradition, est un peu plus méfiante vis-à-vis des approvisionnements venant de l’étranger. Elle mise sur le nucléaire comme élément d’un système dans lequel on a besoin de beaucoup plus d’électricité car tout sera plus électrifié. Si on ne veut pas que tout l’hydrogène soit importé par voie maritime avec toutes les difficultés géopolitiques ou techniques (de stockage par exemple), cela peut être une solution. On sort trop rapidement des formes d’énergies traditionnelles par rapport à la vitesse à laquelle on adopte les nouvelles formes. Selon cette équation vous ne pouvez pas sortir du nucléaire sans booster le charbon à outrance. On a décidé de l’objectif de réduire de 55 pour cent les émissions d’ici 2030 parce que les scientifiques ont dit que c’est ce qu’il fallait faire. La politique a bien fait. Mais elle ne s’est pas donné les moyens. La nouvelle donne ? Le gaz russe manque alors que les Allemands comptaient dessus pendant les décennies où ils sortent du charbon et du nucléaire. Nous sommes trop lents dans le renouvelable. Le gaz russe va compenser ? Cette équation-là est à risque. 

Est-ce qu’il faut se tourner vers d’autres régions du monde… sachant que les pays riches en hydrocarbures ne sont pas très fréquentables…

Vous avez donné la réponse. Pour le gaz, il y a peu de producteurs. En Europe, on devrait se demander si on n’a pas abandonné trop vite les gisements chez nous, comme en Norvège. Selon les objectifs de Paris, nous avons au moins 28 années d’approvisionnement en énergies classiques à gérer d’ici 2050.

L’énergie redevient un argument de compétitivité. Une entreprise ne sera-t-elle pas plus encline à s’installer en France parce qu’elle y sera certaine d’y bénéficier d’un approvisionnement énergétique stable et bon marché ?

Aujourd’hui la réponse serait oui.. Mais, à long terme, la réponse à la question de l’autonomie requiert un traitement européen. Si, au sein du marché intérieur, chacun conduit sa propre politique énergétique dans une logique nationale cela risque de mettre en péril l’Europe, construite sur l’union du charbon. Les questions de la suffisance et de l’autonomie devront être abordées sur le plan européen. Avec ses décisions au niveau de la taxonomie, la Commission européenne a réagi à un risque de déséquilibre. Depuis la relance post-covid, on ressentait cette friction. Dans notre tête, il y a l’objectif irréfutable de la décarbonisation. Mais il faut trouver des énergies satisfaisantes pour y parvenir sans trop de heurts.

Le nucléaire est la variable d’ajustement…

Il en est une. Il permet de donner une réponse à un développement rapide de la production d’hydrogène, combiné avec la nécessité de garder un réseau électrique stable. La France le voit ainsi. Idem dans certains pays comme la Pologne qui ont souhaité s’émanciper de la Russie pour ne pas être dépendant de son gaz.

Les questions énergétiques sont aujourd’hui moins discutées au ministère de l’Économie que dans le ministère ad hoc, dirigé par un écologiste. Est-ce moins facile de se faire entendre pour l’industrie luxembourgeoise ?

Oui c’était plus évident quand la politique énergétique faisait partie du ministère exerçant la politique industrielle. L’importation de l’électricité ou du gaz était peu discutées. Une fois la sécurité et la qualité de l’approvisionnement acquis, on limitait les coûts indirects : le Luxembourg était un territoire intéressant pour l’industrie. Cela a toujours été un élément de la politique industrielle. Le fait que l’État contrôle Creos permettait de connecter rapidement des nouvelles zones d’activité. On ne calculait pas pendant cinq ans si c’était rentable ou non de tirer l’électricité vers la zone puisque de toute façon il faut tirer l’électricité. De ce point de vue, il est clair que se tourner vers une seule entité était un avantage. Mais assurer l’accès au renouvelable et l’agenda de la décarbonisation, en général, sont quand même des terrains de prédilection de Claude Turmes (déi Gréng). Il connaît ses interlocuteurs. Il sait quelles solutions sont envisageables. Et il ne veut pas être un empêcheur. C’est sur ces qualités que nous misons. C’est un complice de cette fuite en avant vers le renouvelable. Il nous accompagne sur ce chemin. Son atout c’est sa motivation. Après, il y a ces sujets court terme et les aides sélectives à transposer, mais ce sera plutôt au ministère de l’Économie.

Knauf et Fage n’étaient pas des symptômes de la détresse énergétique ?

Non parce que l’énergie n’était pas vraiment le problème. Sinon, le projet de data centre de Google à Bissen mériterait cinq fois plus une remise en question à cause de ses besoins en électricité. C’était un sujet politique de conception de l’industrie. Schneider était favorable mais perd les élections. Les verts étaient sceptiques. Ils gagnent les élections. Par après, ils se sont sentis plus forts pour taquiner le projet. Nous avons pris acte de ces jeux politiques, mais si cela arrive tous les ans alors cela nuit à l’image du Luxembourg. Un ministère attire l’investisseur et l’autre le pousse vers l’extérieur, alors que les études en vue d’une installation coûtent beaucoup et que l’investisseur perd son temps.

Vous mentionnez Google. Aujourd’hui ce serait beaucoup moins cher pour Google de s’installer en France d’un point de vue énergétique (et toutes choses égales par ailleurs)?

Cela dépend de la politique d’achat de Google. Ils ont, comme d’autres, tendance à vouloir prouver que leur énergie provient de source renouvelable.

Pierre Sorlut
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