Politique et tribunaux

Responsabilités

d'Lëtzebuerger Land vom 20.01.2000

Lors d'une des innombrables séances devant les juges ayant pour objet la guerre fratricide au sein de la Fep-Fit Cadres, un magistrat, visiblement exaspéré, a posé la question si le tribunal était le bon endroit pour clarifier la situation au sein de la Fep... Lorsque deux populistes de l'ADR insinuent qu'un ancien ministre n'a pas été très propre et qu'en le faisant juge à la Cour européenne des droits de l'Homme, le gouvernement a « de Bock zum Gärtner gemat » ; est-ce là un motif assez grave pour que Marc Fischbach este en justice contre les députés Gast Gybérien et Robert Mehlen ? Et si un syndicaliste accuse un autre syndicaliste : « (...) hei geet et ëm perséinlech Interesse vu Glesener a Co an dofir verkaafen se hir Memberschaft fir e Judasloun », est-ce une raison pour que Robert Weber, président du syndicat LCGB, soit cité en justice par le président du syndicat des employés de banque Aleba, Marc Glesener ? Surtout lorsque ses propos ont eu lieu avec, comme toile de fond, la dispute, concernant la représentativité nationale entre les deux « grands » syndicats OGB-L et LCGB et le trouble-fête autoproclamé Aleba ?

Certes, dans le cas de la Fep-Fit Cadres, l'héritage des structures du syndicat correspond à un pactole financier valant plusieurs dizaines de millions de francs, ne serait-ce qu'à cause du parc immobilier du syndicat des employés privés. Qui guidera la Fep-Fit Cadres, gérera la fortune - une des, sinon la raison pour laquelle les deux camps jouent la partie de façon très serrée et se portent devant les juges. Leur action ne saurait apparemment pas trouver sa légitimité ailleurs. D'accord, Fischbach a dû encaisser dur lorsque l'ADR l'a pris en ligne de mire. Les propos de Gybérien et Mehlen n'étaient effectivement que les derniers actes d'une campagne politique entamée depuis longtemps, où l'ADR a délibérément joué l'homme. Mais un ministre, en voie de devenir juge à la Cour européenne des droits de l'Homme à Strasbourg, a-t-il pour autant besoin d'entamer un procès pour voir sa réputation blanchie. Surtout lorsqu'il demande, au lieu du franc symbolique, 75 000 francs de chacun des deux protagonistes pour le dommage moral subi ? Et s'il est vrai, dans l'affaire Glesener contre Weber, que le président de l'Aleba a été attaqué personnellement, ne possède-t-il pas d'autres moyens pour se défendre que de traîner son adversaire devant les tribunaux ? La liste n'est pas exhaustive, d'autres affaires, comme celle entre le ministre Michel Wolter et le Journal p. ex., trainent toujours.

L'affaire de la Fep repose sur l'incapacité des dirigeants d'interpréter les statuts de la structure qu'ils dirigent. Le dialogue direct entre les protagonistes étant devenu impossible, le juge est resté le dernier refuge pour que justice « leur » soit faite. À la limite, et vu sous cet angle, l'appel aux juges comme arbitre neutre, interprétateur des règles du jeu, peut être considéré comme légitime. Mais lorsque l'affaire et le comportement des intervenants devant la justice frôlent le ridicule, cette sorte d'arbitrage devient contre-productif, car elle altère la confiance dans le monde politico-syndical. L'impression prévaut que des personnes qui sont destinés à guider, à posséder un pouvoir décisionnel délégué par des électeurs, sont incapables de régler leurs conflits entre eux.

Cela vaut aussi pour les deux autres affaires. Trouvant leur origine dans la diffamation et la calomnie, elles sont dans l'ère du temps. Le « pc », le « politically correct » s'est imposé, aussi en politique. Surtout en politique, lorsqu'il s'agit de communiquer vers l'extérieur. Toute déclaration doit être bien pesée, toute initiative bien ficelée, pour rester dans le domaine de l'« acceptable ». À la plus petite dé-viance, l'inacceptation se décline par l'indignation et les poursuites judiciaires deviennent quasi incontournables. Alors, pour vivre tranquille, on s'aligne, mais d'un autre côté, il est hors de question d'encaisser : le recours à la sentence de la justice devient le meilleur moyen de contre-attaque.

Il s'ensuit que de plus en plus, les débats - qui sont ou plutôt étaient aussi des disputes politiques - doivent être tranchés par la justice. Un exercice périlleux pour les magistrats, car le domaine politique ne connaît pas - outre l'immunité des mandataires  - de textes précis déterminant les bornes à ne pas dépasser. Le monde politique est régi par un ensemble de règles non écrites, mais implicitement appliquées. Normalement, il revient à l'électeur de sanctionner si ces règles sont bafouées.

Mais la confiance en l'électeur décroît, il est soupçonné de suivre de plus en plus facilement les sirènes populistes. Un état des choses qui est loin d'être nouveau, une frange d'ailleurs large de l'électorat a toujours été tenté par le populisme simpliste. Si les « élus » ont aujourd'hui cette impression, c'est aussi à cause du rôle amplificateur des médias. Ceux-ci véhiculent, aussi bien en ce qui concerne les messages (et malveillances) proférés par les intervenants politiques que des procès engagés, des informations qui pour la plupart du temps sont présentées sans fournir les explications nécessaires. Une fâcheuse habitude qui est toujours plus répandue. L'explosion du nombre des médias et ainsi l'accroissement de la concurrence y est pour beaucoup. Mais la multiplication des supports d'informations provoque de même la répétition presque sans fin d'une même nouvelle à laquelle il sera dès lors impossible d'échapper. La publicité du fait initial et du litige s'ensuivant atteint une ampleur inconnue jusque-là.

Il ne faut cependant pas attribuer toute la responsabilité aux médias. La disparition du débat politique fondamental, que l'on observe depuis quelque temps, fait en sorte que lorsque ces débats réapparaissent, à l'image de la dispute autour de la représentativité nationale des syndicats, le jeu des attaques politiques ne prend plus, tellement il est tombé dans l'oubli. Un seul écart, et la massue du procès tombe. Le LCGB l'a remarqué à ses dépens, tout autre syndicat aurait pu se retrouver dans la même situation.

Simultanément, l'excès, du moment où il semble être banni, peut devenir un merveilleux instrument pour se frayer son chemin vers la popularité. Que celle-ci soit positive ou négative importe peu. Ce qui importe, c'est de sortir du lot, de se positionner en dehors du cadre conventionnel. Ce principe est propre à la politique, mais le moment où l'on dépasse l'entendement consensuel n'est encore jamais si rapidement arrivé.

Les possibilités de défense sont multiples. Soit on encaisse, soit on s'avance sur le terrain de l'adversaire pour le contrer, soit on este en justice. Aux juges de mesurer le degré de l'insulte, l'intention de nuire etc. Mais en fin de compte, ester en justice, pour grave que soit le motif, correspond à un aveu d'échec. L'incapacité, ou le refus de prendre soi-même une décision fait agir le supposé lésé de la sorte. Cette incapacité de prendre une décision s'observe de plus en plus en politique.

Il est ainsi devenu courant qu'avant de prendre une décision, le gouvernement, voire le Parlement - le pouvoir législatif - se fient à une ou des études réalisés indépendamment par des tiers. C'est selon leur argumentation que seront finalement prises les décisions. Cette façon de se défaire de sa responsabilité est d'ailleurs très favorisée par la société civile qui ne cesse de réclamer audits et expertises, croyant par là pouvoir effectuer un contrôle sur les politiques.

Cette dérobade devant la responsabilité, aussi politique, a trouvé un de ses paroxysmes dans le recours qu'ont effectué l'Aleba et le patronat des banques devant la juridiction administrative. La juridiction administrative est une nécessité dans tout État démocratique pour soustraire le citoyen à l'arbitraire du pouvoir. Mais parce que l'ancien ministre du Travail, Jean-Claude Juncker, n'a pas osé prendre une décision dans le dossier de la représentativité quémandée par l'Aleba, les juges doivent actuellement non seulement se prononcer sur l'interprétation à donner à la législation en question, mais sont simultanément impliqués dans un processus purement politique dans lequel ils risquent de devenir l'outil de l'Aleba. Cette dernière provoque actuellement les refus ministériels, ce qui lui donne alors l'occasion de procéder à des recours.

Lorsque l'ancien ministre de la Justice, Marc Fischbach, a présenté, en 1995, « sa » grande reforme de la justice, il a parlé d'une société où le recours à la justice pour régler ses comptes est devenu la règle. S'il n'y a a priori pas de mal à cela, le fait que le troisième pouvoir est de plus en plus appelé à la rescousse pour trancher des débats à caractère politique donne matière à réflexion.

marc gerges
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