Passer les faits à la moulinette pour déterminer les responsabilités dans la fraude internationale à 50 milliards de dollars commise par l’ancien gourou de Wall Street, Bernie Madoff. À Luxembourg, la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) dit avoir ouvert une enquête, qui devrait permettre, si elle est menée jusqu’au bout, de remonter la « chaîne des responsabilités » sur le plan local, déboucher probablement devant la justice pénale et faire l’étalage au grand jour d’un système de commissionnement bien huilé dans lequel tout le monde trouvait jusqu’alors grassement son compte. Il n’y a pas d’ailleurs que les responsables d’UBS Luxembourg, la banque dépositaire – et même gestionnaire pendant un temps – de trois fonds d’investissements représentant quelque deux milliards de dollars (Luxalpha, Lux Invest et Groupement financier, ce dernier relevant d’un seul investisseur institutionnel), ayant attiré les investisseurs dans le club « Madoff », qui auront à s’expliquer sur l’affaire. Le rôle des réviseurs rentre aussi dans le champ des investigations de l’autorité de contrôle, et accessoirement aussi celui des cabinets d’avocats (la CSSF n’est pas compétente pour cette profession) qui ont conseillé des fonds d’investissement, où les intervenants – gestionnaires, dépositaires, conseillers ou auditeurs – semblent s’être contentés de jouer les caisses enregistreuses, ce que précisément la réglementation luxembourgeoise, inspirée de la directive européenne, proscrit.
UBS Luxembourg, les réviseurs, les avocats étaient-ils de simples « boîtes-aux-lettres », derrière lesquelles se cachaient, à travers d’autres écrans de fumée comme la société Access International Advisors LLC puis sa filiale luxembourgeoise Access Management Luxembourg s.a. (AML) – intervenant pour la première comme simple conseiller du gestionnaire puis gestionnaire pour la seconde, à partir de la fin de l’année 2008 – , les sociétés US de Bernie Madoff. Lequel n’avait pas le droit de mettre en Europe, faute de licence, son génie supposé du rendement au service des investisseurs privés.
Le personnage, qui a toujours étonnement le sourire vissé sur le museau, a fini par être démasqué. Déjà en 2001, certains doutaient de sa probité et subodoraient la fumisterie. Lorsqu’il était d’ailleurs interrogé sur les ingrédients de son succès, Madoff s’en sortait avec une pirouette, comparant son alchimie financière à la formule du Coca-Cola, qui ne vaut que parce qu’elle est toujours restée secrète.En tout cas, Luxalpha, pour ne citer que ce fonds d’investissement, faisait partie, dans les classements internationaux, des fonds d’investissement parmi les plus performants de sa classe d’actifs. Ce qui explique sans doute que les investisseurs se sont précipités pour en souscrire des parts. Le produit relevait de la classe « monétaire dynamique ». C’est dire si les investisseurs qui y ont succombé pensaient mettre leur argent dans un produit plutôt « bon père de famille ».
UBS Luxembourg, banque dépositaire, agent de transfert et gestionnaire, avant de confier cette dernière mission à la société de gestion AML, dont l’un des responsables, Thierry Magon de la Villehuchet, s’est suicidé à New York peu avant Noël, assurait de ce fait la « surveillance » du fonds. Dans la réalité, les membres du conseil d’administration, parmi lesquels l’ancien patron d’UBS Luxembourg, passé désormais associé chez Ernst [&] Young (la même firme qui était chargée d’auditer Luxalpha) et un des membres fondateurs de l’association luxembourgeoise des Compliance officers (officine chargée de donner des leçons de gouvernance dans la gestion collective), ainsi que ses gestionnaires journaliers, n’auraient fait que valider en sous-main des décisions prises par Bernie Madoff, qui ne disposait pas d’autorisation en Europe.
En échange de ce montage de « pur décor juridique », les commissions étaient plantureuses : 60 points de base minimum, ce qui est beaucoup, même à Luxembourg, et jusqu’à deux pour cent pour le fonds Luxembourg Investment, dont le Land s’est procuré le dernier rapport de gestion arrêté au 31 mars 2008. UBS assurait aussi une fonction multicarte dans Luxinvest : dépositaire, gestionnaire et administrateur du fonds. Difficile à ce titre de s’exonérer de sa responsabilité. Des clients exigent en tout cas d’être remboursés et Déminor évoque le dépôt de plaintes devant les juridictions luxembourgeoises, contre notamment UBS et des cabinets d’audit.
Le cas est un peu différent pour Luxalpha. Le fonds était-il devenu trop gros, victime de son succès, et le risque trop grand pour UBS Luxembourg pour en assurer toutes les fonctions ? Toujours est-il que le 10 décembre dernier, peu avant la révélation du scandale Madoff, la banque délègue la gestion du fonds d’investissement à AML, tout en restant son dépositaire. Ce contre lequel la CSSF n’a pas eu d’objections de principe, selon des informations de la presse, même si on peut s’interroger sur le rôle et la substance du gestionnaire luxembourgeois. L’un des principaux objectifs de la dernière directive européenne en date sur les fonds d’investissement était en effet d’éviter les délocalisations de l’épargne via les boîtes aux lettres, dans une optique de renforcement de la protection de l’épargne européenne. Ce fut d’ailleurs – et cela reste encore un argument des professionnels – un des chevaux de bataille de l’industrie luxembourgeoise de la gestion collective : que la banque dépositaire et le gestionnaire relèvent d’une même et unique juridiction – et, de ce fait, que ses fonctions ne soient pas « libéralisées ». L’argument tombe désormais à plat. D’ailleurs, le Parlement européen n’a pas retenu cette option dans l’examen de la réforme de la directive.
Contactée par les journalistes, la direction d’UBS en Suisse a fait dire, qu’en raison de cette délégation, la banque dépositaire ne se sentait pas de responsabilité vis-à-vis des investisseurs. Un communiqué du 2 janvier de la CSSF lui a rappelé le contraire, en égrenant presque mot pour mot le texte de la directive européenne et en accusant implicitement UBS Luxembourg, mais sans nommer l’établissement comme l’usage le veut au Luxembourg, d’avoir manqué à ses devoirs. « Lorsque les actifs d’un fonds sont déposés par la banque dépositaire auprès d’un tiers, souligne ce communiqué, ces dépôts se font sous la responsabilité de suivi et de supervision de la banque dépositaire ». Et le gendarme de la place financière de préciser que cette « responsabilité n’est pas affectée par le fait de confier à un tiers tout ou partie des actifs d’un fonds dont il a la garde ». En clair, pas question pour UBS de se défausser sur le tiers, fut-t-il naturalisé luxembourgeois. L’enquête, si elle prenait une dimension sur le plan pénal, devrait permettre de départager les responsabilités des uns et des autres.
La banque dépositaire est en principe le « gardien » du fonds, même si elle a fait signer à ses clients un document (que le Land a pu consulter) qui l’a déchargé de certaines responsabilités. C’est à bon droit que les interrogations fusent sur la qualité de cette supervision, d’autant que la comptabilité des entités Madoff se résumerait à trois classeurs. Maigrelet.
Comment la CSSF a-t-elle pu accepter, peu avant la révélation de l’affaire d’ailleurs, l’instruction selon laquelle la banque dépositaire déléguait la garde des avoirs à un seul sous-dépositaire, auprès duquel tous les avoirs du fonds furent placés ? Cherchez la diversification imposée par la législation sur la gestion collective, notamment les fonds relevant de la partie I de la loi de 2002 !
On le voit, l’affaire embarrasse au plus haut point les responsables de la place financière. D’autant plus que dans le conseil d’administration d’AML, apparaît le nom d’un ancien président de l’Association luxembourgeoise des fonds d’investissement (Alfi), responsable du département de la gestion collective auprès de la Banque Degroof Luxembourg, laquelle détient d’ailleurs une participation minoritaire dans la société. Il sera difficile désormais aux promoteurs de la gestion collective de vanter la qualité et le sérieux d’une localisation à Luxembourg plutôt que dans des juridictions exotiques.Remonter toute la chaîne des responsabilités qui mènent de la troisième avenue de New York, siège des sociétés de la galaxie Madoff, à l’avenue JF Kennedy au Kirchberg, siège d’UBS, et la rue Eugène Ruppert, quartier général de Degroof Luxembourg, en passant par Gibraltar, obligera certainement aussi à faire un crochet du côté de la CSSF. Son système de surveillance présente sans doute des points faibles. Celui notamment de s’appuyer sur l’autorégulation des opérateurs eux-mêmes. La commission de surveillance compte ainsi beaucoup sur le travail des réviseurs d’entreprise en amont de son contrôle. Le gendarme de la place financière ne peut sans doute pas tout voir d’une place financière qui a des dimensions qui le dépassent certainement.
« La place financière a évidemment à craindre pour sa réputation dans l’affaire Madoff », a admis mercredi, lors d’une rencontre avec la presse, Jean-Jacques Rommes, le directeur de l’Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL). À ses yeux, l’un des premiers soucis en termes d’image de marque découle de la position même de Luxembourg et de ses parts de marché dans la gestion collective (second marché dans le monde derrière les États-Unis). L’argument ne vaut pas tripette, car si le scandale touche le Luxembourg et risque de porter un coup à la réputation du produit UCIT « made in Luxembourg », c’est bien aussi parce qu’il y a eu des mauvais fonctionnements, voire des fautes de la part de certains de ses opérateurs. Les faits résistent difficilement à ce constat. Il est certain aussi que les principaux concurrents du Luxembourg s’amusent à jeter de l’huile sur le feu. À commencer par la France qui, avec une mauvaise foi incroyable, ne se prive pas de vanter la supériorité de ses produits de gestion collective par rapport à ses équivalents grand-ducaux, qui offriraient de moins bonnes garanties de sécurité pour les investisseurs.
Ainsi, au miro d’une radio française, le tout nouveau patron de l’Autorité des marchés financiers (AMF), Jean-Pierre Jouyet, qui fut aussi il n’y a pas si longtemps, secrétaire d’État aux Affaires européennes du gouvernement Fillon, a raconté que les fonds d’investissements luxembourgeois à passeport européen offraient de moindres garanties que les produits « made in France ». Ce que la CSSF s’est d’ailleurs empressée de corriger en invoquant à son secours la directive européenne qui est appliquée de la même façon d’un côté comme de l’autre de la Moselle.