Grand entretien avec le directeur du Statec, Serge Allegrezza, sur les inégalités, le capital, la croissance et les « facteurs de friction »

« Cet imaginaire que nous ferions tous partie d’une grande classe moyenne »

d'Lëtzebuerger Land du 28.09.2018

d’Land : En 2013, à la sortie de Le capital au XXIe siècle, vous regrettiez que, faute de données, une recherche comme celle de Thomas Piketty serait impossible à reproduire au Luxembourg. Est-ce lié à une culture du secret fiscal ?

Serge Allegrezza : Les données personnelles des contribuables ne sont jamais publiées, ni ici, ni chez nos voisins. Mais la France, le Royaume-Uni ou les États-Unis ont partagé leurs données avec la recherche. Des chercheurs comme Thomas Piketty ou Anthony Atkinson ont donc pu accéder à des données sur une période d’un siècle et demi dont l’exploitation intelligente leur a permis d’étudier l’évolution de l’accumulation du patrimoine. Au Luxembourg, il faudrait d’abord que la recherche ait un accès aux données fiscales. Il faudrait ensuite que celles-ci soient transformées de manière à ce que les chercheurs puissent les utiliser. Malheureusement nous ne savons rien sur l’état de ces archives. Nous ne savons pas si elles ont été gardées et, si oui, sous quelle forme.

Je suppose que vous avez fait des demandes d’accès auprès de l’Administration des contributions directes (ACD). Quelle a été leur réponse ?

Nous sommes actuellement en train de négocier une convention avec eux. Mais ces discussions progressent très lentement. Pour satisfaire nos exigences communautaires, notamment pour les comptes nationaux, nous avons besoin de données sur l’ensemble des recettes fiscales. L’ACD est prête à nous fournir des informations, mais uniquement sous forme agrégée et non sous forme de microdonnées. Or si nous revendiquons un accès à ces microdonnées, c’est qu’elles nous permettraient un calibrage avec les données issues de nos enquêtes. Pour l’instant, tout ce que nous savons sur le revenu et la fortune des ménages provient d’enquêtes menées par le Statec (pour le revenu) et par la Banque centrale (pour le patrimoine). 

Mais, étant données les exonérations d’imposition sur le capital, de telles microdonnées sur le patrimoine existent-elles ?

Même en cas d’exonération, l’administration doit déterminer si un revenu est imposable ou non. Les contribuables doivent donc déclarer un certain nombre de choses. Nous demandons de pouvoir faire un premier inventaire avec les informaticiens de l’ACD pour déterminer de quelles données l’administration dispose et quelle en est la qualité. Cela suppose évidemment une volonté ou un intérêt, tant de la part de l’administration qu’au niveau de la politique.

Cette volonté politique, la ressentez-vous ?

Non.

Dans une publication du Statec de 2015, l’économiste Gérard Trausch met en garde contre un retour d’une « société de rentiers et d’héritiers », notamment fonciers. Est-ce que vous partagez cette crainte ?

Cela rejoint l’analyse de Piketty : le rendement du capital est supérieur à la croissance. Aussi longtemps qu’il y avait une croissance forte et que celle-ci était redistribuée, le revenu des ménages augmentait, y inclus celui des catégories salariées. En période de croissance faible, par contre, l’accumulation du patrimoine va se concentrer dans un petit cercle, faisant naître la crainte d’une oligarchisation de la société. C’est ce qui est en train de se réaliser dans les grands pays autour de nous. Mais dans les discussions que j’ai pu avoir avec Piketty ou Atkinson, j’ai toujours soutenu la thèse qu’au Luxembourg, la croissance nominale était restée largement supérieure au rendement du capital. La période de croissance exceptionnelle a bénéficié à beaucoup de ménages qui ont acheté de l’immobilier.

Justement, quelle est la concentration du patrimoine immobilier au Luxembourg ? Le seul chiffre que j’ai pu trouver se trouve dans la Luxembourg Wealth Study conduite il y onze ans. On y lit que dix pour cent de la population détiendraient 80 pour cent des biens immobiliers autres que la résidence principale – donc des immeubles dont on peut tirer une rente locative. Y a-t-il eu d’autres études sur la question ?

En attendant les résultats de la nouvelle enquête de la BCL, les données les plus récentes sont de 2015. Elles décrivent une énorme concentration du patrimoine net, c’est-à-dire le patrimoine qui n’est pas grevé de dettes. Comme dans presque tous les pays, ce sont les déciles les plus favorisés qui détiennent l’essentiel du patrimoine. En juin, l’OCDE a publié une étude comparative sur le patrimoine selon laquelle le décile supérieur détiendrait à peu près cinquante pour cent du patrimoine net au Luxembourg. Les soixante pour cent les moins bien lotis, quant à eux, ne détiendraient qu’environ quinze pour cent du patrimoine. 

L’atavisme foncier de la haute bourgeoisie luxembourgeoise semble assez étonnant…

… Ou plutôt un peu décevant. Car un actif financier liquide permettrait d’investir dans des start-ups, des entreprises novatrices ou de grands projets. Investir dans la pierre, c’est vraiment ce qu’il y a de plus classique, de plus traditionnel. Mais depuis la crise financière tout le monde a compris que, dans les villes connaissant une forte expansion, les actifs immobiliers garantissaient des rendements sans risques bien supérieurs. Le Luxembourg en est un cas d’école.

Une des principales fissures sociales au sein de la société luxembourgeoise sépare propriétaires et locataires. Or, celle-ci n’est-elle pas surtout liée au capital d’ancrage ? Donc à la prédominance de l’héritage ?

Moi aussi, je l’ai longtemps cru. Mais croire ne suffit pas. Il faut aussi traduire une idée en hypothèse et la valider empiriquement. Or, d’après les enquêtes auprès des ménages, seulement trente pour cent du patrimoine des Luxembourgeois proviendrait d’un héritage. Comme dans les autres pays, l’héritage profite surtout aux plus fortunés. En fait, sur ce point, le Luxembourg se trouve en-dessous de la moyenne de l’OCDE. Cela m’a fait réfléchir, car je m’étais justement attendu à un pourcentage beaucoup plus élevé. J’ai toujours été convaincu – et cela doit certainement être vrai pour les catégories très fortunées – que la non-imposition de l’héritage en ligne directe contribue à ce que le capital continue à s’accumuler. Or, toutes les données dont nous disposons actuellement indiquent que le facteur héritage est surestimé comme facteur explicatif. La part de l’héritage dans un pays comme la France est ainsi plus élevée qu’au Luxembourg, alors même qu’il y existe, au contraire du Grand-Duché, des droits de succession en ligne directe. Mais tout cela reste spéculatif. Notamment parce qu’on travaille qu’avec des enquêtes. Il serait donc bien de pouvoir recourir à des statistiques administratives.

Imposer l’héritage en ligne directe reste un sujet tabou au Luxembourg. Alors que, des points de vue de l’égalité des chances, de la justice fiscale et de la lutte contre les tendances oligarchiques, cela devrait être un marqueur de gauche très clair.

Par principe, je suis pour un impôt sur l’héritage moralement équitable. Même si j’en pâtirai personnellement (rires). Étant donné l’espérance de vie, l’héritage vient aujourd’hui très tard, lorsqu’on a déjà fait sa vie. Il n’a donc plus l’importance qu’il pouvait avoir. Je me rappelle que dans les années 1990, le Conseil économique et social, à l’époque présidé par Romain Schintgen, avait plaidé pour un impôt sur la fortune mais avec un abattement pour la maison unifamiliale des parents. Ensuite il faut savoir que l’absence d’une imposition de l’héritage est un argument pour attirer les grandes fortunes. Du coup, cela risque de gêner…

L’idéal de justice fiscale semble se heurter à l’impératif de la compétitivité de la place financière. Que les résidents luxembourgeois en utilisent les possibilités, en payant très peu d’impôts sur le capital ou en passant par des fonds spécialisés pour défiscaliser leur patrimoine immobilier, est-ce une perte fiscale avec laquelle l’État doit vivre ?

Il serait bien d’évaluer ce que ces exonérations fiscales rapportent. Il faudrait comparer les avantages et les désavantages pour déterminer les avantages nets. Si cela ne rapporte pas grand chose, on est en droit de se poser des questions. Si cela rapporte beaucoup, l’idée serait de redistribuer l’argent. Du coup, l’État pourrait d’une certaine manière compenser le fait qu’il n’ait pas d’instruments pour prélever un impôt sur la fortune des résidents. Il y a matière à réflexion. Mais pour bien réfléchir, on a besoin de données.

Revenons un instant à l’immobilier ; quel regard portez-vous sur les propositions électorales ?

Je suis étonné de constater qu’il y ait très peu de propositions pour mettre un maximum de terrains sur le marché. Car les réserves foncières à valoriser sont conséquentes. Après, il est certain que les salaires devront être ajustés ; jusqu’à un certain point du moins, car il faut rester compétitif. Il y a quelques années, j’ai fait un exposé dans la Principauté de Monaco sur le bien-être. On m’y a expliqué que les Monégasques sont logés par l’État qui leur garantit un loyer fixe. La Principauté a décidé que les vrais Monégasques, qui représentent à peine dix pour cent de la main d’œuvre, ne peuvent habiter à l’extérieur du territoire. C’est un cas extrême, mais il m’a fait réfléchir sur ce qui pourrait arriver si jamais le Luxembourg continue à se développer de cette manière là. Je pense que les prix immobiliers seront à terme un des principaux freins à l’augmentation de la population.

Dans quel sens ?

Ce que nous n’avons pas encore analysé, ce sont les facteurs qui freinent la croissance, qui vont dés-inciter les gens de venir s’installer au Luxembourg. Par exemple le temps perdu dans le trafic ou les prix immobiliers qui ponctionnent le pouvoir d’achat. C’est ce que nous appelons « facteurs de friction ». Nous ne les connaissons pas bien puisque toutes nos projections ont été construites en partant des besoins économiques ; c’est-à-dire une croissance potentielle et les besoins en main d’œuvre pour que celle-ci puisse se réaliser.

Le « breaking point » en termes de trafic et de logement ne semble pourtant pas encore atteint…

Il y a deux écoles : On voit l’augmentation de la population, mais on entend également les entreprises qui se plaignent de ne pas trouver la main d’œuvre. S’il n’y pas assez de personnes qui se présentent sur le marché du travail, c’est qu’il y a un frein. Et n’oublions pas que l’Europe est en train de vieillir. Prenez notre voisin allemand dont la population va se contracter. Il n’y a que la France et la Belgique qui, pour l’instant, voient leur population augmenter.

Le Luxembourg pourrait donc être confronté à une sorte de « peak oil » frontalier...

On a profité de notre petite taille pour diriger des flux de main d’œuvre vers la niche du Luxembourg. Mais il est certain qu’on va sentir peu à peu le vieillissement européen et la phobie des migrations. La chasse aux talents en sera exacerbée.

On a l’impression d’une tripartition de la société luxembourgeoise : les « expats » hautement qualifiés ; les fonctionnaires luxembourgeois ; et les ouvriers immigrés. Cette image a-t-elle un fondement empirique ?

J’ai moi-même utilisé une fois l’image du sandwich : En haut, les étrangers qualifiés, au milieu les Luxembourgeois qui, en moyenne, ont passé le cycle inférieur du lycée, et en bas les étrangers et les ouvriers les moins qualifiés. Cela me paraissait une bonne image, mais je savais que si on m’avait demandé d’avancer des chiffres, j’aurais été très mal (rires). On a un peu perdu la tradition de l’analyse en termes de classes, de catégories socio-économiques. Au Luxembourg, on garde – peut-être à tort – cet imaginaire que nous ferions tous partie d’une grande classe moyenne. Que nous serions tous presque égaux, ni trop riches ni trop pauvres. Alors, oui, le Luxembourg n’est pas le Royaume-Uni ou les États-Unis. On n’est pas une société très inégalitaire, mais pas très égalitaire non plus. Pour l’inégalité des revenus, on est en-dessous de la moyenne de l’Union européenne ; pour l’inégalité du patrimoine net, on est en-dessous de la moyenne de l’OCDE. Mais on n’a pas beaucoup analysé comment se structure l’intérieur de la société. On dispose pourtant de nombreuses données, avec beaucoup d’informations sur le capital économique et le capital culturel, pour reprendre la typologie bourdieusienne. Mais je sens qu’on va toucher à une belle image, celle de l’intégration, de l’ouverture…

Entre mesurer la pauvreté et mesurer l’inégalité, il y a un choix – implicite mais très politique – : entre un modèle de charité ou de bienfaisance, et un modèle social-démocrate, de redistribution. Or, en calculant le taux de pauvreté relative, le Statec mesure en fait l’inégalité des revenus.

Ce choix fut pris en 2001 au Conseil européen de Laeken. Les chefs d’État s’y sont mis d’accord sur un set d’indicateurs pour mesurer quantitativement le « risque de pauvreté ». Ce dernier est défini par rapport au milieu de la société (la médiane). L’indicateur de pauvreté retenu par le Luxembourg est exprimé en nombre des personnes tombant sous ce seuil de pauvreté. Or, avec la forte augmentation de la population, le nombre de personnes en risque de pauvreté a explosé. Le gouvernement n’était nullement obligé de choisir cet indicateur. D’autres pays ont fait un choix différent. Il aurait très bien pu choisir l’indicateur, préféré par le Statec, mesurant la « pauvreté permanente ».

Depuis quelques années, le Statec calcule également un « seuil de risque de pauvreté absolu ». Selon la dernière étude, une famille avec deux enfants aurait besoin d’un revenu minimum de 4 079 euros par mois pour vivre « décemment ».

L’idée de définir un seuil minimum de pauvreté, on peut la retracer à un petit bouquin publié en 2007 par le journaliste Marc Glesener et l’ancien ministre du Travail, François Biltgen. Elle a été reprise par la ministre de la Famille de l’époque qui a passé commande au Statec. Au début, j’étais réticent. Je craignais que c’était une mesure destinée à faire oublier la question des inégalités. Or, je suis tombé des nues quand j’ai vu les résultats : on arrivait à plus de 4 000 euros de seuil minimal ; donc au-dessus du seuil de pauvreté relative ! Le budget de référence ne correspond pas à soixante pour cent du revenu médian, mais se rapproche des 70 pour cent. Ce résultat a donc dû être une grande déception pour quiconque aurait espéré aboutir, via ce mode de calcul, à un faible pourcentage de pauvreté.

Bernard Thomas
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