Théâtre

Sombre étrangeté

d'Lëtzebuerger Land vom 18.03.2022

« Vivement te voir en chair et en os ». Guidés par cette ligne utilisée comme signature à leurs échanges avec d’autres durant le premier confinement, Sophie Linsmaux et Aurelio Mergola formulent Flesh. Un spectacle modelé par l’étrange, le cynisme et la singularité, dans lequel le plateau devient un terrain de jeu où se posent une scénographie, une situation, un langage sans parole mais universel. Flesh n’échappe pas aux dix années d’expérimentations de la compagnie Still Life et à son théâtre du visuel, partant d’un scénario pour mettre en corps et en décors les questionnements du monde, de l’humanité et peut-être dénicher un sens au marasme dans lesquels ceux-ci sont plongés.

Sophie Linsmaux et Aurelio Mergola ont monté leur compagnie Still Life en 2011 pour y concevoir « un théâtre sans paroles et fait de chair ». Par un langage scénique curieux et original, le duo s’active à définir en scène leur approche duale entre mutisme et mime, entendez, silence et corporalité. L’inépuisable de la formule les fait voyager depuis plus de dix ans dans ce théâtre d’une étrangeté folle. Un théâtre qui a beau se faire sans paroles, n’en reste pas moins très écrit, scénarisé pour se montrer purement maîtrisé. On ne parle évidemment pas d’une compagnie qui improvise à tout va au gré d’une thématique. L’écriture de Still Life est une écriture du visuel, exempte de mots, mais si profondément narrative, dépeignant notre absurde monde jusqu’aux larmes, souvent aussi jusqu’au choc, et parfois provoquant un sourire né de leur humour noir. Car c’est peu dire que leur théâtre est sombre. Il prend en effet le pire pour matière, pâte à modelée des interrogations sur nous-mêmes, ce « nous » qui part en vrille sans savoir vraiment pourquoi…

Dans ce sens, Flesh nous plonge dans quatre expériences, quatre mondes non-verbaux, totalement imagés, se constituant en un quatuor de contes modernes à la teneur cinglante. Une infirmière, un jeune homme et un vieillard dans une chambre d’hôpital rappelant les premières heures de la pandémie ; une soirée romantique en amoureux pour fêter le nouveau visage passé par le bistouri de l’un d’eux ; une aventure en réalité virtuelle à bord du Titanic de James Cameron ; une réunion de famille autour des cendres encore chaudes d’une mère défunte… Quatre histoires banales de tous les jours qui forcément vont partir en vrille. Mais cette vrille-là ne laisse pas de place au burlesque, et tend plutôt vers l’obscur. 

Car si Flesh prend le troisième degré pour outil, les récits ici narrés sont amers, tristes, durs. Au format court, les projections de vies montrées rappellent les visions flippantes d’une série comme Black Mirror, dans une direction plus ancrée dans le présent, la SF en moins donc. Et comme dans le programme sériel à succès, Flesh effraie. On y voit le mort du père qu’on aimerait tous sortir de l’hôpital à bout de bras ; la mutilation corporelle à la manière des poupées d’Instagram flanquées d’un filtre éternel ; la passion d’une réalité alternative qui se vit avec plus de ferveur que la vraie vie ; et puis, le déchirement d’une fratrie face à l’urne contenant les cendres de la mère, comme pour boucler la boucle…

Flesh montre l’insoutenable des choses qui nous accompagnent en réalité tous les jours. Et par des images d’une rare puissance et d’une sidérale élégance, si on ne nous dit rien, on nous dit tout. C’est troublant de retrouver enfin la force du « muet » qui ne dit mots mais dit quand même et sûrement plus qu’un long discours où l’éloquence pousse souvent à parler pour ne rien dire. Oui, troublant. Flesh, dans une magnifique forme de silence, parle à nos cœurs et nos âmes, et c’est sûrement ce qui fait le plus mal. L’horreur est au cœur de ce spectacle qui remue autant qu’il émeut. En progressant à chaque brève dans le chaos et l’aberrant, Flesh, en scène comme en salle, amène à faire pleuvoir les larmes. Et c’est franchement aidant de pleurer sur l’épaule d’un spectacle pour panser nos plaies intérieures encore à vif.

Godefroy Gordet
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