Préserver le sol, c’est aussi préserver les traces de notre passé que l’on découvre de manière souvent aléatoire, au hasard de chantiers. L’archéologie est donc aussi tributaire du soin que portons à la surface de notre planète

Le sol, mémoire de notre histoire

d'Lëtzebuerger Land du 20.09.2024

Nature et culture, le sol est tout cela à la fois. Outre ses qualités biologiques et agronomiques, ou la valeur marchande que l’on lui donne, il est aussi la mémoire des pas de l’Homme sur Terre. On y retrouve les traces de nos prédécesseurs et le travail de l’archéologue est de, méthodiquement, les découvrir. Le sous-sol est à peu près le seul endroit où l’on peut appréhender la vie de nos plus lointains ancêtres, dans ces temps où l’écriture n’existait pas encore : la préhistoire. Sans les découvertes de vestiges enfouis, nous ne saurions pour presque rien de ce qu’il s’est passé il y a plus de 2000 ans chez nous et jusqu’à trois millénaires plus tôt dans le Croissant fertile proche et moyen-oriental.

Cela justifie les efforts qui sont déployés pour parvenir à étudier comme ils le méritent ces reliquats des activités humaines, dès qu’on les découvre. En tant que nation, le Luxembourg s’y est mis extrêmement tard. La convention de La Valette pour la protection du patrimoine archéologique a été adoptée le 16 janvier 1992 par l’Union européenne et officiellement entrée en vigueur le 25 mai 1995. Mais elle n’a été signée par le Grand-Duché que le… 7 décembre 2016. Seuls l’Islande et le Monténégro sont encore plus en retard.

Depuis, grâce à la loi du 25 février 2022, le pays a rattrapé une partie de son retard. Ce texte a entériné la transformation de l’ancien Centre national pour la recherche archéologique (CNRA) en Institut national pour la recherche archéologique (INRA) et, surtout, a défini clairement les droits et les devoirs des aménageurs et des particuliers qui lancent des travaux de construction là où le sol est susceptible de livrer des vestiges archéologiques.

La loi stipule notamment que l’INRA est chargé de mettre à jour l’inventaire du patrimoine archéologique, qui lui permet d’établir une carte de la zone d’observation archéologique (ZOA) qui détermine les secteurs qui, potentiellement, peuvent contenir les traces de nos ancêtres. En conséquence, « tous les travaux de construction, de démolition ou de remblai et de déblai soumis à autorisation de construire ou de démolir planifiés sur un terrain situé dans la zone d’observation archéologique doivent être soumis par le maître d’ouvrage au ministre à des fins d’évaluation des incidences de ces travaux sur le patrimoine archéologique au plus tard au moment de l’introduction de la demande de l’autorisation de construire ou de démolir », commande le texte législatif.

Étudier ou perdre à jamais

En fait, il définit des pratiques déjà mises en application grâce à la ténacité et la force de persuasion des archéologues du CNRA, puis de l’INRA. Il leur aura fallu du temps et beaucoup d’abnégation pour mettre sur les rails le principe de l’archéologie préventive dans le pays. Celle-ci vise à anticiper les éventuels chantiers de fouilles plutôt qu’à jouer les pompiers quand survient une découverte. En informant les archéologues dès le dépôt d’un permis de construire, ceux-ci peuvent lancer une campagne rapide dont le but est de tester le terrain à l’aide de sondages, avant le début des travaux. À l’aide de pelles mécaniques maniées par des conducteurs habiles, des fenêtres sont ouvertes en quinconce jusqu’à la profondeur de l’emprise du futur bâtiment. Généralement, évaluer dix pour cent de la superficie d’un terrain suffit pour avoir une bonne idée du potentiel archéologique de la zone étudiée.

Si les sondages sont négatifs, ou s’ils mettent à jour des vestiges déjà parfaitement connus et suffisamment documentés, les archéologues donneront le feu vert aux aménageurs. En revanche, si le site révèle des informations intéressantes, il pourra être étudié dans le cadre de campagne de fouilles archéologiques préventives. La durée de ces fouilles ne peut pas dépasser six mois. Elles ne sont vraiment réalisées qu’à la suite de deux pour cent des sondages. Les archéologues ne sont finalement pas les empêcheurs de tourner en rond que l’on décrit parfois. Ce n’est qu’en cas de découverte exceptionnelle nécessitant la mise en place d’un protocole spécial imposant davantage de minutie (et donc de temps) que les fouilles peuvent être prolongées, mais jamais au-delà de cinq ans. Dans tous les cas, l’aménageur peut être indemnisé si les retards occasionnés lui causent préjudice.

Cette loi est importante, car ces vestiges archéologiques sont uniques et, par voie de conséquence, irremplaçables. Une fois détruits, ils sont perdus à jamais. Chaque acte volontaire conduisant à la disparition d’un site est donc grave, puisqu’il s’agit ni plus ni moins de l’effacement d’une partie de notre passé commun.

Cela donne une mesure de la responsabilité de l’archéologue. Une des premières phrases que l’on entend lorsqu’on apprend ce métier est « fouiller, c’est détruire ». C’est la raison pour laquelle chaque opération doit être menée avec méthode et rigueur, y compris (et peut-être même surtout) celles dont le calendrier est le plus serré. Chaque geste doit être réfléchi et chaque artefact documenté précisément in situ afin que l’on puisse réaliser des études post-fouilles les plus complètes possibles.

Car la finalité de l’archéologie n’est pas (ou n’est plus) de remplir les vitrines des musées. L’important n’est pas la découverte du bel objet, même si cela fait toujours plaisir et que cela attire les médias, mais une meilleure connaissance des modes de vie des populations disparues. En ce sens, le contexte dans lequel apparait l’artefact est souvent porteur de bien plus d’informations que l’objet lui-même. C’est bien ce qui crée les tensions entre les archéologues et les « détectoristes ». Ceux-là, trop fréquemment, ne s’intéressent qu’aux découvertes matérielles, retournant le sol sans ménagement pour dénicher telle pièce romaine ou telle munition de la Seconde Guerre mondiale, perdant ainsi définitivement toutes les informations sur les conditions de l’enfouissement qui auraient pu être obtenues avec une fouille minutieuse. Rappelons que l’usage d’un détecteur de métaux nécessite l’autorisation de l’INRA.

25 ans après, une tombe parle

Un exemple récent permet de se rendre compte de la quantité d’informations que le sol peut révéler à propos de notre histoire. En 2000, les archéologues du Service de préhistoire du Musée national d’histoire et d’art, avec Foni Le Brun-Ricalens à leur tête (actuel directeur de l’INRA), avait mené une fouille préventive au lieu-dit Op dem Boesch, à Altwies, sur le tracé de l’autoroute de liaison avec la Sarre. Ils avaient découvert deux tombes datées du néolithique, plus précisément du début de la culture campaniforme (début de l’âge du bronze, 3e millénaire av. J.-C.). Cette époque fait montre d’une grande homogénéité culturelle à l’échelle de l’Europe, remarquable notamment dans les poteries. Entre la Moselle et la Sarre, plus de cent sites d’habitat et de sépulture campaniformes ont déjà été trouvés, ce qui démontre que la région était densément peuplée il y a 5 000 ans.

L’une de ces tombes était particulièrement émouvante puisqu’elle est contenait les restes des squelettes d’une femme et d’un enfant enterrés face à face. Dans cette fosse ovale où l’on avait allumé un feu avant l’inhumation des corps (le sol et les parois étaient brûlés), l’adulte tenait la tête de l’enfant entre ses mains. Cette disposition n’est pas fortuite, elle démontre qu’existait un attachement entre les défunts, comme un lien sensé perdurer après la mort. Avec les moyens techniques d’y il a vingt ans, il était impossible de le savoir quelle était la nature de ce lien.

Tout a changé aujourd’hui. La paléogénétique a réalisé des progrès énormes qui ouvrent de nouvelles perspectives passionnantes. Un projet de recherche sur le peuplement préhistorique du territoire luxembourgeois a permis d’obtenir de nouvelles données qui ont levé un voile sur la vie de cette femme et de cet enfant. La quinzaine de chercheurs impliqués (archéologues, anthropologues, spécialistes de l’ADN ancien) a découvert que la femme était la mère de l’enfant, qui était âgé d’environ trois ans lors de son décès. Les causes du trépas, toutefois, restent inconnues. Aucune marque de violence n’a été repérée sur les corps.

Encore plus intéressant, Foni Le Brun-Ricalens s’est attelé à une étude comparative pour laquelle il a réalisé un inventaire des tombes de la même période dans toute l’Europe contenant des adultes et des enfants. Il a ainsi redécouvert un site du sud de l’Angleterre fouillé en 1887, tombé depuis dans l’oubli : Dunstable Downs. Bien que cette tombe double ait été fouillée il y a très longtemps, la qualité des relevés était excellente pour l’époque, ce qui a permis d’établir des comparaisons. Les pratiques funéraires se sont révélées étonnamment similaires, au point que l’on peut observer la même disposition de pierres de part et d’autre des squelettes dans les sites.

De plus, l’état des os humains retrouvés en 2022 a permis d’entreprendre, là aussi, des études génétiques. Contrairement à Altwies, il s’est avéré que la jeune femme anglaise (entre 18 à 25 ans) n’était pas la mère de l’enfant, une fille d’environ six ans. Apparentée au second degré du côté paternel, elle était sa tante.

Au campaniforme, on sait déjà que l’orientation des corps était l’objet d’une attention spéciale, basée sur le sexe de l’individu. Les hommes sont tournés vers l’est, tandis que les femmes regardent vers l’ouest. C’est le cas à Altwies, ce qui indique que c’est le sexe de l’enfant, pourtant très jeune, qui a déterminé l’orientation de la tombe. À Dunstable Downs, la disposition des corps est inversée, puisque c’est la femme (toutefois issue de la lignée du père de l’enfant) qui a décidé l’orientation des deux corps.

Grâce à ces études, il est possible de tirer des indices sur l’organisation des sociétés qui vivaient en Europe il y a cinq millénaires. Les auteurs de l’étude estiment en effet que ces pratiques funéraires très codifiées pourraient indiquer l’existence de familles élargies structurées dans un système de descendance patrilinéaire dans l’Europe occidentale.

Les analyses paléogénétiques ont également permis de retracer l’origine géographique des quatre squelettes. Bien qu’ils étaient séparés par des centaines de kilomètres lors de leurs décès, ils sont tous issus des populations des steppes pontiques du nord-est de la mer Caspienne. Leur déplacement représente la troisième vague de peuplement de l’homme moderne (homo sapiens) en Europe occidentale.

Cet exemple permet de comprendre de l’importance du sol pour la connaissance de notre passé et de la quantité d’informations que l’on peut en sortir. Le détruire sans prendre en compte la possibilité qu’il contienne les traces de notre histoire annihile des archives précieuses. L’artificialisation galopante de ces quatre dernières décennies ou l’érosion qui touche de plus en plus de terres agricoles interpellent également le monde de l’archéologie. Il était donc grand temps que le pays se dote des outils législatifs adéquats pour normaliser la pratique de l’archéologie préventive dans un contexte simplifié, compris par tous et qui peut s’exercer en limitant au maximum les nuisances pour toutes les parties.

Mais l’INRA a beau se développer et faire appel à des sociétés engageant des archéologues pour effectuer les fouilles qu’il ne peut pas conduire lui-même, faute de bras, les défis à relever pour mener à bien cette mission essentielle sont immenses. Les recherches nécessitent de plus en plus de spécialistes, notamment pour réaliser les études paléoenvironnementales et paléogénétiques, qui ne sont pas si nombreux. Le travail, pourtant, ne manque pas.

Erwan Nonet
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