« C’est à vomir ». Lorsque le député libéral Eugène Berger notait, vendredi dernier, 29 mai au matin, une demie-heure après avoir entendu la Carte blanche du théologien Georges Hellinghausen diffusée sur RTL Radio Lëtzebuerg, ce commentaire sur son profil Facebook, il était visiblement exaspéré. Et traitait l’intellectuel ecclésiastique d’« intégriste perfide » pour s’être offusqué de la volonté de certains partis politiques de remplacer le cours de religion à l’école par une éducation aux valeurs laïques. Un classique Kultur-kampf des libéraux contre l’Église, de forces progressistes contre les conservateurs – où donc chacun serait dans son rôle ? La dernière fois que l’Église catholique, via le pape lui-même, s’était directement mêlée de la politique luxembourgeoise, le 18 décembre 2008, lors du deuxième vote de la loi sur l’euthanasie à la Chambre des députés, cela avait surtout desservi le CSV, déjà mis en minorité par une coalition LSAP-DP-Verts et déchiré entre ses propres camps antagonistes, catholiques et libéraux.
Le premier vote sur cette proposition de Lydie Err (LSAP) et Jean Huss (Déi Gréng), le 19 février 2008, qui avait mis le CSV en minorité et surpris tout le monde, jusqu’aux auteurs du texte, avait ouvert comme une parenthèse dans une législature tellement dominée par le parti aux 36 pour cent des suffrages et 24 sièges et son Premier ministre à la popularité écrasante qu’elle en devenait ennuyeuse. Soudain, cette année-là, tout semblait possible aux autres partis, qui se mettaient à rêver d’une prochaine majorité sans le CSV, qui réformerait le pays comme, selon le mythe, celle de 1974-1979, où le DP et le LSAP régnaient sans le CSV.
Car depuis plusieurs mois, Jean-Claude Juncker était en discussions pour le poste de premier président de l’Europe – si les Irlandais avaient voté pour la traité de Lisbonne. Déjà, certains mandataires du LSAP, mais surtout le DP et les Verts voyaient leur heure venir, sans Juncker, le CSV aurait peut-être perdu assez de voix pour qu’eux, en voie de renouvellement pour le premier et en voie de prouver son sens de la responsabilité et de sérieux pour le second, aient une chance d’en tirer profit. Mais cette parenthèse de 2008 s’est refermée quelques mois plus tard, fin 2008, lorsque le Premier ministre annonça d’abord sa candidature à sa propre succession et donc son « retour » en politique nationale, puis lorsque, en octobre, les conséquences de la crise des subprimes atteignirent le Luxembourg, que les plans de sauvetage des banques se succédaient et qu’il fallait gérer les conséquences de la crise financière. C’était le retour en force du CSV, porté par une confiance quasi aveugle des citoyens sondés en ses capacités de gestion.
Il faut dire que les forces de l’opposition de la législature écoulée étaient extrêmement faibles. Avec 60 pour cent des suffrages et 38 sièges sur 60 au parlement, la majorité de la coalition CSV-LSAP était plus que confortable. Mais surtout, le CSV avait gagné cinq sièges par rapport à 1999, alors que le DP, parti de coalition sortant, était effondré par les cinq sièges qu’il venait de perdre, l’ADR en perdit deux sur sept. Seuls le LSAP (plus un siège, celui que La Gauche perdait) et les Verts (plus deux sièges, ou plus 2,5 pour cent) n’avaient pas reculé par rapport aux élections précédentes.
Par conséquent, les premières années qui suivirent furent des années perdues pour les partis d’opposition : le DP et l’ADR pansaient leurs plaies et essayaient, tant bien que mal, de tirer des conclusions de leur échec, en renouvellant leurs organes de décision (DP, avec la mise en place de la nouvelle équipe Meisch-Gudenburg) ou en se réorientant quant au fond (l’ADR se voulant désormais « parti réformateur » au lieu de se limiter aux seules questions liées aux retraites). Les premiers mois étaient donc marqués par l’activisme du gouvernement et une opposition atone – les Verts, qui avaient même été invités par le formateur Juncker, en juin 2004, pour de possibles discussions de coalition n’en revenaient pas de voir le pouvoir les draguer ainsi.
Le plus étonnant dans cette perplexité post-électorale de l’opposition fut qu’elle ne s’en est pas vraiment remise, le gouvernement ayant réussi à en appeler à son sens de la responsabilité et à l’unité nationale dans les principales épreuves qui ont secoué cette législature : après les législatives, il y eut la présidence luxembourgeoise du Conseil des ministres de l’Union européenne, puis le référendum du 10 juillet 2005 sur le Traité constitutionnel. Comme pour prouver leur adhésion inconditionnelle à la construction européenne, les députés avaient unanimement adopté le texte le 28 juin 2005, alors que seuls 57,52 pour cent des électeurs l’acceptaient lors du référendum. Soudain, le gouffre entre élus et électeurs éclatait au grand jour, notamment la gauche était divisée entre nonistes et adhérents au traité. Mais l’opposition, à ce moment-là, était extra-parlementaire et émanait essentiellement d’un Comité pour le non qui s’était créé ad hoc – et s’est dissout depuis lors. Aucun parti n’a réussi à réagir à ce vote contestataire et à récupérer son énergie ou ses messages.
Lors des élections communales du 9 octobre 2005, le DP et l’ADR ont continué leur déclin, perdant cinq sur 106 sièges dans les 37 communes à suffrage proportionnel pour le premier et six sur onze pour le deuxième. La Gauche ne gardait qu’un seul mandat. Alors que le LSAP (plus 27 à 170 sièges), le CSV (plus 24) et les Verts (plus seize, dont une participation aux majorités dans les deux principales communes du pays, Luxembourg et Esch-sur-Alzette) en sortaient renforcés. Pour ces deux derniers partis, la voie à suivre jusqu’à la prochaine échéance électorale, ces législatives et européennes de dimanche, était donc toute tracée : consolider et se montrer responsable.
Et c’est tout le problème des Verts : ils veulent tellement s’afficher responsables qu’ils n’osent plus bouger. Leur travail dans l’opposition du parlement luxembourgeois se veut raisonnable et constructif, leurs députés sont plus bureaucrates que passionnés, souvent bosseurs et analysant des projets de loi sur l’éducation, l’immigration ou le social dans le moindre détail et avec parcimonie, mais la verve et la rhétorique enflammée des fondamentalistes des débuts ne demeurait plus que dans l’engagement de Jean Huss pour le projet sur l’euthanasie. Depuis qu’il est échevin responsable des finances de la capitale, le président du groupe parlementaire François Bausch affiche surtout un profil de ministrable.
À la fin de la fatigante année politique 2005, le gouvernement, alerté par un ralentissement de l’économie et, surtout, des finances publiques, déclinant entre 2000 et 2005, s’accorda avec les partenaires sociaux sur un certain nombre de mesures de redressement, notamment la modulation de l’indexation automatique des salaires et la désindexation d’aides sociales – coup de génie qui allait mettre les syndicats, signataires de l’accord, échec et mat jusqu’à la fin de la législature, notamment sur la question de l’index. Que, contre toute attente, les entrées fiscales aient afflué davantage que ne le prévoyaient les statisticiens fut certes un sujet thématisé par l’opposition au parlement, mais la majorité prenait déjà les devants sur toutes les demandes de redistribution de cette nouvelle richesse en annonçant une adaptation de l’échelle des impôts à l’inflation pour le 1er janvier 2009.
Le seul député qui sache vraiment faire sortir Jean-Claude Juncker de ses gonds, c’est Gast Gibéryen, le « président de la sensibilité politique » de l’ADR. Avec son sens et sa rhétorique des discussions de comptoir, il n’hésite jamais à se faire le défenseur de la veuve et de l’orphelin, de « l’homme de la rue », qui comprendrait de moins en moins les agissements des politiciens luxembourgeois, et surtout du Premier ministre, qui serait plus souvent à Bruxelles qu’au Luxembourg. Malgré leur « amitié personnelle », comme l’affirmait Gast Gibéryen à RTL Tele Lëtzebuerg mardi dernier, l’ancien maire de Frisange maîtrise l’art de provoquer sans vergogne. Après les défaites cinglantes de 2004 et 2005, qui s’achevaient par la perte du statut de fraction politique, depuis la séparation violente et menée publiquement d’Aly Jaerling début 2006, l’ADR s’est renouvelé personnellement, avec l’arrivée de l’avocat Roy Reding en tant que « secrétaire général politique » en 2006, puis des militants de l’AHL (association des hommes du Luxembourg) et a pu se doter, notamment grâce à la nouvelle loi sur le financement des partis, de structures administratives plus efficaces. Sa campagne électorale ne lésine pas sur les moyens, lancée en deux phases et tous médias, elle est une des plus chères de cette échéance. À tel point que la popularité croissante de l’ADR, constatée lors des derniers sondages de début mai, fait peur au CSV.
Car s’il a changé dans la forme et le nom, l’ADR n’a pas changé son fond de tiroir : démagogue à souhait, il incarne le pour et le contre en même temps, jusqu’à ce qu’il sente où va le vent. Conscient de cette stratégie de l’ADR, le précédent gouvernement Juncker/Polfer avait réussi à le désarmer dans la campagne pour le référendum en impliquant Gast Gibéryen dans la rédaction du texte par la Convention sur l’avenir de l’Europe. Après avoir voté pour la Constitution au parlement, l’ADR n’a plus réussi à surfer sur les revendications des nonistes au référendum.
Toutefois, ces deux dernières années, avec l’agressivité de son discours, n’hésitant plus à s’afficher un peu plus nationaliste que les autres partis, pour la défense de la langue et du patrimoine luxembourgeois, mais aussi pour les droits du souverain, en soutenant discrètement et en coulisses l’initiative pour un référendum sur l’article 34 (alors que ses députés avaient voté pour cette réforme de l’article 34), grâce peut-être aussi au soutien éditorial des publications comme Lëtzebuerg Privat ou Promi, l’ADR a réussi à se donner un nouveau profil, de plus en plus à droite – et à nouveau plus isolé dans le spectre politique.
Or, pour ne pas perdre trop d’électeurs à sa droite, le CSV a essayé de récupérer des thèmes de l’ADR, notamment celui de l’identité nationale, avec le débat enflammé sur le Roude Léiw déclenché par la proposition de loi de Michel Wolter, ou ceux sur les tests de langue et la durée de résidence pour les candidats à la double nationalité. Dans ce sens, le renouveau de l’ADR fut un succès, car il fait de nouveau peur au lieu de faire pitié.
Au centre du spectre politique, le DP se bat avec l’énergie du désespoir pour un tel renouveau, pour arrêter l’hémorragie de son électorat vers le CSV et le Verts. Depuis fin 2004, le jeune maire de Differdange, Claude Meisch (né en 1971) préside le parti, avec un secrétaire général ayant donné un autre ton, plus agressif que la « vieille garde » au parti. Tenus pour responsables de l’échec cuisant aux législatives de 2004, les anciens ministres Henri Grethen (parti depuis pour la Cour des comptes européenne), Lydie Polfer (Parlement européen, échevine de la capitale), Carlo Wagner ou Anne Brasseur se sont faits discrets depuis lors. La stratégie des débuts de l’ancienne ministre de l’Éducation nationale Anne Brasseur de s’en prendre sans cesse à la politique menée par sa successeure Mady Delvaux (LSAP), avec des critiques très conservatrices, a été interrompue par le parti avec le retour de l’ancien secrétaire d’État Eugène Berger au parlement, fin 2007. Il devait incarner une politique plus progressiste dans le domaine de l’éducation. Seule la très ancienne Colette Flesch gardait la grâce de la nouvelle équipe, incarnant l’esprit libéral de l’époque Thorn dans les questions sociétales surtout.
Par contre, la nouvelle équipe reprochait, en coulisses, à ses deux présidents du groupe parlementaire, d’abord Henri Grethen, puis Charles Goerens, d’être trop proches du gouvernement, trop conciliants, de trop faire de concessions pour un parti d’opposition. La création d’une commission spéciale « crise économique et financière », dans laquelle tous les partis étaient impliqués, y compris le DP, était aussi une anticipation des possibles critiques sur la gestion de la crise par la majorité. En octobre 2008, tous les députés, sans exception, avaient soutenu l’action du gouvernement pour sauver les banques Dexia et Fortis en y injectant trois milliards d’euros. Comme si, en temps de crise, seule comptait la solidarité entre décideurs politiques. Il n’est donc pas étonnant que l’électeur ne sache pas faire de choix, si les opinions sur des sujets sensibles – Constitution européenne, gestion de la crise financière et de celle constitutionnelle, voire même défense de la place bancaire – convergent. Les « Nei Weeër » (nouvelles voies) que le DP promet dans sa campagne électorale, ressemblent à s’y méprendre au « séchere Wee » (chemin le plus sûr) du CSV.
En temps de crise économique, les questions sociétales sont devenues secondaires. Et c’est une chance pour la majorité, car c’est sur ces questions-là – le débat sur l’euthanasie l’a prouvé – que les opinions entre, en gros, le CSV et tous les autres partis divergent le plus, y compris avec son partenaire de coalition actuel. Si le LSAP a réussi à calmer l’opposition dans ses propres rangs, grâce à la crise aussi, les féministes et les représentants de la gauche sociale au LSAP, comme Lydie Err et Véra Spautz, demandent des réformes de l’avortement, de l’aide sociale ou de l’enseignement aux valeurs. Jean-Claude Juncker n’est plus le réformateur de ses quarante ans, à son arrivée au pouvoir. Aujourd’hui, sur les affiches, il est tout gris pâle sur fond vert-orange et promet encore plus de conservatisme. Mais il a de la chance : quand tout allait bien, la pression politique pour le changement était plus élevée au Luxembourg. Aujourd’hui, en temps de crise, alors que la peur du chômage et de la récession monte, tout le pays semble hurler comme un seul homme derrière lui : « Mir wëlle bleiwe wat mir sin ! ».