Il est parfois difficile d’évaluer dès le début les effets négatifs de ce que les progrès technologiques nous permettent de gagner. Ou de perdre. Ainsi, avant l’invention du courrier électronique, pour envoyer un message à un correspondant il fallait prendre du papier, écrire ou imprimer un texte, acquitter un affranchissement et, le pire de tout, lécher une enveloppe avec sa langue. Par contre, les probabilités étaient extrêmement réduites de trouver dans sa boîte à lettres un courrier d’un prince déchu du Nigéria cherchant à faire transiter des millions de dollars imaginaires, ou un faux avis de la police judiciaire vous enjoignant de payer une amende dans les plus brefs délais.
Parfois, plus on avance sur le chemin du progrès, plus on doute sur le choix du chemin emprunté. Ainsi, avec l’intelligence artificielle, c’est désormais des messages sans faute d’orthographe dont il faut se méfier : ils n’ont sans doute pas été écrits par des humains ! Ils sont également de plus en plus personnalisés, avec de fausses publicités pour Cactus, de fausses convocations judiciaires à notre nom, ou de faux bons de livraison plus vrais que nature. Du coup, on hésite un peu avant de marquer comme spam un message de la police, de crainte de ne pas réagir si l’on devait en recevoir un véritable.
Certes, dans le passé, on courait aussi le risque de jeter une facture de téléphone qui se serait glissée entre deux publicités pour Möbel Martin ou les vêtements Adler, mais le tri des prospectus ne semblait pas être une activité aussi prenante que l’est devenue la renaturation de sa boîte mail, particulièrement au retour de congés. Lire tous ses mails est déjà une activité harassante, si en plus il faut commencer à regarder ce qui a été classé comme « spam », autant laisser son « out of office » une semaine de plus : « je suis bien rentré, mais dans l’incapacité de travailler jusqu’à la semaine prochaine ».
Ainsi, se développe une excuse toujours efficace. Lorsque vous n’avez pas répondu à un message, le classique : « je n’ai pas vu ton message, il a dû se retrouver dans mes spams » est aussi imparable que le plus subtil : « mais si, je t’ai bien répondu, mon message a dû se retrouver dans tes spams ». Ce n’est plus la faute de l’un ou de l’autre, mais celle de l’outil informatique, l’honneur de tous étant ainsi sauf. Et, une fois pour toutes, non, personne ne lit ses spams, sinon cela ça ne sert à rien d’avoir des spams.
Le fond du problème, c’est surtout qu’on n’est plus capables de gérer toutes ces informations. On se retrouve comme l’accueil du service des urgences d’un hôpital, obligés de procéder à une régulation un peu grossière pour voir ce qu’on va traiter, et ce qui va plutôt être condamné à attendre, dans des limbes infinis, tout en bas d’une pile, dans le dernier tiroir, du dernier étage du dernier sous-sol. On a tous fait l’erreur de cliquer sur le bouton « spam » pour ne plus recevoir les centaines de notifications de LinkedIn ou d’un quelconque site de vente en ligne sur lequel vous avez commandé une serviette de toilette personnalisée il y a huit ans, et qui, depuis, vous harcèle tous les jours pour savoir si vous n’en voulez pas une de plus. C’est plus rapide que de se désabonner, mais c’est aussi ce qui laisse nos boîtes électroniques dans le même état que le Glacis le lendemain de la Schueberfouer.
S’il faut reconnaître au moins un avantage aux réseaux sociaux, plébiscités par les nouvelles générations pour communiquer, c’est de permettre de bloquer directement les importuns. C’est un filtre a priori : vous ne pouvez pas m’envoyer de message si vous ne faites pas partie de mon cercle. Dans la vie réelle, le même rôle semble dévolu aux énormes casques Bluetooth, signes ostentatoires de l’activation d’un filtrage sévère des échanges sociaux. Les chances de succès pour un harceleur de rue qui imagine séduire une inconnue en lui balançant une remarque sur sa beauté ou son style sont à peu près équivalentes à celles d’un arnaqueur qui espère que vous allez être poussés par l’envie d’investir dans le bitcoin une fois que vous aurez suivi un lien trompeur. Autant épargnerà tout le monde ces insultes à l’intelligence. D’ailleurs, c’est la bonne résolution de la rentrée : activer le filtre antispam au niveau de son cerveau, et classer en « indésirable » tout ce qui ne correspond pas à une information vraiment utile.