Au Frac Lorraine, les artistes réflètent ce qui subsiste et ce qui se perd

Démontage et remontage de l’Histoire

L’expo Pause au Frac Lorraine
Photo: Loïc Millot
d'Lëtzebuerger Land du 13.09.2024

Sur fond de guerre au Proche-Orient, le Frac Lorraine interroge l’Histoire et ses images via sa nouvelle exposition, Pause, qui se tient jusqu’au 9 février 2025. Conviant sept artistes et des supports aussi variés que l’installation, la peinture, la photographie ou la vidéo, la manifestation messine donne notamment toute place aux puissances du montage. Procédé technique par lequel prend forme une pensée associative, le montage n’est pas le propre du cinéma, même si celui-ci en aura fait bon usage, à la fois pour articuler ses récits et satisfaire le commerce des histoires. Ont apparu en effet des collages cubistes qui convoquaient sur la toile des objets du quotidien, des photomontages anti-fascistes (John Heartfield) ainsi qu’une littérature avant-gardiste sous influence cinématographique, de Manhattan Transfer (1925) de John Dos Passos à Berlin Alexanderplatz (1929) d’Alfred Döblin, parmi d’autres. Plus simplement, on peut voir une forme de montage dans une liste de courses, l’alignement des produits sur les rayons des magasins ou la succession des enseignes dans la rue…

À Pause, le procédé de montage est le moyen privilégié de deux artistes : Nidhal Chamekh et Sven Augustijnen. Dans la lignée des travaux du philosophe Georges Didi-Huberman menés à partir de l’Atlas Mnémosyne (1921-1929) d’Aby Warburg et de la Kriegsfibel (1955) de Berthold Brecht, Nidhal Chamekh a conçu une série de dessins de moyen format suspendus à des échafaudages. Rassemblées sous le titre « Et si Carthage ? », ses esquisses imaginent ce qui se serait passé si l’antique cité n’avait pas été prise et détruite, sous la domination de l’Empire romain. Pour donner forme à cette hypothèse, l’artiste tunisien a réuni sur un canevas blanc des signes visuels provenant de registres et de temporalités hétérogènes. Il sélectionne des photos d’archives, qu’il retranscrit à la main sur la toile – des effigies fragmentaires de dieux païens, de statue grecque, de coiffures étrusques ou égyptiennes – auxquelles il mêle des éléments plus récents pour prendre position politiquement. Sur l’un de ses dessins, on peut lire par exemple « Mare nostrum » ; à côté de cette inscription, on identifie la représentation d’une embarcation ainsi que des pieds enchainés qui nous renvoie au temps de la colonisation et de l’esclavagisme.

Autrefois porteuse d’un rêve commun entre l’Orient et l’Occident, ainsi que l’a si bien formulé Fernand Braudel, la mer méditerranée est confrontée à ce qu’elle est devenue aujourd’hui : un vaste cimetière à ciel ouvert, funeste objet de politiques nationalistes et de chantages humanitaires… Ce cynisme, c’est aussi celui qu’orchestre le régime fasciste avec le salut de femmes libyennes au passage du Duce, scène visible dans un autre dessin de Nidhal Chamekh. « La complexité des images est centrale dans mon travail, il s’agit toujours d’ouvrir des formes a priori directes vers leur irréductible profondeur, en les reliant à d’autres formes, d’autres contextes et d’autres espaces temps », confiait-il en 2015 dans un entretien avec Emma Chub.

On trouve dans le travail de Sven Augustijnen certains motifs précédemment visités par l’artiste tunisien, à commencer par le contexte de colonisation qui est omniprésent dans sa sélection documentaire. L’artiste né en 1970 à Malines (Belgique) investit de son côté tout un espace en procédant, lui aussi, par montage – en l’occurrence, un assemblage de différents numéros laissés grand ouverts de Paris Match, véritable référence à l’époque en termes de photoreportage. Un grand enchevêtrement de luttes et de conflits prend ainsi forme, dont Augustijnen fait à la fois étalage et collection : guerre du canal de Suez, arrestation de Lumumba en 1959 au Congo, la prise d’otages de Stanleyville, la venue de la reine Elisabeth au Ghana, la disparition de Che Guevara en Afrique…

C’est un tour du monde vertigineux auquel nous convient ces images montées ensemble et mises côte-à-côte. Ce matériau documentaire qu’il expose sur de grandes tables, Augustijnen nous invite à le regarder d’un œil critique, attirant notamment notre attention sur la récurrence d’un fusil, motif et fil conducteur de son installation. Il s’agit du FN FAL, un fusil automatique léger fabriqué en Belgique qui fut, précise le fascicule remis à l’entrée du Frac, surnommé le « bras droit du monde libre » et qui a connu une large diffusion dans les années 1950, tant dans les pays communistes que de l’autre côté du bloc soviétique.

Genre ayant émergé dès l’Antiquité, les natures mortes peintes par Banele Khoza accompagnent la progression du parcours. Intitulées My Mother’s favourite chair (2022), ces natures mortes, qui représentent des fleurs, métaphore de l’existence et de son caractère éphémère, cristallisent elles aussi les soubresauts de l’histoire de l’art. Les coulures laissées apparentes par l’artiste viennent dépeindre ces tensions sous-jacentes. Les natures mortes furent en effet un moyen de propagande pour des Provinces-Unies tout juste émancipées du joug espagnol ; par leur intermédiaire s’est affirmée tout à la fois une puissance commerciale, une période de prospérité économique et d’abondance alimentaire, à l’oubli et au mépris de l’exploitation des ressources coloniales opérée en Afrique du Sud notamment.

Aujourd’hui encore, Amsterdam demeure la capitale du marché de l’art et de tout collectionneur en quête d’objet particulier. Les bouquets peints par Banele Khoza sont mis tout au long du parcours en rapport avec les instantanés pris par Rehaf Al Batniji (Gaza Timezone, 2022-2023). Se refusant à représenter la zone de conflit, où elle résidait, l’artiste palestinienne insiste au contraire sur les aspects ordinaires de la vie. Une vie quotidienne qu’elle a dû fuir après le 7 octobre pour rejoindre, depuis, la Cité internationale des Arts à Paris. Plus gaiment, l’artiste allemand Peter Piller compile des photos montrant des personnes se pencher sur des trous, des bouches d’égout le plus souvent (In Löcher blicken 1 & 2, 2000-2006). C’est au cours de ses études d’art qu’il se met à compiler sur le sujet des coupures de presse. Une façon amusante et pertinente de composer une Histoire dialectique, entre ce qui subsiste et ce qui se perd, entre ce qui résiste à la disparition et ce qui sombre dans l’oubli. D’où l’apparence fragmentaire de la plupart des œuvres exposées lors de ce moment bienfaisant de Pause.

Loïc Millot
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