L’objet de l’année 2018

Le coton-tige, une victime expiatoire
Photo: Trash Picture Company
d'Lëtzebuerger Land du 04.01.2019

Non, au Luxembourg, l’objet de l’année 2018 ne sera pas le « gilet jaune », pour la bonne et simple raison que les seuls groupes vêtus de la sorte à avoir défilé en ville étaient constitués de groupes de jeunes enfants emmenés par les maisons-relais manger des churros au marché de Noël. Autant dire que les gilets jaunes étaient plutôt pacifiques, et que leurs revendications ont pu être rapidement satisfaites (« OK, tu l’auras ta pêche aux canards »).

Non, l’objet désigné par un jury totalement subjectif composé de moi-même pour commémorer la défunte année 2018 est un symbole de la prise de conscience écologique, du nécessaire engagement de chacun pour sauver la planète et, également, de la propension des politiques publiques et des puissants de ce monde à reporter leurs propres responsabilités sur l’innocent citoyen lambda, comme si c’était lui qui se laissait influencer par les lobbys de l’agro-industrie et de la pétrochimie. L’objet de l’année est donc une victime expiatoire, dont la condamnation a été prononcée à une écrasante majorité par le Parlement européen en octobre dernier (571 voix pour, 53 contre et 34 abstentions) : le coton-tige. 2018 aura, en effet, marqué un tournant qui marquera peut-être l’histoire : pour le glyphosate et le diesel, on va encore un peu réfléchir, mais on sera intransigeants avec la touillette à café et les gobelets en PVC. 

Nos civilisations construites sur le plastique ont donc décidé de bannir le fourbe coton-tige, avec les pailles jetables et la vaisselle de pique-nique. Si la date précise de l’interdiction n’est pas encore connue (la directive n’est pas encore adoptée et les États membres auront une certaine latitude pour la transposer), le verdict est tombé il y a quelques mois. Vous allez bientôt vivre dans un monde où vous serez condamnés à vous nettoyer les oreilles avec les doigts, vos clés de voiture, ou tout autre objet de votre choix tant que cela se passe dans votre salle de bain (personnellement, j’aurais plutôt voté pour une interdiction de se curer les oreilles en public, quel que soit l’ustensile utilisé, mais c’est une autre histoire). Les plus prévoyants peuvent encore profiter de 2019 pour se constituer des stocks, de boîtes de ouate, des cartons de coton, qu’ils pourront ranger à côté de leurs centaines d’ampoules à filament, s’ils ne les ont pas revendues à prix d’or au marché noir à des gens lassés de voir tomber en panne tous les six mois les ampoules à LED dont la durée de vie était censée excéder une dizaine d’années. Les plus malins ont ainsi leurs idées de cadeaux toutes trouvées pour les anniversaires de l’année à venir : de oriculis (sortes de petites cuillères en bambou, d’origine japonaise, destinées à récolter le cérumen à l’entrée du conduit auditif), des bougies d’oreilles (technique soi-disant inventée par les indiens d’Amérique, consistant à faire brûler de petites chandelles posées au-dessus du conduit auditif pour que l’air chaud ramollisse les substances organiques et que l’effet de cheminée induit pas la combustion favorise l’évacuation des mêmes matières) ou des appareils munis de vis sans fin en silicone qu’il suffit de tourner pour faire évacuer tout bouchon, selon une technique déjà éprouvée dans d’autres domaines largement plus appétissants.

Les enfants de demain ignoreront donc à quoi pouvait servir ce miracle de la modernité, inventé en 1923 par l’américain Leo Gerstenzang, qui laissait penser que, après tout, Dieu existait peut-être puisque l’espèce humaine était dotée d’autant d’oreilles qu’il y a d’extrémités à un bâtonnet. Tout comme les enfants d’aujourd’hui ignorent ce qu’est un téléphone à cadran, une disquette ou une cassette vidéo, ils resteront perplexes devant ces cotons vestiges. Vous pourrez leur expliquer que c’est à cause de ces redoutables armes de destruction massive que l’humanité a exterminé les dauphins, trucidé les tortues et contribué à agrandir l’océan de plastique qui sera peut-être devenu, à ce moment-là de notre existence, un lieu de vacance privilégié, voire la principale base de notre alimentation à côté des nuggets de tofu et des surimis de farine animale.

À moins long terme, on peut aussi songer que, dans un Luxembourg qui sera bientôt vide de transgression, où il ne sera plus possible de frauder dans le bus puisque les transports publics seront gratuits et où il ne faudra plus se cacher dans le sous-terrain du centre Hamilius pour acheter ses barrettes de shit, l’usage de coton-tige fera partie des plus grands défis à l’ordre public.

Cyril B.
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