Ménage, double cuit, gris ou aux graines

Un pain c’est tout

d'Lëtzebuerger Land du 14.12.2018

Dans l’excellente BD française Les Vieux Fourneaux, lorsqu’elle commande sa baguette de pain, l’héroïne, un peu gilet jaune avant l’heure, s’énerve contre sa boulangère qui lui demande si elle veut une « Essentielle », une « Tradition », une « Fleurimeuline du Papé » ou une « Sarmentine ordinaire ou céréales ». La jeune altermondialiste invite la commerçante à aller se faire voir avec ses « transcendantales à la farine de meule » et ses « prolégomènes à l’ancienne et tous ses nom à la mords-moi le fion »

Il faut reconnaître que peu de produits sont autant empreints de tradition recyclée et de néo-classicisme modernisé que la bête miche de pain. Luxembourg n’échappe évidemment pas à la règle, puisque la diversité culturelle qui caractérise le pays rend encore plus complexe le choix à faire tous les matins, qui a déjà laissé perplexe le père de famille chargé de ramener de quoi préparer des tartines et se retrouve à devoir décider parmi une offre pléthorique. À toutes les variétés de baguettes et aux traditionnels pains boules (ménage, double cuit, steenuewen et, évidemment, toutes les nuances de gris et toutes les sortes possibles de graines, on peut ajouter les différentes sortes de pains portugais (bijoux, alentejo, maïs), italiens (ciabatta, focaccia), germaniques ou scandinaves. On imagine mal un boulanger artisanal capable de préparer une telle variété de produits tous les jours, et on a bien raison.

Ici, comme dans tous les pays voisins, le pain, surtout s’il est labellisé « à l’ancienne », sort majoritairement d’une usine bien moderne. En 2014 (d’Land, 03/2014), Bernard Thomas avait consacré un article sur la dynastie Fischer. Aujourd’hui encore présentée sur son site Internet comme une success-story luxembourgeoise, partie il y a cent ans d’un couple de boulangers de Diekirch, l’entreprise Panelux aligne désormais des capacités de production qui n’ont plus rien à voir avec l’artisanat : 900 employés, soixante tonnes de farine transformées tous les jours pour une capacité de stockage de 11 000 palettes (l’équivalent de plus de 300 camions). Le modèle est le même que celui des autres géants de la boulangerie, et dépend autant des cours du pétrole que de ceux du blé : une production centralisée et partagée entre produits frais distribués localement et produits surgelés expédiés dans le monde entier (l’Europe essentiellement, en l’occurrence).

Pourtant, malgré la vogue du « nation branding », personne ne propose de poser une étiquette « Made in Luxembourg » sur les mini-croissants destinés aux buffets des gares du centre de la France, pas plus que sur les petites ciabattas, tellement typiques, servies au buffet du petit déjeuner d’un hôtel à Rome.

Il faut dire qu’il n’y a pas qu’ici qu’on a compris que du lopin à l’épi, puis de l’épi au pain, les piles de palettes pleines paient le plus. À titre de comparaison, un autre spécialiste de la « tradition à la chaîne », le français Neuhauser dont le siège est en Moselle, emploie 2 300 collaborateurs… Pour faire du blé avec de la farine, il faut se diversifier et vendre des spécialités dont les prix ne sont pas contrôlés et seront d’autant plus rentables qu’ils seront produits en énormes quantités.

À côté de cela, il reste aussi quelques artisans, pas encore gagnés par la flemme du boulanger, et qui proposent dans les quartiers, comme le Pain de Mary à Gasperich ou Tartefine à Bonnevoie, du pain qui aura été préparé, cuit et vendu sur place. Une baguette sans marketing. Une baguette sans packaging. Une baguette presque magique.

Cyril B.
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