Festival de Bayreuth 2024 (2)

Les stigmatisés

d'Lëtzebuerger Land du 06.09.2024

On se rappelle, ce fut l’année passée, Andreas Schager s’arrachant aux lèvres de Kundry, sursaut dans un geste d’effroi, et son cri d’Amfortas, son évocation douloureuse de la blessure, et les mots français ne rendent qu’imparfaitement compte de la brûlure de la plaie, « die Wunde sah ich bluten… nun blutet sie in mir ». Un deuxième acte de face-à-face de grande emprise émotionnelle entre Parsifal, Andreas Schager, et Ekaterina Gubanova, Kundry. Il s’était gravé dans la mémoire, avait touché le cœur, était entré profondément dans notre être.

Le schéma, on le dirait identique, et l’effet fut de même l’autre soir. Avec cette différence, ces différences que nous n’avions plus à faire à une tentatrice malfaisante, mais à deux amants, on donnait Tristan und Isolde, au deuxième acte, dans cette nuit qui scellera aussi leur perte, il est vrai que leurs blessures sont autrement profondes, qu’elles remontent bien loin, que tout simplement ils ne sont pas faits pour la lumière du jour, Nacht-geweihte, la vie à la cour n’est pas leur affaire, Tristan ne demande-t-il pas à Isolde si elle est prête à le suivre dans un autre pays, pas n’importe lequel, que ce soit celui quitté à la naissance ou celui rejoint à la mort. Tod-geweihte, de la même façon. Et Andreas Schager, de nous reprendre avec le même fort engagement vocal, cette fois-ci pour commencer dans le face-à-face avec Camilla Nylund, au lyrisme plus délicat, après dans le troisième acte fait de fiévreuses et tumultueuses agitations. Avant cette sorte de résolution d’une tension insupportable, Wagner lui-même était allé jusqu’à souhaiter des représentations de moindre intensité pour ne pas pousser à la folie, dans le Liebestod d’Isolde.

C’est peu de dire que la nuit plonge ce Tristan und Isolde dans son emprise, que la mort y est omniprésente. L’amour non moins, me répliquera-t-on, et pas besoin de philtre, l’histoire avant que le rideau ne se lève, avant le fameux accord en suspension, en dit assez : Isolde a reconnu en Tantris qui est venu pour se faire soigner l’homme qui a tué son fiancé Morold, mais un regard a suffi, « er sah mir in die Augen », pour ne pas prendre sa revanche, « das Schwert, ich liess es fallen ». Ce passé si lourd à porter à Isolde, aux deux, est inscrit dans la Traîne de la robe, sorte de journal qu’elle continue à écrire, alors que Tristan doit l’amener au roi Marke pour que lui l’épouse.

Premier acte donc, cette traversée sur le point du navire, avec des cordages qui encadrent la scène, et puis cette robe d’Isolde, largement déployée, et dont il lui arrive de sortir. Ils sont avec deux autres protagonistes, leurs fidèles Brangäne (l’excellente Christa Mayer) et Kurwenal (le solide Ólafur Sigurdarson). Et le metteur en scène islandais, Thorleifur Örn Arnarsson, de réussir parfaitement à nous faire saisir leur état d’esprit, encore une fois philtre superflu, leur amour et leurs blessures sont évidents.

On est moins dans l’évidence au deuxième acte, avec un décor d’intérieur de coque, espace archirempli d’œuvres d’art de toutes sortes, on pencherait pour un cabinet de curiosités excessif, ou moins gentiment pour un énorme débarras d’antiquaire en faillite. Au point qu’on a beaucoup de peine à y retrouver les deux amants, ils restent esseulés la plupart du temps, on se consolera, ce n’est pas trop grave, il y a l’orchestre de Semyon Bychkov, tout en finesse, avec les accents les plus ciselés, et les voix, bien sûr, de Camilla Nylund et Andreas Schager, de Christa Mayer pour les avertissements vains de Brangäne. Car voilà l’intrusion du jour, du félon Melot, suit la complainte combien prenante du roi Marke (Günther Groissböck). Soit dit en passant, en l’occurrence, le philtre de mort va servir, Tristan en boit une gorgée, Melot lui arrache le flacon, pas de chance pour Isolde.

Décor plus réduit au troisième acte, des restes de coque se dressent pour entourer la scène, telles des stèles qui ne servent plus qu’à se souvenir, autour de Tristan alité au milieu quelques autres renvois au passé. Et c’est l’attente désespérée d’Isolde pour le sauver encore, mais non, « das Wunderreich der Nacht » est proche, le chant du héros se fait de plus de plus excité, exalté, et Andreas Schager tient bon, aux forces décidément inépuisables, aux visions d’un mourant, jusqu’à l’arrivée tardive d’Isolde. Camilla Nylund a cette douceur, cette délicatesse que le Liebestod évoque dans les premiers mots, pour aller à la fin à l’ivresse de la disparition, « in des Welt-Atems/ wehendem All ».

Lucien Kayser
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