Bohumil Kostohryz, le Depardon du théâtre luxembourgeois

d'Lëtzebuerger Land du 09.08.2024

À l’aube de la presse illustrée, les périodiques réclamaient des images des spectacles des grands théâtres parisiens. Un photographe malin nommé Boris Lipnitzki prend le créneau et monte l’une des premières agences spécialisées dans le genre, « l’agence Bernand ». De nombreux portraitistes prendront le pli, certains mêmes, tel que Man Ray, alliant arts scéniques et art photographique. Dans les années cinquante, Roger Pinard dit « Pic », photographie le travail de Brecht, avec l’idée d’être « l’enregistreur de ce qui se passe sur scène ». C’est là qu’apparait la notion de « captation » au sens large et surtout dans le respect d’un théâtre en tant qu’art total, un art qui se fait collectivement. Observateur privilégié des scènes du pays, « hors » ou « au » plateau, Bohumil Kostohryz suit ce précepte, faisant de son action photographique le fidèle reflet de l’action scénique. Après plus de deux décennies à photographier les spectacles luxembourgeois, Boshua – son surnom – est devenu une figure du domaine, si bien qu’être photographié par son œil, vaut un adoubement dans le milieu. Le photographe d’origine tchèque raconte comment il en est venu à « capter » le monde du spectacle Grand-Ducal.

Bohumil Kostohryz est né en 1972, où c’était encore la Tchécoslovaquie. Il vit sa majorité peu après la révolution de velours, et se retrouve diplômé en architecture de la faculté de Prague. Au début des années 2000, il s’installe au Luxembourg avec sa femme. « Encore étudiants, avec ma femme nous venions chaque été rendre visite à un ami luxembourgeois et on faisait des petits boulots auprès d’architectes. Un jour, on a voulu faire une première expérience au Luxembourg sur du moyen terme. On s’est installés en tant qu’architectes et on est restés ».

Déjà à cette période Kostohryz souhaite que la photographie occupe une place centrale dans sa vie. Le médium photographique était déjà là, avant même l’architecture : « Plus jeune, j’avais l’impression que dans la Tchécoslovaquie communiste tout le monde avait un agrandisseur à la maison, et que tout le monde faisait de la photo en noir et blanc », s’amuse le photographe. Il compare la photographie à l’écriture, lui utilisant les images pour mots, le cadrage pour grammaire, les séries pour chapitres. « Je cherche à traduire tout ce qui se passe autour de moi par la photo », résume-t-il.

« J’ai commencé en tant qu’architecte, mais je faisais déjà de la ‘représentation’, des photos d’architecture ou de la 3D. » Alors encore étudiant en architecture, il participe à un concours photographique, sous le parrainage de son professeur d’arts plastiques qui lui propose de devenir son assistant dans les cours de photo à l’université. Cours qu’il tiendra seul face à des jeunes de son âge, jeté dans le bain de l’enseignement d’une passion qui deviendra son gagne-pain. De nombreuses années plus tard, Bohumil Kostohryz ne peut pas de dénombrer ses photos. Son compte Flickr créé en 2009 indique 145 000 photos, mais il explique « beaucoup moins publier depuis plusieurs années ».

Cette abondance d’images pourtant n’est pas tant une frénésie, qu’une méthode qu’il applique depuis ses débuts, dans les nombreuses pièces de théâtre qu’il a shootées depuis les années 2000, là où cela a commencé pour lui dans le spectacle. « Je travaillais d’abord à traduire l’espace par la photo. Par hasard, vers 2004, j’ai rencontré l’équipe de Independent Little Lies à la Kulturfabrik. J’ai suivi ensuite Claire Thill qui jouait au Théâtre national de Luxembourg et finalement Frank Hoffmann m’a proposé de poursuivre avec eux. Et ainsi de suite, de spectacle en spectacle ». Progressivement, Bohumil Kostohryz est ainsi devenu une figure dans le milieu.

Quelques photographes occupent les scènes de spectacle du pays et depuis plus de vingt ans, Boshua en fait partie. Son assise dans le théâtre semblait être une évidence tant sa démarche photographique se veut être « une recherche perpétuelle de l’interprétation de la réalité et de la fiction par l’image », dit-il. Et de même, quand il photographie une pièce Bohumil Kostohryz raconte un « moment », et peut sortir une centaine de photo pour une pièce, laissant ainsi le choix aux metteurs en scène, acteurs, maquilleurs, scénographes, d’y déceler leurs moments phares.

Pourtant, toujours, se dégage une photo, ou au maximum une poignée, parmi la centaine, bien que la question du choix lui soit difficile. « Si la photo est un moyen d’arrêter un moment, la pièce vit encore dans mon esprit, et c’est longtemps encore très conscient. C’est pour cela que j’envoie toujours au moins six photos à la presse, par exemple. Pour mon agenda personnel sur mes réseaux sociaux, j’arrive à en choisir une, qui montre une action, une couleur, quelque chose de révélateur de la pièce ».

Les photos ont l’ambition d’inviter les gens à aller voir le spectacle, mais elles sont aussi nécessaires à la création. « Mes photos permettent à ceux sur scène d’avoir un regard complémentaire sur ce qu’ils font. Souvent, grâce à elles, ils se retrouvent profondément dans leur rôle et sont libérés. C’est comme une confirmation », détaille le photographe qui devient un nouvel œil extérieur. À chaque fois qu’il intervient, il devient témoin pour ceux qui ne sont pas là. « Néanmoins, une photo ou une vidéo ne remplacera jamais un spectacle vivant en tant que tel, chacun d’eux possédant une âme puissante ».

Avec cet état d’esprit et une objectivité sans faille, Bohumil Kostohryz observe de grands changements depuis son arrivée ici : « La qualité a indéniablement progressé à tous les niveaux, avec une forme de professionnalisation. Je remarque aussi qu’on peut voir des spectacles très variés au Luxembourg, des labos comme des pièces très ambitieuses en passant par des genres plus souterrains ». Il vit aussi l’évolution des artistes, qu’il côtoie sur scène ou en dehors. Plusieurs générations sont passées, passent et passeront devant son œil. Certains deviennent les grands noms du domaine ou pas. Cela l’importe peu, passionné qu’il est autant par le théâtre amateur que professionnel.

La grande force du photographe tchèque est de faire preuve d’une sincère bienveillance envers tous ceux et celles qu’il croise, et ce, jusqu’à dresser le portrait de nombre d’entre eux. Ce fut le cas tout récemment par exemple, pour les cinquant ans du Théâtre du Centaure. « Je ne suis pas quelqu’un qui va monter une exposition, mais quand on me propose de poser un regard quelque part, je suis tout de suite intéressé », explique Boshua qui possède logiquement dans sa bibliothèque des bouquins du portraitiste Richard Avedon. « Il m’a beaucoup motivé pour les portraits du Centaure. Moi qui aime photographier sur des fonds noirs, il a su me convaincre du fond blanc. Dans ce sens, je l’ai un peu revisité. Mais mon véritablement maître est Raymond Depardon. Lui aussi est arrivé dans la photo par hasard, et c’est par un certain naturel que ses images existent ».

Bohumil Kostohryz revit presque le même cheminement que l’artiste français dans son propre parcours, et comme lui, il s’intéresse au travail de documentariste, comme il a pu le faire avec la journaliste Marie-Laure Rolland autour de la danseuse et chorégraphe Anne-Mareike Hess, dans un film titré Le Corps en état d’urgence. « J’ai toujours envie de raconter ce qui se passe autour d’un spectacle. Il y a un univers, un cheminement, et surtout des gens qui façonnent des moments où la création prend vie. J’essaye d’aller là où il n’y a rien à voir. Je suis comme toi : devant une page blanche à remplir ».

Godefroy Gordet
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