Les résidences artistiques ont le vent en poupe. Elles fleurissent et à l’heure des quartiers d’été nous avions envie de rencontrer des résidents pour recueillir leurs impressions…
Quatrième halte, le 13 août, à Neimënster pour échanger avec Lénaïc Brulé. Le jour du rendez-vous, les lieux sont déserts, le centre culturel est en pause estivale. Lénaïc nous accueille dans une spacieuse cellule de travail dans le bâtiment Bruch en compagnie d’Alborz Teymoorzadeh, avec qui elle travaille.
Belge, vivant et travaillant à Bruxelles, Lénaïc Brulé est comédienne et metteuse en scène. Depuis le confinement, elle s’est aussi lancée dans l’écriture. Fin 2023, la jeune autrice répond à un appel à projets de Wallonie-Bruxelles International pour une résidence de six semaines à Neimënster (jusqu’au 14 septembre). Elle propose Femmes, Vie, Liberté !, fiction théâtrale qui a pour point d’ancrage le mouvement de contestation né en Iran il y a deux ans à la suite du décès de la jeune Kurde iranienne Mahsa Amini. L’artiste précise « ce projet est né d’une collaboration avec Alborz Teymoorzadeh qui est photographe et vidéaste et surtout qui est Iranien. On a beaucoup discuté sur ce mouvement et sur ce que veut dire vivre en Iran aujourd’hui ».
Pour la première fois en résidence à Neimënster, Lénaïc Brulé connait pourtant le Luxembourg. Ses premiers pas dans le pays l’ont conduite à Esch 2022, Capitale européenne de la Culture, où avec Franck Lemaire et Fábio Godinho, elle écrit King Grenouille pour les « Stammdësch » du Gueuloir. « Je me souviens de l’esprit de fusion, des ateliers d’écriture, des performances et du café Le Pirate à Esch-Lallange », rembobine-t-elle.
C’est lors de ce projet qu’elle a fait connaissance avec Alborz qui a réalisé un petit film sur un pan de l’histoire de King Grenouille. « Il a filmé, monté et apporté une touche artistique à notre présentation de fin de résidence » souligne Lénaïc. « Tout a été fait en 24 heures », ajoute le vidéaste en souriant. C’est lui qui, en 2023, a proposé à l’équipe de King Grenouille de remettre un dossier pour les « Nuits de la Culture » d’Esch-sur-Alzette. Ce sera Choix, une performance participative sur la question du libre arbitre, en lien avec la technologie.
Cette même année, Lénaïc et Alborz se lancent dans Porte-Voix, film photographique à partir de témoignages et d’histoires personnelles de personnes représentant la diversité culturelle du pays. Ils multiplieront ateliers d’écriture, de photo, de prise de sons. Le film est présenté en 2024 au Festival des Migrations puis lors de la soirée Openscreen du Luxembourg Film Festival.
Cet été, Lénaïc poursuit avec sa résidence à Luxembourg qui ravit cette habituée des résidences de format court en Belgique. « Cette durée me permet de travailler en immersion complète sur une nouvelle matière. Avec le contexte de l’abbaye, de l’été, du calme, de l’espace mis à disposition, je vais avancer » dit la metteuse en scène. Elle ajoute : « Il faut rester rigoureux, connecté à son sujet tout en ayant des moments de respiration ». Après une semaine, ses journées s’organisent entre de longues matinées, parfois dès six heures et de longues soirées de travail. L’après-midi est consacré à la lecture, aux balades, au yoga...
La comédienne a choisi la forme théâtrale pour l’écriture de Femmes, Vie, Liberté ! parce qu’elle est sensible au rythme et à la sonorité : « J’écris pour que ce soit dit ». Pour l’heure, elle élabore divers matériaux, construit monologues, dialogues, part de situations qui amènent à des questions. « Comment fait-on la fête avec une menace constante et oppressante ? Comment vit-on en permanence surveillée ou en risquant d’être dénoncée ? », se demande-t-elle. Elle pense déjà à des scènes où la surveillance sera très matérialisée. Elle mettra sans doute en scène un groupe de femmes dans un contexte de révolution et questionne la forme d’organisation qui caractérise les mouvements d’opposition de femmes en Iran.
Lénaïc écrit seule puis relit avec Alborz. « Il apporte d’autres dimensions que je ne connais pas, j’ai un point de vue européen, forcément formaté » dit Lénaïc qui aimerait rencontrer ici des femmes iraniennes. « Moi, je ne suis pas écrivain mais artiste visuel, j’observe, je me réfère à mes souvenirs, à des scènes précises », explique Alborz qui a quitté l’Iran en 2018. « Enfant, on n’avait pas de vidéo, juste des cassettes audio, on devait imaginer les choses. Quand tu lis une pièce, tu la crées d’abord dans ta tête. Il faut que le texte parle à la fois à un public européen et à un public iranien, chacun doit sentir que c’est réel » précise-t-il. Lénaïc qui est soutenue par le Centre des écritures dramatiques de Belgique, bénéficie par ailleurs des conseils de l’autrice Virginie Thirion, « un regard professionnel sur la forme, sur l’esthétique, cela m’aide beaucoup ».
Les femmes, surtout les plus vulnérables, que ce soit sous nos latitudes ou en dans les pays du sud sont au cœur des projets de Lénaïc. C’est le fil rouge de son travail. « Mon éducation y est forcément liée. Ma maman a toujours insisté sur l’indépendance financière et l’émancipation et les inégalités hommes-femmes m’ont toujours mises en colère. Au-delà des femmes, mon travail s’attache à rendre visible les invisibles ». Lénaïc s’est engagée dans le théâtre participatif, avec des acteurs amateurs, des femmes en situation de handicap, de grande précarité ou à la rue. Elle a aussi travaillé avec des femmes dans un village en Côte d’Ivoire : « Il faut être à leur écoute, le théâtre participatif est puissant ».
Femmes, Vie, Liberté !, le titre du projet de Lénaïc emprunte le slogan kurde mobilisateur repris lors du soulèvement de la jeunesse en Iran en septembre 2022. « Ce mouvement féministe m’interpelle comme les luttes de toutes les femmes pour leur liberté, leur indépendance, leurs droits, elles sont admirables et courageuses, elles le font au péril de leur vie ».
Lénaïc s’est plongée dans la documentation, dans des essais, des témoignages, « des fictions toujours ancrées dans le réel ». Elle interroge les origines du mouvement, l’histoire de l’Iran et de ses révolutions, « celle-ci est forte et très médiatisée en Europe parce qu’elle y est soutenue autant par les femmes que par les hommes, elle a un retentissement énorme mais les femmes iraniennes luttent contre le régime depuis le début des événements de 1979 ». Alborz commente : « Ce mouvement est bien plus grand que l’Iran, il a un écho dans le monde entier. Et si c’est important qu’il ait commencé avec les femmes, la suite ne dépend pas seulement de l’Iran et des femmes mais d’autres parties du monde et de comment les choses fonctionnent ».
Pour l’heure, alors qu’Alborz va continuer le projet à distance, son titre de séjour étant arrivé à terme, Lénaïc ne sait pas encore où sa fiction l’emmènera et où l’action se passera. « Je veux montrer les systèmes d’oppression et de surveillance utilisés dans d’autres pays ». Alors pour le savoir… rendez-vous pour une première restitution probablement mi-octobre.