L’ancien patron d’Ernst & Young, Raymond Schadeck, voit dans la crise du Covid-19 le catalyseur d’un changement de valeurs comparable à 1968.
Un portrait

Dans le monde d’après depuis dix ans déjà

Raymond Schadeck, rencontré dans la salle de réunion Covid-19 friendly de Luxexpo, organisation qu’il préside
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 31.07.2020

Dix ans Voilà dix ans en ce mois de juillet que Raymond Schadeck (65 ans en août) a commencé sa nouvelle vie. Le juriste et auditeur luxembourgeois quitte en juin 2010 la tête d’Ernst & Young (devenue EY). Il prend la présidence de Luxexpo, mais devient surtout moine bouddhiste. Stupeur dans la communauté d’affaires locale quand la photo paraît sur les réseaux sociaux. Raymond Schadeck pose avec son fils, crâne et sourcils rasés, devant un temple. Ils portent la tenue traditionnelle pour l’ordination, le kesa, et tiennent entre leurs mains le bol (patta) avec lequel ils ont demandé l’aumône des semaines durant au nord de la Thaïlande. 

La volte-face saisit alors le Landerneau de la finance luxembourgeoise. Raymond Schadeck (« Raym » pour les proches) vient tout juste de passer le relais, en janvier, à l’étoile montante du Big Four de Munsbach (le cabinet a déménagé en 2016 sur le Kirchberg), Alain Kinsch (38 ans alors), un autre élève de la « Norbert Becker school ». Raymond Schadeck avait rejoint l’homme d’affaires libéral en avril 1981 en la branche luxembourgeoise d’Arthur Andersen. Norbert Becker avait fondé le cabinet d’audit en 1979 et il a accueilli Raymond Schadeck au sortir de ses études parisiennes, en sciences économiques puis en droit. Le gros de la crise sidérurgique était passé. L’économie nationale se tertiarisait autour de la finance. Raymond Schadeck ne changera pas d’employeur au cours de sa carrière, sauf à considérer le passage d’Arthur Andersen sous le giron d’Ernst & Young à la suite du scandale Enron entre 2001 et 2002. Les manipulations comptables du géant américain de l’énergie (parmi les plus grosses capitalisations boursières) pour simuler des revenus commerciaux inexistants l’avaient conduit à la faillite et son auditeur, le cabinet Andersen, à exploser aussi. Celui-ci s’était montré bien incapable de signaler la supercherie.

Sept années plus tard au Luxembourg, en avril 2009, la Sicav (société d’investissement à capital variable, un véhicule censé répondre aux critères les plus stricts de sécurité pour les investisseurs) Luxalpha, liée au financier US Bernard Madoff, était déclarée en faillite. L’auditeur, Ernst & Young, n’avait pas vu l’arnaque là non plus. Dans son rapport annuel 2008, la CSSF estime l’exposition à 1,9 milliard d’euros, soit 0,15 pour cent de l’encours des organismes de placement collectif luxembourgeois à l’époque, un montant proportionnellement considérable. Pour les liquidateurs Paul Laplume et Alain Rukavina, dans l’assignation citée par Le Monde en 2010, le cabinet d’audit a commis « une faute professionnelle grave ». Les litiges visant notamment EY et UBS (la banque dépositaire) patinent onze ans après le jugement de liquidation du fonds massivement exposé au Ponzi de Madoff. Contactée, Isabelle Wekstein, une avocate des investisseurs français exposés qualifie les procédures luxembourgeoises de « scandale ». Mais son écho s’étouffe dans les tristes couloirs du tribunal commercial. 

Capital Karma Pour autant, assure Raymond Schadeck, la fin de son aventure à la tête du cabinet d’audit n’a rien à voir avec la débâcle Madoff. « Aucunement », insiste-t-il. Son heure au sein du Big Four était venue et convenue dès le début de son mandat en 2006. Ces industries dévoreuses de matière grise servile à l’industrie financière recrachent leur proie dès les premiers signes de vieillesse. À 55 ans, « Raym » revient sur le marché. Mais avant de se lancer dans une nouvelle aventure, il participe à cet executive program pour moine bouddhiste en Thaïlande à la frontière de la Birmanie. « Une expérience qui a changé ma vie », nous explique-t-il lundi dans la salle de conférence de Luxexpo fraîchement réaménagée en mode Covid-19 friendly. L’intéressé relativise néanmoins le rite initiatique. En Orient, les hommes se retirent régulièrement et pendant des périodes assez longues pour « faire du karma ». Par exemple lors de décès dans la famille, pour méditer, « un mois, sans téléphone, sans montre, sans argent, à dormir sur une planche de bois », raconte notre interlocuteur. Il cite le « self-help book » The Monk Who Sold His Ferrari, l’histoire d’un avocat à succès qui redonne un sens à sa vie grâce à un exil en Himalaya auprès des moines. « C’est un peu moi, oui », admet Raymond Schadeck, qui goûte au plaisir propre au bouddhisme de rester son seul juge. 

Régénéré, à son retour, il partage sa vie en deux… ou tente en tout cas de le faire. Il s’engage dans la vie associative. Il sert un maximum de causes. Localement il participe aux initiatives visant à moderniser le Luxembourg dans ce qui s’avèrera le crépuscule du CSV Stat. Citons Focal (Fondation ouverte pour la construction de l’avenir du Luxembourg), 5 vir 12 ou, plus récemment, Mindfulnation. L’idée de ce dernier projet consiste à créer « une communauté de gens qui sont heureux » et à propager le bien-être autour de soi. « Est-ce pour vous laver de vos années dans la finance ? », lui demande-t-on cette semaine. Raymond Schadeck répond qu’il n’a jamais connu la crise durant sa vie professionnelle. « Peut-être est-ce le moment de rendre quelque chose à ce pays qui m’a tant donné », poursuit-il. À l’étranger, le nouveau philanthrope participe à l’érection d’une école pour enfants réfugiés birmans en Thaïlande, un projet piloté par son fils. « Un journaliste m’a une fois demandé pourquoi. Je lui ai répondu que j’étais égoïste. Ça fait tellement de bien, tellement de bien de voir, tous les ans ou deux fois par an, ces 64 enfants heureux dans leur école ».

Conflicted Pour gagner sa croute, Raymond Schadeck se reconvertit dans l’administration de sociétés, qui passera par la réalisation d’un executive program, un vrai, à l’Insead. Il commence par présider Luxexpo, joint venture de la Chambre de commerce et de la Ville (plus quelques banques) pour placer le centre de conférence au service des entreprises luxembourgeoises. Raymond Schadeck multiplie les mandats dans des groupes internationaux comme Sodrugestvo (agroalimentaire russe) ou Intesa Sanpaolo Holding (banque italienne) ou nationaux : Luxinnovation (GIE), Minusines ou Raiffeisen. Membre (et un temps président) de l’Institut luxembourgeois des administrateurs (ILA), Raymond Schadeck cumule aujourd’hui neuf engagements. L’intéressé confesse à demi-mot qu’il y a dorénavant une patte Schadeck dans les groupes pour lesquels il opère. Par exemple, Raiffeisen, une banque dont il aime vanter la nature coopérative, sans actionnaire à enrichir, vise des placements cent pour cent durables à moyen terme. Chez CDCL, on ambitionne de construire intégralement vert endéans cinq années. Chez Snapswap, on réfléchit aux solutions bancaires de demain. « Toutes ces boîtes (dans lesquelles il figure au conseil d’administration, ndlr) conduisent des réunions stratégiques de plus en plus fréquemment pour déterminer où ces évolutions vont nous mener dans trois ou cinq ans », témoigne l’administrateur. L’ancien auditeur apprécie apporter sa contribution… sans toutefois se déclarer irremplaçable. Les femmes, dit-il, sont d’ailleurs l’avenir de l’homme. L’administrateur se réfère à son mandat chez Intesa en Serbie où seuls « deux types » figurent dans le management, trusté par des femmes. Pourquoi ? Parce que le pays est une ancienne Fédération d’une république socialiste, dit-il, et que le régime accordait la même place aux deux genres dans le monde professionnel. Aujourd’hui, Raymond Schadeck relève que les pays qui ont le mieux géré la crise sanitaire sont dirigés par des femmes : Nouvelle Zélande, Allemagne ou encore Finlande.

Pour cet observateur (sans doute en est-il aussi acteur) du changement, la crise du Covid-19 catalyse le bouleversement des valeurs. Il verse dans le style littéraire du « monde d’après » (des plus barbants, jugeront certains), mais y bénéficie d’une certaine légitimité compte tenu de son anticipation voilà une décennie. « Je suis convaincu qu’on entre dans une nouvelle ère », dit-il. Fini le consumérisme à outrance. Ce qu’on croyait acquis, ne l’est plus forcément. Le monde politique y verrait l’opportunité d’accélérer, de lutter contre le changement climatique, croit-il encore. Le modèle d’affaires du Grand-Duché serait contesté. « Les acteurs du secteur financier sont pris en sandwich. Beaucoup ont des problèmes de liquidité et ils sont challengés pour trouver des produits de développement durable », sur le long terme donc. Or, souligne-t-il encore, le modèle de rémunération est pensé sur le court terme : « Le bonus du patron d’une banque est fonction de la fin du trimestre. C’est un changement radical qu’il faut conduire. » Les grandes fortunes seraient naturellement poussées à investir dans le social, ne serait-ce que pour des raisons de réputation.

« En tant qu’ancien auditeur, je me rappelle du temps où les sociétés étaient fières de mettre dans leur rapport annuel que sur les bénéfices du groupe, elle n’avaient payé que cinq pour cent d’impôt. Aujourd’hui elles doivent montrer avoir payé au moins vingt pour cent », ironise-t-il. Des sacrifices s’imposeraient. Il cite la pyramide de Maslow, remise au goût du jour avec le confinement. Elle hiérarchise les besoins personnels : physiologiques, de sécurité, d’appartenance, d’estime et de s’accomplir. On lui fait remarquer une possible obscénité à prêcher la frugalité quand on a, comme lui, alimenté la bête capitaliste et profité de ses juteux profits. « Tout cela, oui, probablement je n’aurais pas pu le faire sans mon indépendance financière », euphémise-t-il. Il n’en démord pas moins. Poussé par un changement générationnel (il se réfère régulièrement à ses deux enfants, des milenials), on n’aura pas vraiment le choix. Les crises deviennent la normalité, qu’elles soient sociales, géopolitiques ou climatiques. « Je compare cette période à 1968, à un changement culturel fondamental parti des jeunes et qui se reflète progressivement sur toute la société ».

Pierre Sorlut
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