Interview avec l’historien Paul Zahlen sur la compagnie d’assurance La Luxembourgeoise et les milieux d’affaires catholiques au XXe siècle

Les catholiques capitalistes

d'Lëtzebuerger Land vom 19.06.2020

d’Land : Pendant trois ans, vous avez décortiqué l’histoire de La Luxembourgeoise et surtout de sa création en 1920. Pourquoi les milieux catholiques ont-ils attendu ce moment-là pour lancer une société d’assurance et de placement ?

Paul Zahlen : C’est un moment de basculement. Le capital allemand se retire du pays, remplacé par des capitaux français et belges. Vers 1920, une certaine bourgeoisie luxembourgeoise comprend qu’il y a un terrain à occuper. La Banque générale est créée pratiquement au même moment, ainsi que d’autres sociétés d’assurance comme le Foyer ou la Nationale luxembourgeoise. Le capital luxembourgeois aperçoit donc de nouvelles perspectives de développement.

Qui étaient les fondateurs de La Luxembourgeoise ? D’où venaient-ils ?

D’un point de vue géographique, les premiers actionnaires venaient notamment de villages comme Dippach, Roedgen, Sprinkange, Weiler-la-Tour, Fingig, Roeser, Limpach. Donc de toute cette zone située entre la capitale bourgeoise et le Sud industriel. Cette position symbolique de l’entre-deux se reflète dans la volonté de relier un passé plutôt rural – dont on se rendait compte qu’il était en train de disparaître – au futur qui appartenait à l’industrie et aux employés. Les jeunes loups issus de l’Akademikerverein [association d’étudiants catholiques] avaient très tôt compris que la société allait se faire sur la base du salariat. Les historiens critiquent souvent la droite de l’époque pour ses idées corporatistes. Moi, je pense plutôt qu’ils avaient bien senti le vent du changement.

Ce réseau d’affaires catholique était très hétérogène : Un brasseur ultra-monarchiste, des jeunes juristes chrétiens-sociaux, des riches paysans catholiques… Qu’est-ce qui les unissait ?

Oui, tous ces courants idéologiques, appartenant à ce qu’on peut appeler la droite catholique, existaient au sein du conseil d’administration de La Luxembourgeoise. On y trouve Hubert Loutsch, un homme politique et avocat d’affaires marié à une des héritières de la brasserie de Clausen. On y trouve des notaires comme Edmond Reiffers, notaires qui jouaient à l’époque un rôle de banquier. On y trouve des jeunes juristes comme Aloyse Hentgen, issu des cercles étudiants catholiques mais également proche des syndicats, des scouts et du monde rural. Sans oublier une ribambelle de paysans dont la présence dans l’actionnariat s’explique à mon avis par l’enrichissement d’une frange de l’agriculture pendant la Grande Guerre. Idéologiquement, le CA était donc tout sauf cohérent. D’ailleurs, en 1925, les tensions politiques qui mènent à la démission du gouvernement Reuter se répercutent franchement au sein des organes dirigeants de La Luxembourgeoise. Mais il ne faut pas s’imaginer les réseaux d’affaires comme des cercles d’amis ou les réduire à des copinages, à des Seilschaften. Je pense que c’est beaucoup plus subtil. Au fond, c’est une question de confiance. Cela ressort clairement des sources d’archives. Cette confiance est basée sur des projets communs, des relations d’affaires passées, mais également sur le principe qu’on ne laisse pas tomber ses proches, même si ce sont des « brebis galeuses ».

On lit souvent que les jeunes juristes catholiques, souvent issus de familles paysannes, se sentaient marginalisés par les notables libéraux liés à la sidérurgie. Estimaient-ils avoir une revanche à prendre ?

Les fondateurs de La Luxembourgeoise se voyaient comme patriotes, comme représentants du peuple contre l’élite. Alors que les dirigeants de la sidérurgie, ils les présentaient comme représentants du capital « étranger ». Ce discours se situe quelque part entre conservatisme rural et une nouvelle forme de populisme. Les premiers actionnaires de La Luxembourgeoise avaient le projet de construire un capitalisme national. À leurs yeux, il s’agissait une question de souveraineté. Ils pensaient que rassembler du capital purement luxembourgeois permettrait de renforcer l’indépendance du pays. C’était illusoire sur le fond, mais c’était leur but.

Ce rêve de créer un capitalisme luxembourgeois s’est donc soldé par un échec ?

En tout cas par une non-réussite, ou alors une réussite très partielle. À ses débuts, La Luxembourgeoise était une société d’assurance et de placement, donc également une banque. Dans l’entre-deux-guerres, elle achetait des actions de firmes belges, notamment des titres coloniaux liés au Congo. Mais la branche Placement n’a finalement jamais réussi à rassembler assez de capitaux luxembourgeois. Le contexte économique instable des années vingt et trente ainsi que l’endettement de certains gros clients (comme la Brasserie de Clausen) ont d’ailleurs failli couler la société. Suite aux dispositions légales de 1968, les branches Banque et Assurances sont séparées et les activités bancaires reprises par la Banque du Benelux. La Luxembourgeoise gérait à ce moment-là 3 500 comptes, ce qui est très, très peu. La participation bancaire est cédée à la fin des années 1970, un peu paradoxalement au même moment où la place financière commence à décoller.

Lors de vos recherches vous êtes tombés sur un document qui semble totalement incongru au lecteur d’aujourd’hui. Il s’agit d’une liste d’une cinquantaine de pages publiée le 7 décembre 1923 au Mémorial. Elle détaille les revenus de chacun des contribuables luxembourgeois. Quels enseignements en avez-vous tiré ? Notamment sur les inégalités au Grand-Duché de l’époque ?

On y voit très clairement que les capitalistes liés à la sidérurgie sont au top. Puis arrivent, loin derrière, les hauts fonctionnaires et certains avocats. Si on prend comme référence le salaire moyen d’un ouvrier, qui était d’environ 4 000 francs luxembourgeois, les écarts sont énormes. En revenus annuels, Edmond Muller-Tesch déclare 350 000 francs, Norbert Le Gallais 300 000, Paul Wurth 164 000 et Léon Laval-Tudor 179 000 francs. Les revenus des actionnaires de La Luxembourgeoise sont bien en-deçà. On voit donc qu’aux débuts, les actionnaires de La Luxembourgeoise n’étaient pas des gens très riches. C’est vraiment un autre monde. Aloyse Hentgen, jeune avocat à l’époque, déclare 15 000 francs de revenus. Même Hubert Loutsch, avocat d’affaires et ancien ministre d’État, ne gagne « que » 42 000 francs par an.

Est-ce que ce document était politisé à l’époque ? On s’imagine les syndicats citer la liste et dire : « Regardez, votre patron gagne mille fois plus que vous. Littéralement. »

Pas que je sache. Mais il est frappant de constater que la transparence est considérée comme normale à l’époque. La liste est établie pour introduire un supplément d’impôt. Dans les années 1920, tous comprennent la nécessité d’augmenter la charge fiscale. Il y a une conscience partagée que l’État devra se positionner dans le domaine économique, quitte à s’endetter. Mais je pense qu’il y a toujours eu une ambiguïté par rapport à l’État au Luxembourg. L’État ne se veut pas central mais l’est de facto dans beaucoup de domaines. Depuis le début de la pandémie Covid, on voit que le rôle de l’État dépasse la sécurité sociale et les infrastructures. L’État est devenu une sorte d’assureur en dernier ressort.

Justement : à ses débuts, La Luxembourgeoise achetait énormément d’obligations publiques.

C’est que le cautionnement des assurances, c’est-à-dire les garanties à déposer, était légalement basé sur les titres publics. En 1922, environ le tiers du portefeuille de La Luxembourgeoise est constitué de titres publics. Les compagnies d’assurances drainaient donc l’épargne privée vers l’investissement public. Mais dès les années 1960, elles commençaient à avoir du mal à placer leurs garanties. Il n’y avait tout simplement plus assez de titres publics. En 1968, une loi autorisait donc les assurances à déposer leurs garanties en hypothèques immobilières.

Ce qui est venu renforcer l’attrait de l’immobilier ?

Oui, cela a facilité la décision de La Luxembourgeoise de construire à la fin des années soixante un nouveau siège rue Aldringen, dans les nouvelles volumétries permises par le Plan Vago, tout en faisant considérer l’hypothèque sur cet immeuble comme garantie. Dans les années 1980, La Luxembourgeoise investira dans l’immobilier dans le quartier de la Gare, puis à partir des années 2010 au Kirchberg. La société a toujours tenté de rentabiliser au maximum ses immeubles. Même son siège historique était en partie loué.

Jusque dans les années 1980, La Luxembourgeoise restait une affaire moyennement rentable. Durant les premières décennies, les actionnaires se sont donc peu servis ?

C’est ce qui apparaît de l’analyse des bilans et des comptes d’exploitation. Au début, les membres du CA avaient des tâches bien définies, ils fournissaient un travail concret, quasi-journalier, rémunéré par des indemnités. Ils ont donc vécu de la société mais sur base d’un travail concret. Dans les archives on voit que pour la direction il n’y avait pas de petits bénéfices. Le moindre détail fiscal était analysé sous tous les angles. Ce qui me semble aussi lié aux dirigeants : la famille d’Aloyse Hentgen [grand-père de Pit
Hentgen et de François Pauly, les deux cousins qui dirigent actuellement LaLux] venait d’un monde rural où chaque franc comptait.

La courbe des bénéfices décolle à partir de la seconde moitié des années 1980. Depuis 2010, les dividendes payés aux actionnaires dépassent les dix millions d’euros par an.

Ceci reflète un processus de financiarisation. La création de la Compagnie financière La Luxembourgeoise, la société-faîtière des activités du groupe, en est le reflet. La rentabilité de l’activité d’assurance doit être garantie, mais en réalité ce n’est plus ça qui rapporte le plus. Les bénéfices proviennent désormais aussi des rentrées financières, que ce soit de l’immobilier ou d’actions.

Quels sont, dans ce contexte de financiarisation, les liens entre LaLux et le grand capital belge ?

Je pense que des relations de confiance se sont nouées en 2001, au moment de l’entrée de La Luxembourgeoise dans le capital de la multinationale brassicole Interbrew. Trois ans plus tard, La Luxembourgeoise prend des participations dans Cobepa, une société fondée et contrôlée par des riches familles belges et européennes.

Vous avez pu consulter des dizaines de milliers de documents internes de Lalux. Avec quelle impression générale êtes-vous sorti de cette plongée ?

Dans l’historiographie, on a tendance à se focaliser sur les crises et les scandales qui retiennent l’attention. En écrivant l’histoire de La Luxembourgeoise, j’ai tenté de retracer l’histoire d’une « normalité » économique. D’une certaine façon, les crises font partie de cette normalité. L’assurance c’est une activité financière, mais qui reste très terre-à-terre. Il faut produire des polices d’assurance, approcher les gens, gagner leur confiance, les fidéliser. Le quotidien d’une société est dominé par des problèmes d’organisation interne qui doivent être constamment résolus. La formation des employés, la gestion des ressources humaines, tout cela est très ardu. Ce n’est pas un hasard si La Luxembourgeoise organisait ainsi de très nombreuses fêtes d’employés ou des excursions. Cela montre la volonté des dirigeants de motiver leurs salariés et leurs agents, de créer une cohésion.

Comment se présentait la situation des femmes employées par La Luxembourgeoise ?

Seule la secrétaire de direction était considérée comme cadre après la Seconde Guerre mondiale, toutes les autres femmes se trouvaient en bas de l’échelle des qualifications et des salaires. Comme dans la plupart de sociétés luxembourgeoises, les « Jofferen » étaient tenues de démissionner au plus tard six mois après leur mariage. Et ceci jusqu’en 1971.

La monographie en deux tomes de Paul Zahlen (La Luxembourgeoise – Cent ans d’assurances au Luxembourg, 1 200 pages) paraîtra dans les prochains mois aux éditions Binsfeld. La date de publication initiale, qui devait coïncider avec le centenaire, a été repoussée à cause de la pandémie. Le livre est le résultat d’un « contrat de prestation de recherche » conclu en 2015 entre la Fondation LaLux et l’Uni.lu. La compagnie d’assurance s’y engage à financer le projet de recherche et sa publication, et à ne pas en modifier le contenu scientifique ou littéraire.

Bernard Thomas
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