Paul Rauchs contemple les effets de la pandémie dans des essais bien mesurés

Yvan avec le divan

d'Lëtzebuerger Land vom 23.04.2021

Virons le virus ! Essai de journal (dé)confiné, le livre de Paul Rauchs se lit comme une chronique précise, bien recherchée et bien mise au point qui grouille de références littéraires, artistiques, cinéphiles et philosophiques. On y retrouve Brel, Sartre, Proust, Philémon et Baucis, Ingmar Bergmann, mais aussi des expressions de tous les jours à double ou triple sens. Il fait allusion à des lectures et réflexions partagées, probablement reprises par quelques un.e.s pendant le confinement (que ce soit La Recherche proustienne, Les mots de Sartre ou La Peste de Camus). Débutant le soir avant le commencement officiel du confinement en mars 2020, le protagoniste Yvan, un psychanalyste luxembourgeois, livre un panorama des différents symptômes sociaux et culturels que la pandémie révèle ou accentue ; et qui sont le sujet des mini-essais. Yvan est le véhicule utilitaire, « Erzählanlass », la raison pour écrire, pas tant le protagoniste qui se met lui-même en scène, que le cadre de réflexions ouvertes des essais portant sur l’écoulement du temps, l’hygiénisme accentué, les frontières mondiales et celles dans les têtes, effacées ou relevées par la nouvelle politique, le changement perceptible des habitudes, de l’estime de soi, du monde autour de nous. Apparaissent au fil des pages le masque, la distanciation sociale et la solidarité et solitude.

En lisant ce livre en 2021, on retrouve des dates et des événements clés de notre Histoire récente et de la pandémie. Notamment le confinement national, Ischgl, où « les happy few ont attrapé le virus en fêtant » et Mulhouse – et même si les lecteurs et lectrices connaissent évidemment ces dates par cœur, on sent déjà que ce livre pourra durer. Il livrera la chronique des événements, à une autre génération ou à nous-mêmes, qui, dans quelques années, allons tourner à nouveau le regard sur cette période pour conclure, résumer, comparer nos enjeux actuels à l’état des connaissances futures. Tandis Camus dessine dans La Peste une chronique focalisée sur différents personnages incorporant des thèses, des traits de caractère et opinions politiques ou humanistes, Rauchs livre un panorama de différents aspects sociaux et culturels. Des sujets fascinants même pour ceux qui sont en train de vivre cette chronique, ces bouleversements.

Le style est aussi bien travaillé et et les mots choisis qu’ils sont légers à lire. Le ton est influencé par les sources et références citées, que ce soit Jean-Jacques Rousseau ou Victor Klemperer qui analysa dans Lingua Tertii Imperii le langage du nazisme, une approche qui est reprise ici dans une étude du langage contemporain, surtout le langage de la pandémie. Annoncée avec des jeux de mots du protagoniste Yvan lui-même, incluant des locutions et tournures qu’on entend aussi bien chez le boulanger que dans les médias, des néologismes, des mots utilisés pendant la pandémie qui sont dotés d’un nouveau ou double sens sont décryptés. Yvan contemple les anglicismes, le son du « lockdown » qui, avec sa « consonne explosive ck en plein milieu du mot », rappelle le « shut-up » anglais ; il thématise la proximité du champ sémantique et des références entre « l’art de la guerre » et « l’art de guérir ». De l’analyse du langage et du son découle une analyse du sens, des connotations et réalités sociales, mises au point avec beaucoup de sagesse et un raisonnement bien expliqué, puisant dans la littérature, l’art et les lettres, la philosophie et l’histoire, avec quelques clins d’œil aux psychanalystes. Il se sert de ces sources pour justifier ou souligner ses thèses, travaille avec des citations bien choisies, servant à l’argumentation présentée. Yvan ne s’applique pourtant pas uniquement aux limites et aux significations du langage, mais aussi aux changements de circonstances, ou à la perception du monde, qui est en train d’évoluer et d’adapter son focus. À travers le langage, il analyse et réorganise l’ordre des choses, en référence claire à ses modèles littéraires. Yvan constate de justesse que « l’œil rivé sur la courbe fléchissante du nombre de nouvelles infections », incite à perdre de vue « les mesures pour rendre le monde ‘d’après’ moins vulnérable à de nouvelles attaques sanitaires ou autres ». Il établit un psychogramme de la société, non seulement de la société pendant la pandémie, mais aussi de la société contemporaine tout court, à travers les effets et symptômes qui se révèlent à travers la gestion de la pandémie. C’est la lecture et le résultat de lectures qu’on attendait et cherchait pendant ces mois de confinement. Résultat de lectures sans doute en grande partie identiques à nombreux bibliophiles, qu’il faut lire maintenant ainsi que dans des années encore.

Paul Rauchs a grandi à Esch-sur-Alzette. Il exerce comme psychiatre et psychanalyste au Luxembourg et a déjà publié quatre livres, dont l’essai Du bon usage de la nostalgie (L’Harmattan, 2020) ou Louis II de Bavière et ses psychiatres (L’Harmattan, 2000). Il a aussi travaillé en tant qu’auteur de nombreux articles parus dans la presse écrite et audiovisuelle (dont le Lëtzebuerger Land où il signe une chronique régulière, Les maux dits d’Yvan).

Paul Rauchs, Virons le virus ! Essai de journal (dé)confiné. Capybarabooks 2021. 144 pages. 17,95 euros.

L’auteur dédicacera son livre ce samedi 24 avril de 10h30 à 12h, à la librairie Diederich à Esch-sur-Alzette

Claire Schmartz
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