Bon chasseur L’acquisition le mois dernier du château de Birtrange par un partenaire de chasse du Grand-Duc Henri rappelle indirectement les enjeux du financement du train de vie du souverain et de sa famille. Jos Bourg, le nouveau propriétaire de cette très chic bâtisse du XVIIIe siècle et de ses 85 hectares de forêts avait racheté voilà quelques années, via sa société immobilière Stugalux, les terrains adjacents au château de Colmar-Berg. En 2009 puis 2014, Stugalux avait repris à l’administration des biens du Grand-Duc les parcelles d’une ancienne ferme (au lieu-dit Welsdorf) de la Cour pour y bâtir 36 habitations. Les localités de Berg, où réside le Grand-Duc en fonction, Welsdorf et Birtrange, se succèdent le long de l’Alzette sur une poignée de kilomètres, au milieu d’hectares de forêts… terrain de jeu des chasseurs, mais pas que.
C’est peu connu et surtout peu documenté, la famille grand-ducale compte parmi les principaux propriétaires forestiers du pays. Selon les informations recueillies par le Land, malgré un manque de ressources historiques et administratives, 1 475 hectares de forêts sont logés dans le fidéicommis, sorte de trust taillé sur mesure pour le chef de l’État afin d’y lier le patrimoine familial au statut et non à sa personne. À son apogée, la famille grand-ducale a possédé 3 667 hectares de forêts au Grand-Duché, qui en compte presque 90 000. Les Geschichtsfrënn vun der Gemeng Nidderaanwen rapportent que le premier Grand-Duc Guillaume Ier de la maison Orange-Nassau a vendu aux enchères les forêts du Grünewald, la plus grande forêt dont la couronne avait hérité après la révolution et le département des Forêts qu’est devenu le Luxembourg sous Napoléon. Le successeur Guillaume II en a racheté de grandes parties. D’autres sources proches de la Cour rapportent néanmoins que la plupart des forêts ont rejoint le patrimoine de la famille avec le Grand-Duc Adolphe. Le premier membre de la branche Nassau-Weilbourg avait reçu en 1866 un petit pactole de la Prusse au titre d’indemnité pour l’annexion du Duché de Nassau sur lequel régnait Adolphe avant de s’allier à l’Autriche, qui a perdu la guerre contre les Prussiens. Avec ses deniers, le duc déchu s’est acheté le château cossu de Hohenburg, au sud de la Bavière, à Lenggries. Le domaine est entouré de forêts riches en gibier, de quoi s’adonner à sa passion la chasse. Lorsqu’il est devenu Grand-Duc, après le décès de son cousin Guillaume III des Pays-Bas (qui n’avait qu’une fille, alors non éligible au trône, réservé aux mâles en vertu d’un Pacte de famille), Adolphe a utilisé son pécule pour acheter des forêts luxembourgeoises, au Grünewald, à Fischbach, à Mersch et à Colmar-Berg. La Grande-Duchesse Charlotte, première souveraine à réellement se lier au Grand-Duché et à son territoire, a vendu le château bavarois en 1953, mais la famille a gardé 790 hectares de forêts au lieu-dit voisin du Vorderiss.
Chasse de cour Aujourd’hui l’administration des biens du grand-duc dispose de 625 hectares de forêts autour de Fischbach, lieu d’attache de la famille (résidence du Grand-Duc héritier et de l’ancien Grand-Duc… ou du Lieutenant-représentant quand le souverain est absent, à l’instar de l’époque de Hohenburg). Il s’agit de chasses et d’exploitation forestière. La famille grand-ducale possède en outre toujours 850 hectares dans la forêt de Grünewald (sur 4 500 au total), à la bordure nord de la capitale, des parcelles collées à Dommeldange et Beggen. Ces forêts ont également été acquises dans une logique de chasse et entretenues comme telles. La forêt du Grünewald recèle pour vestige le Geeschterhaische, petit pavillon de chasse où Adolphe, puis son fils Guillaume IV, y conviaient invités et familles. Six chênes ont été plantés à proximité lors des naissances des six princesses, dont Marie-Adelaïde et Charlotte devenues souveraines (il n’en reste que cinq à cause d’une maladie développée sur l’un d’entre eux). La chasse est vue par la sociologie comme un élément structurant des groupes humains. « Les ressources carnées déterminent l’exploitation des territoires et ont contribué, par la mise en œuvre des méthodes cynégétiques fondées sur la coopération et la coordination, au développement es facultés cognitives », écrivent Philippe Erikson, Isabelle Sidéra et Emanuele Vila. De nécessité la chasse est devenue loisir et dans une certaine mesure prestige, notamment par l’appropriation de l’espace. « La chasse bourgeoise (en opposition à la chasse des ruraux dépaysannés devenus ouvriers qui jouissent de la collectivisation d’un terroir, ndlr) se pratique dans des sociétés privées et concerne surtout les membres des fractions riches en capital économique des classes supérieures. Elle permet aux détenteurs de chasses (…) d’entretenir un système de relations tout en faisant montre de leur pouvoir social », analysent les ethnologues Michel Bozon et Jean-Claude Chamboredon en 1980. Dans cette optique le Grand-Duc côtoie d’autres têtes couronnées ou des notables locaux, comme aujourd’hui Jos Bourg, précédemment cité, ou René Grosbusch (de l’entreprise éponyme, fournisseur de la Cour grand-ducale).
Mais la jouissance de ces chasses coûte en entretien. Et l’homme d’affaires Norbert Becker, administrateur des biens du Grand-Duc depuis l’an passé et la réforme de la Maison grand-ducale, réfute la théorie développée dans Business Insider selon laquelle le patrimoine du chef d’État s’élèverait autour de 3,5 milliards d’euros. Au cours du XXè siècle, la Cour s’est délestée de nombre de ses forêts pour alternativement renflouer ses comptes ou répondre à des besoins stratégiques nationaux. La plus ancienne transaction date de 1934 dans un jeu à plusieurs bandes lié aux rumeurs toujours démenties de renflouement des caisses après des pertes à la table de jeu du prince Félix (conjoint de la Grande-Duchesse). L’État rachète alors 775 hectares au Grünewald (Kiem, Waldhof), ainsi que le château de Berg (où l’on peut voir un certain nombre de trophées de chasse dans un atrium). Les derniers échanges datent de 2008 avec la vente de 384 hectares de forêts à Colmar-Berg pour 7,5 millions d’euros. La même année a été signée une concession du droit de superficie sur les 850 hectares détenus par le Grand-Duc dans la forêt du Grünewald pour un euro symbolique. L’État assure l’entretien et exploite la forêt. Arrivé quelques années plus tôt à la plus haute fonction étatique, le Grand-Duc Henri avait souhaité rationaliser les finances privées de la Cour. Quelques mois plus tôt, « pour que ses frères et sœurs puissent jouir de l’héritage », le Grand-Duc Henri avaient envisagé les ventes de forêts en périphérie de la capitale et de bijoux de la Grande-Duchesse Joséphine-Charlotte. « Quoique relevant de la sphère privée, je réalise qu’elles ont déçu », avait écrit le chef de l’État dans un communiqué. En 2003, le Grand-Duc Henri avait déjà vendu 168 hectares du Grünewald (zone Niederanven) pour 3,1 millions d’euros afin de permettre la construction de la Nordstross. En 1968, son père le Grand-Duc Jean avait cédé 37 hectares de bois et terrains agricoles à Berg (pour un peu plus de dix millions de francs) et permettre la construction de la piste Goodyear. En 1978, 68 hectares du Pettenerbesch de Mersch ont été vendus pour 16,75 millions de francs. Ces transactions réalisées avec le gouvernement figurent dans le tableau diffusé par le ministère d’État en 2008 au moment de l’émoi populaire, dans un accès de transparence inédit, le patrimoine de la famille grand-ducale étant toujours couvert d’un voile pudique. Apparaissent aussi dans le document les ventes d’autres joyaux familiaux comme le château de Vianden (22 millions de francs) en 1977, les terrains du Marstall, derrière la route d’Arlon, en 1978 (115 millions de francs, soit presque trois millions d’euros, la seconde transaction en valeur).
Business coûteux Les forêts du Grand-Duc constituent un actif significatif. L’enjeu pour la famille grand-ducale consiste aujourd’hui à consolider le domaine à Fischbach comme des propriétés tournées vers la chasse, mais aussi vers l’exploitation du bois. Comme le souligne le mensuel Forum dans sa dernière édition, la filière bois joue un « rôle stratégique » dans la transition vers une économie durable. L’ingénieur forestier et dirigeant du Wood Cluster Philippe Genot y détaille la ressource nationale. Répartie sur 90 000 hectares, la forêt couvre un tiers du territoire. Chaque année, 500 000 mètres cubes de bois sont récoltés, dans une logique de perpétuation de cycle et donc de manière raisonnée. « La forêt constitue un capital exceptionnel, un modèle quasi unique de prélèvement durable, à la croisée des enjeux écologiques, économiques et sociétaux », professe Philippe Genot sans toutefois donner de chiffres. Contacté, le chef du Wood Cluster explique qu’un hectare produit en moyenne cinq mètres cubes par an, à cinquante-soixante euros l’unité. La productivité et valeur foncière dépendent du peuplement. Des feuillus (64 pour cent de la surface totale) comme les hêtres luxembourgeois sont rares, mais difficiles à exploiter avec notamment beaucoup de branchage et une silhouette irrégulière. Les résineux (36 pour cent) comme les épicéas portent davantage de valeur intrinsèque car plus faciles à exploiter, mais moins utiles écologiquement. Puis une monoculture est plus exposée aux risques de maladies. En gros, les 675 hectares détenus par la Cour à Fischbach rapporteraient potentiellement pas loin de 200 000 euros de recettes annuelles.
Philippe Genot indique par ailleurs que la valeur de l’hectare s’établit en moyenne entre 30 et 40 000 euros, mais oscille dans un large spectre entre 25 et 70 000. En se basant sur un prix moyen et en partant du principe que les parcelles royales constituent deux blocs, à Fischbach et au Grünewald, la valeur foncière de la forêt du Grand-Duc s’établirait autour des cinq millions d’euros, bien loin des trois milliards de Business Insider. Quant aux bénéfices éventuels de l’exploitation forestière, l’administration des biens du Grand-Duc réformée préserve la discrétion des finances privées du chef de l’État. D’autant plus que, depuis le règlement d’octobre 2020 instituant la Maison grand-ducale, elles sont en théorie bien dissociées des dépenses liées à la fonction. La société Nawi (pour Nassau-Wildgen, nom de l’ancien administrateur des biens, actionnaire et administrateur de la société) débusquée par le Woxx dans le cadre des OpenLux et liée à une mystérieuse Nawi Bayern, porte 22 millions d’euros d’actifs. Lors du dernier exercice comptable rendu public (2019), Nawi réalise un bénéfice de 376 000 euros. Mais selon nos informations ces actifs ne sont pas liés aux forêts bavaroises, car celles-ci sont logées dans le fidéicommis. Contacté Norbert Becker nie la profitabilité de l’investissement forestier du Grand-Duc en l’état, notamment à cause d’un prix du bois encore assez bas. Puis l’interdiction des battues en 2020 à cause de la pandémie a laissé le champ libre aux sangliers pour ravager les terres… soit autant de coûts d’entretien à la charge intégrale du souverain puisqu’aucun revenu payé pour l’abattage des bêtes par ces chasses organisée en groupes n’a été collecté. « Les propriétés forestières font partie du patrimoine de toutes les maisons couronnées. Il y va plus de la tradition et de l’attachement à la nature que de considérations financières », explique l’administrateur des biens. Dans le patrimoine grand-ducal, seule la forêt de Fischbach revêt un caractère majeur, du fait de l’attachement familial au lieu. Une offre de l’État concernant la parcelle de Grünewald, ouverte au public depuis 2008 seulement et couverte par un droit de superficie jusqu’en 2033, serait étudiée, comprend-on. Contactée par le Land, l’administration de la nature et des forêts précise que l’État ne conduit pas une politique de consolidation en vue d’une exploitation forestière. « L’État achète uniquement dans le but de protection de la nature », explique Frank Wolter, directeur de l’administration dépendant du ministère de l’Environnement. La distribution des parcelles forestières est atomisée entre environ 14 000 propriétaires qui possèdent autour de deux-trois hectares en moyenne, explique Philippe Genot. L’État détient 14 000 des 44 000 hectares de forêts publiques (en comptant celles des autres collectivités). Le coût alloué par les services publics pour gérer et entretenir la forêt s’élève à 63 euros par an par hectare.