La politique régionale de l’Europe passée au crible. Des subventions légitimes qui ne touchent pas leur cible

Les loupés des fonds régionaux

d'Lëtzebuerger Land du 30.08.2024

Le document est sorti le 26 juin. Nul doute que, s’il avait été publié trois semaines plus tôt, les eurosceptiques en auraient fait leur miel et peut-être glané quelques sièges supplémentaires dans le nouveau Parlement européen élu le 9 juin. Le rapport « Fixing Cohesion : How to Refocus Regional Policies in the EU », dû au Centre Jacques Delors de la Hertie School, une université berlinoise, montre que les généreux fonds régionaux européens, qui pèsent près du tiers du budget de l’UE, ont tendance à aggraver les inégalités géographiques et sociales alors qu’ils sont censés les combattre. La politique régionale de l’Europe (PRE) également connue sous le nom de politique de cohésion est, depuis la fin des années 80, l’un des postes les plus importants, financièrement et politiquement, du budget de l’UE. Elle est censée renforcer la cohésion économique, sociale et territoriale de l’Europe en réduisant les disparités économiques entre ses différentes régions, et dispose de moyens substantiels.

Pour la période 2021-2027, les cinq fonds structurels européens s’élèvent à environ 380 milliards d’euros, soit en moyenne plus de 54 milliards à dépenser tous les ans. Cela représente trente pour cent du « cadre financier pluriannuel » dans sa version augmentée au 1er mars 2024. Le fonds le plus important, le FEDER (Fonds européen de développement régional), pèse à lui seul 56,6 pour cent du total. Pour les zones bénéficiaires, l’apport n’est pas négligeable, et s’est accru au fil du temps. De deux à trois pour cent du PIB local dans les années 1990, on a dépassé les cinq pour cent dans les années 2010 dans de nombreuses régions. C’est davantage que les allocations que des Länder comme celui de Berlin et de Saxe-Anhalt reçoivent du plan de péréquation fiscale interétatique allemand.

Pour évaluer l’impact de la PRE sur une période de trente ans, le Centre Jacques Delors de Berlin a collecté pendant deux ans des données sur les revenus de plus de 2,4 millions de ménages, en s’appuyant sur sept enquêtes nationales. Quantitativement, les fonds régionaux de l’UE stimulent la croissance, avec un « multiplicateur budgétaire raisonnable ». En moyenne, chaque euro investi par l’UE augmente le PIB régional moyen d’environ 0,93 à 1,47 euro. Qualitativement, c’est une autre musique. Les sommes n’arrivent pas forcément aux bons endroits et ne profitent pas assez aux ménages qui en ont besoin.

Première surprise, alors qu’en principe les financements doivent être dirigés vers les zones où le PIB par habitant est inférieur à 75 pour cent de la moyenne de l’UE, cette dernière en a distribué, depuis 2007, dans toutes les régions européennes, y compris les plus riches. Ainsi, dans le cycle budgétaire actuel (2021-2027), environ 88 milliards d’euros, soit plus de 28 pour cent des sommes débloquées au titre des deux principaux fonds, le FEDER et le Fonds social européen (FSE), ont été alloués à des régions où le PIB par habitant dépasse le seuil de 75 pour cent. Un montant non négligeable (33,4 milliards, soit près de onze pour cent du total versé) a même profité à des zones où le PIB par habitant est supérieur à la moyenne de l’UE.

Si beaucoup d’argent va aux mauvais endroits, c’est en grande partie parce que les régions ciblées sont trop vastes et, de ce fait, trop hétérogènes. Nommés NUTS2, les découpages administratifs européens, qui correspondent à une région en France, à une comunidad autónoma en Espagne ou à Regierungsbezirk en Allemagne (le Luxembourg étant considéré dans son ensemble) comptent entre 600 000 et trois millions d’habitants. En termes de revenu disponible par habitant, ces territoires sont très différents. On peut opposer grosso modo les régions « riches » (Luxembourg, Ile-de-France, sud de l’Allemagne) aux régions « pauvres » (en Pologne, en Hongrie, dans les pays baltes et le sud de l’Italie).

Mais il existe aussi d’importantes inégalités au sein même de ces régions, quel que soit leur niveau de vie moyen. Si elles persistent dans les régions les moins riches ciblées par la PRE, c’est qu’il n’existe aucune règle générale définissant la manière dont les fonds de l’UE doivent être répartis. L’argent a naturellement tendance à affluer vers les pôles locaux les plus prospères. De plus, selon le rapport, les municipalités les plus aisées disposent de meilleures capacités politiques et administratives pour obtenir des fonds européens. C’est par exemple le cas de Dresde, ville cossue au sein du Land de Saxe où le salaire moyen est de vingt pour cent inférieur à celui du Bade-Wurtemberg. En conséquence, dans certaines régions « riches », de nombreux ménages ont des revenus inférieurs à la médiane observée dans des endroits plutôt « pauvres ». De même, les ménages situés dans le tiers supérieur de la distribution des régions « pauvres » ont souvent des revenus plus élevés que ceux du tiers inférieur d’endroits réputés riches.

Dans ces conditions, même si les fonds européens étaient intégralement versés aux régions les moins favorisées, ils profiteraient en partie à des ménages qui n’en ont pas besoin, alors que des ménages modestes vivant dans des zones riches n’en verraient jamais la couleur. Pour établir que les sommes versées ne ciblent pas forcément les bonnes personnes, le Centre Jacques Delors s’est penché sur les ménages bénéficiaires, toutes régions confondues. Il note que même si les dépenses liées à la politique de cohésion augmentent les revenus moyens, elles profitent en priorité aux trente pour cent les plus riches, qui connaissent une croissance significative de leurs revenus. Une moindre progression est observée chez les ménages aux revenus moyens, et aucun effet particulier n’a été constaté, ni directement, ni indirectement (pas de « ruissellement ») sur les revenus des ménages modestes.

Selon les chercheurs, le mécanisme sous-jacent serait le suivant : l’argent de la PRE est surtout versé à de grandes entreprises, qui connaissent bien les subventions possibles et sont capables de se soumettre à des procédures d’obtention longues et contraignantes. Or leurs salariés sont généralement plus qualifiés et mieux payés que la moyenne, et ce sont eux qui récupèreront in fine les subsides dans leurs revenus. Pour les auteurs du rapport, la PRE nécessite une réforme en profondeur. Ils proposent trois grandes solutions pour remédier aux dysfonctionnements constatés.

La première serait de modifier l’échelon géographique de distribution des sommes du FEDER et du FSE pour mieux cibler les régions défavorisées qui en ont le plus besoin. Nommé NUTS3, ce niveau correspond aux départements français, aux provinces italiennes et espagnoles, ou à un regroupement de communes en Autriche. Il est même possible d’aller plus loin en définissant des unités administratives locales (UAL), correspondant en France au niveau communal. La deuxième serait d’alléger le fardeau administratif de l’obtention des fonds pour les communes et les entreprises, dont la complexité profite surtout aujourd’hui aux acteurs les plus « instruits » et les mieux équipés, qui ne sont pas ceux qui sont le plus dans le besoin. La troisième consisterait à isoler les sommes qui vont actuellement aux régions les plus riches, pour les affecter à « un instrument au niveau de l’UE davantage orienté vers le soutien des priorités communes, telles que les investissements dans les infrastructures partagées et la politique industrielle ». Les négociations budgétaires du cadre financier pluriannuel 2027-2033 étant déjà en cours, on sera rapidement fixé sur la mise en place concrète de ces bonnes résolutions.

Affectations bizarres
Au fil des années, les objectifs des fonds régionaux se sont diversifiés : au soutien au rattrapage économique des régions pauvres, ont ainsi succédé le renforcement de la compétitivité de l’UE et la lutte contre le changement climatique. Le « Fonds pour une transition juste » a été doté de près de vingt milliards d’euros pour aider certaines régions à passer à la neutralité carbone d’ici 2050. Mais ces sommes sont parfois affectées à des dépenses étonnantes. Le comté d’Ida-Viru, dans l’est de l’Estonie, doit recevoir 354 millions d’euros pour diversifier son activité économique, réduire la production de combustibles fossiles et créer de nouvelles entreprises basées sur une économie circulaire. Mais une partie du fonds sera aussi distribuée au secteur culturel et sportif. L’ONG Rakvere Marathon recevra 10 000 euros pour organiser des masterclasses sur la culture du sauna estonien, tandis que 4 334 euros financeront un marathon de danse. D’autres enveloppes ont été accordées aux championnats estoniens de disc-golf, à une bibliothèque numérique et à un camp d’été de hockey sur glace pour enfants.

Georges Canto
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