Les gains de productivité liés à l’intelligence artificielle tardent. Explications

Paradoxes artificiels

Le Grand-Duc héritier Guillaume  et Sophia, le robot humanoïde doté d’intelligence artificielle de Hanson Robotics,  le 26 juin
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 02.08.2024

Dans les années 1970 et 1980, l’économiste américain Robert Solow avait observé que l’adoption massive des technologies de l’information et de la communication (TIC) laissait peu de traces dans les chiffres. En 1987, année où il obtint le prix Nobel d’économie, il faisait remarquer qu’aux États-Unis, les ordinateurs étaient visibles un peu partout, sauf dans les statistiques de productivité. Près de quarante ans plus tard ce paradoxe, qui porte son nom, pourrait s’appliquer à l’intelligence artificielle (IA).

L’IA désigne l’ensemble des techniques permettant à des machines de simuler l’intelligence humaine. Selon l’OCDE, elle fait partie des TUG, acronyme désignant les technologies à usage général, comme la machine à vapeur, l’électricité ou plus récemment les TIC, qui depuis deux siècles et demi ont bouleversé les économies et les sociétés au niveau planétaire. L’apparition de l’IA remonte aux années 1950 (on parlait alors de robotisation), mais c’est surtout son accélération depuis moins de dix ans qui fait figure de révolution technologique. À l’instar des précédentes, elle pourrait générer d’importants bouleversements sur l’économie, la société et le travail en s’étendant à de nombreuses activités humaines. Mais son impact reste difficile à évaluer. C’est ce qui ressort du rapport « Les enjeux économiques de l’intelligence artificielle » publié en avril par la direction générale du Trésor français.

Selon ses auteurs, au niveau macroéconomique, l’IA génère de grandes attentes en termes de gains de productivité, ce carburant indispensable à la croissance. Ce fut le cas dans le passé avec les « grandes inventions » qui se sont traduites par une augmentation de la productivité globale, étalée sur une longue période via des innovations de produits, de procédés ou d’organisation (comme la production assistée par ordinateur), adoptées progressivement. L’IA se distingue des vagues d’innovations précédentes en permettant aussi des gains de productivité dans la production d’idées. Les modèles d’IA, en particulier les puissants « modèles de fondation », apparus en 2018 accélèrent le processus d’innovation car ils sont capables de traiter des bases de données extrêmement volumineuses et complexes (texte, son, image) et d’en tirer des idées, concepts et produits totalement nouveaux. Ainsi des modèles d’IA sont déjà utilisés à grande échelle pour mettre au point de nouveaux médicaments. Ils peuvent également accélérer le processus de recherche en facilitant la génération d’hypothèses de travail. De la sorte ils pourraient même constituer « l’invention d’une méthode d’invention ».

Plusieurs études exploratoires ont cherché à quantifier l’effet potentiel d’une adoption généralisée de l’IA sur le PIB. Avant la démocratisation des modèles de fondation, certaines études estimaient qu’elle pourrait générer une activité mondiale supplémentaire d’environ 13 000 milliards de dollars, soit une croissance moyenne supplémentaire du PIB mondial d’environ 1,2 point par an entre 2018 et 2030. Selon une étude plus récente menée aux États-Unis, l’IA générative pourrait à elle seule doper la croissance annuelle de la productivité du travail dans ce pays de presque 1,5 point sur une période de dix ans après une adoption généralisée, alors qu’elle n’a augmenté que de 1,3 point sur la période 2005-2018, et de 0,8 point sur la période 2010-2018.

Mais ces estimations sont sujettes à caution à cause de l’hypothèse de départ (adoption massive), de la rapidité de l’évolution technologique et de la méthodologie utilisée. En pratique, l’effet macroéconomique de l’IA reste pour l’heure limité et incertain. Les travaux empiriques existants n’ont pas mis en évidence un effet statistiquement significatif de l’IA sur la croissance, surtout en Europe. C’est le retour du « paradoxe de Solow». Plusieurs explications sont avancées.

La première est que l’IA a été encore relativement peu intégrée dans les processus de production, avec de fortes différences entre secteurs. Avant le développement récent des modèles de fondation, l’adoption de technologies liées à l’IA semblait même avoir atteint un plafond. Par ailleurs, le développement de l’IA est hétérogène au sein des entreprises, avec des bénéfices concentrés au sein de celles ayant adopté précocement ces technologies.

En second lieu, les bénéfices liés à l’IA n’excéderaient pas encore les coûts initiaux liés à son adoption. Comme pour les TUG l’ayant précédée, l’IA oblige à réorganiser les entreprises, à reconfigurer les modes de travail et les compétences, et à consentir des investissements complémentaires, ce qui implique des effets différés sur la productivité. En se plaçant maintenant au niveau micro-économique, on reste encore sur sa faim car les preuves que l’IA améliore la productivité des entreprises sont encore rares.

Si les premiers travaux empiriques menés sur des entreprises américaines montrent que celles qui innovent en matière d’IA sont plus productives que les autres, les preuves d’une relation causale restent encore ténues. Dans les entreprises, l’adoption de l’IA semble avoir un effet modeste (et non significatif statistiquement) sur la productivité, qui peut s’expliquer par un « effet-retard », mais aussi par l’adoption conjointe d’autres technologies, empêchant d’attribuer à la seule IA l’amélioration constatée. D’autre part, les travaux ont été menés sur des entreprises d’une certaine taille, qui sont les plus performantes et les plus susceptibles d’adopter l’IA, leurs ressources leur permettant également de mieux déployer les actifs complémentaires à l’IA, pour en tirer tous les bénéfices.

En revanche, on dispose de données permettant de conclure en faveur d’effets positifs de l’adoption et de l’utilisation de l’IA (des modèles de fondation en particulier) sur la productivité individuelle de certains travailleurs. Dans le domaine informatique par exemple, un assistant de programmation s’appuyant sur les technologies d’IA aurait une productivité de 55 pour cent supérieure pour la codification des données. Pour des activités de rédaction basiques (comme des demandes de financements ou la synthèse de textes), les professionnels utilisant un agent conversationnel se fondant sur l’IA bénéficieraient d’un gain moyen de productivité de 37 pour cent. Avec le développement des nouvelles générations de modèles d’IA, ces constats pourraient s’étendre à de nombreux autres secteurs.

Toutefois, au sein d’une profession donnée, les gains semblent concentrés sur les travailleurs les moins productifs mais ne profitent pas (ou peu) aux plus productifs. Par exemple, l’introduction d’une technologie d’IA qui aide les chauffeurs de taxis par la suggestion d’itinéraires accroît l’efficacité des chauffeurs les moins productifs, mais pas celle des plus performants. Parmi les conseillers de clientèle, on observe un gain de productivité moyen de quatorze pour cent pour ceux qui ont accès à des agents conversationnels, mais qui sont en même temps les moins expérimentés. Le modèle d’IA utilisé permet en effet de mieux diffuser les « connaissances tacites » des salariés les plus expérimentés à leurs collègues de travail, ce qui comble en partie leurs lacunes. Par voie de conséquence, les écarts de productivité entre ces deux groupes de salariés se réduisent (de quatorze pour cent chez les chauffeurs de taxi).

Cet effet de rattrapage est également à l’œuvre au sein de professions plus qualifiées. En 2023 une étude publiée par l’université de Harvard portant sur les salariés d’un cabinet international de conseil, montrait que pour la réalisation de tâches créatives (création, lancement et promotion de nouveaux produits) l’utilisation de l’IA augmentait la productivité des employés initialement les moins performants de 43 pour cent, contre une amélioration de seulement 17 pour cent chez les plus productifs.

Choc de productivité

La contribution possible de l’IA à l’augmentation de la productivité suscite un grand espoir en Europe, où le besoin d’un « choc de productivité » se fait sentir. En 2023, le PIB par heure travaillée s’est contracté d’un pour cent en moyenne dans la zone euro, tiré vers le bas par la diminution observée dans quatre des cinq plus grandes économies : Pays-Bas, France, Allemagne et Italie. Elle affecte surtout l’industrie, la construction, les services de transport et de distribution, la finance, ou bien encore les services publics. Elle est d’autant plus surprenante qu’elle se conjugue à un niveau historique d’investissement des entreprises.

Plus inquiétant : non seulement cet indicateur semble avoir décroché de sa tendance de long terme, mais l’écart se creuse avec les États-Unis. La conséquence est visible au niveau de la croissance du PIB par habitant. Une étude de McKinsey a montré qu’entre 2010 et 2020, il avait augmenté, en moyenne annuelle, deux fois moins vite dans l’UE qu’aux États-Unis (0,8 pour cent contre 1,7 pour cent). La Banque mondiale a calculé qu’en 2010, le PIB par habitant américain était supérieur de trente pour cent aux à celui des pays de la zone euro. En 2022, la proportion était passée à 87 pour cent.

Et l’emploi dans tout ça ?

Selon le rapport français, les estimations de l’impact agrégé de l’IA sur l’emploi, peu nombreuses et limitées aux pays développés, suggèrent un effet encore modeste, mais sans présager des évolutions futures. Pour le FMI, soixante pour cent des emplois des économies avancées pourraient présenter un degré élevé d’exposition à l’IA : 27 pour cent en seraient fortement complémentaires, et donc les plus à même d’en bénéficier, tandis qu’elle pourrait se substituer à 33 pour cent des emplois. D’après l’OIT, dans les pays développés, le nombre d’emplois ayant un potentiel d’amélioration par l’IA (13,4 pour cent) est bien plus élevé que celui ayant un potentiel de remplacement par l’IA (5,1 pour cent). Une étude américaine, portant plus précisément sur l’arrivée des modèles de fondation, montrait que si 80 pour cent des salariés pouvaient voir au moins dix pour cent de leurs tâches remplacées, près du double pourraient voir cette part atteindre au moins la moitié, et feraient donc face à un risque important de substitution.

Georges Canto
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