Une revue des marchés immobiliers dans les métropoles européennes. Une crise du neuf aux implications multiples

Krach et conséquences

Le 7 août à Birmingham, manifestation contre un rassemblement d’activistes d’extrême-droite devant un centre de réfugiés
Photo: AFP
d'Lëtzebuerger Land du 23.08.2024

« Il est plus facile d’entrer en Corée du Nord que de louer un appartement à Berlin. Je le sais, j’ai fait les deux », se lamentait en 2020 l’écrivain canadien Ryan Murdock, confronté à la difficulté de trouver un logement dans la capitale allemande où la crise immobilière s’est encore amplifiée, comme dans de nombreuses villes d’Europe, en raison d’une pénurie chronique d’offre, dans l’ancien comme dans le neuf. Et les choses ne vont pas s’arranger.

L’Ifo, un institut de prévision économique de Münich, estime dans une étude publiée le 1er août que le nombre de logements neufs construits dans les 19 plus grandes économies européennes devrait chuter de 8,5 pour cent cette année, atteignant 1,6 million soit 150 000 nouveaux logements en moins par rapport à 2023. Les prévisions sont très sombres : en 2026, le nombre annuel de logements neufs achevés serait en moyenne de 17 pour cent inférieur à son niveau de 2022 (année du début de la hausse des taux), avec un effondrement de 35 à 45 pour cent en Suède, en Autriche, en Allemagne ou en France, même si d’autres pays tirent leur épingle du jeu comme l’Italie (stabilité), le Royaume-Uni (+ 7 pour cent) et surtout l’Espagne (+ 27 pour cent).

La réduction de l’offre est la conséquence d’une baisse conjoncturelle de la demande, due à la hausse des taux d’intérêt qui, depuis le printemps 2022, a découragé un grand nombre d’acheteurs, notamment des primo-accédants. Elle a fait chuter de trente pour cent la demande de crédits immobiliers dans la zone euro en 2023. Contrairement à ce qui s’est passé dans l’ancien, où la hausse des taux a partiellement été compensée par la baisse des prix, ces derniers ont peu diminué, voire continué à augmenter, dans le neuf, en dehors d’opérations promotionnelles destinées à résorber les stocks d’invendus. En cause, la forte hausse des coûts des matériaux de construction (de sept à dix pour cent entre 2022 et 2023), de l’énergie et de la main d’œuvre depuis la fin de la crise sanitaire, donc avant même la guerre en Ukraine.

Avec le retour au calme sur le front de l’inflation et la baisse prévisible des taux d’intérêt, ces facteurs conjoncturels devraient s’estomper dans les prochains mois. Dès le 1er semestre 2024 la chute de la demande de crédits a été enrayée. Mais plusieurs enjeux structurels continueront de peser sur l’offre. Toutes les grandes villes, mais aussi les communes périphériques font face à une pénurie de terrains. Mais même lorsqu’ils sont disponibles, certaines municipalités s’opposent, pour des raisons écologiques, à une extension des zones habitables, préférant une surélévation des constructions existantes, pas toujours possible à réaliser.

Les professionnels déplorent de longue date des règles urbanistiques et techniques (accès ou isolation par exemple) qui font obstacle à leurs projets, ou les renchérissent considérablement. Autre préoccupation : la main d’œuvre qualifiée est difficile à trouver et à fidéliser dans un secteur peu attractif pour cause de conditions de travail et de rémunérations (un peu comme dans l’horeca). Selon Bloomberg, dans plusieurs pays européens, il faut s’attendre à un véritable « krach de la construction » alors que les fondamentaux de la demande sont bons, en raison surtout des besoins liés à l’immigration et aux séparations dans les couples, qui provoquent mécaniquement une croissance du nombre de ménages.

Les faillites se sont multipliées dans le BTP. En Allemagne elles ont augmenté d’un quart en un an (de mai 2023 à mai 2024). En France, les défaillances étaient au premier semestre 2024 de plus de vingt pour cent supérieures à leur niveau d’avant-crise sanitaire. La confrontation entre une demande qui reste soutenue, même si elle souffre temporairement de la hausse des taux, et d’une offre contrainte et inélastique, a des conséquences délétères. La pénurie s’aggrave. En Allemagne, 280 000 logements ont été construits en 2023, alors que l’objectif était de 400 000, dont 100 000 d’habitat social. Selon l’institut Eduard Pestel, le déficit cumulé s’élève à 700 000 logements, tandis que d’autres évaluations annoncent plus d’un million de logements manquants. Le rattrapage reste illusoire : au premier semestre 2024 le nombre d’autorisations de travaux a baissé de 21,5 pour cent par rapport à la même période en 2023 et de 44 pour cent par rapport à 2022 selon l’Office Fédéral des Statistiques.

En France, ce seront 264 000 logements qui seront mis en chantier en 2024, soit 28,3 pour cent de moins qu’en 2022, alors que les besoins sont estimés à plus de 500 000 unités neuves par an. Seule la moitié de la demande est donc satisfaite. En Suède, l’Agence du logement estime que d’ici 2030, en moyenne 67 300 nouveaux logements par an sont nécessaires. Et aux Pays-Bas, il manquerait quelque 390 000 logements, des chiffres considérables par rapport à la population de ces deux pays (respectivement 10,5 et 18 millions d’habitants).

Les difficultés du secteur de la construction présentent des risques pour la croissance en raison de son poids dans le PIB, qui s’élève à 5,3 pour cent dans la zone euro, et dans l’emploi total (sept pour cent en France, 10,5 pour cent au Luxembourg). Comme le fait observer la Chambre des métiers luxembourgeoise, elles affectent aussi les autres activités liées à l’immobilier (architectes, bureaux d’études, agences, promoteurs), et au-delà, les fournisseurs des entreprises de construction, les établissements de crédit, le commerce de détail et l’horeca.

La pénurie de logements neufs pèse aussi fortement sur la vie et le travail des ménages. Rien qu’en Angleterre, plus de 260 000 ménages sont sans domicile fixe ou vivent en hébergement temporaire, un chiffre en hausse de dix pour cent en un an, et un niveau inédit depuis le début des statistiques officielles en 1998. Une situation qui n’est pas étrangère aux troubles sociaux de l’été 2024. La mobilité géographique et la productivité sont affectées, les salariés étant découragés par la recherche de logements en dehors de leur zone de résidence habituelle. Des projets industriels peuvent être compromis.

Les pays les plus touchés par la pénurie de logements neufs font feu de tout bois pour relancer leur construction. Au Royaume-Uni, le logement est au cœur de la stratégie économique du gouvernement travailliste de Keir Starmer en place depuis début juillet. Il a prévu la construction sur cinq ans de quelque 1,5 million de logements à prix abordable, mais aussi une réforme foncière et de nouvelles règles d’expropriation pour faire face à la pénurie de foncier. Bâtir 300 000 logements par an (un chiffre inférieur aux besoins, estimés à 340 000) est ambitieux sachant qu’en 2023 la production n’a pas dépassé 190 000 unités. En Allemagne, un programme de subventions de deux milliards d’euros pour la construction de logements destinés à la location démarrera à l’automne 2024. S’y ajoutera une réforme du droit immobilier pour faciliter la planification, l’autorisation et la construction, par exemple via la conversion de bureaux inoccupés en logements (d’Land, 9.02.2024).

Mais l’association Build Europe qui fédère les promoteurs, aménageurs et constructeurs de logements européens, considère que la réponse à la crise du logement doit plutôt être élaborée au niveau de l’UE. Pour ce lobby, dont fait partie la Chambre immobilière du Grand-Duché de Luxembourg, la baisse des prix ne suffira pas à elle seule à relancer la machine, et il réclame depuis plusieurs mois une « réduction substantielle » des taux directeurs de la BCE, dont le niveau actuel pénalise autant la demande que l’offre, les professionnels ayant du mal à se financer. Le 12 juin, au lendemain de son congrès annuel à Lisbonne, Build Europe a appelé le nouveau Parlement européen à « faire de l’abordabilité du logement une priorité absolue » et lui propose son aide, conjointement à l’Institut Jacques Delors.

De son côté la Commission européenne a envoyé un signal fort le 18 juillet, en proposant dès cet automne l’ouverture d’un poste de commissaire au Logement. Malgré cela, l’enquête mensuelle réalisée par S&P Global auprès des chefs d’entreprise de la construction, ne montre guère d’amélioration de leur moral, car ils estiment que le redressement de la demande sera long : même si les taux baissent, la pression sur les coûts affectera toujours les prix de vente. « Cela n’augure rien de bon en matière de logement abordable », prévoient les économistes de la banque ING.

 

Le Luxembourg durement touché

Le 24 janvier, le gouvernement du Grand-Duché a déclaré « en crise » certaines branches d’activité du secteur de la construction pour une durée de six mois (de février à juillet 2024) et annoncé le recours au chômage partiel. L’immobilier luxembourgeois connaît de graves difficultés, comme le montre la chute des transactions sur tous les segments du marché. Au 1er trimestre 2024, le segment des appartements en construction (Vefa) était le plus touché avec un nombre de transactions inférieur de 47 pour cent à celui, déjà très déprimé, du 1er trimestre 2023. Avec seulement 92 ventes, il était sept fois inférieur à la moyenne des ventes au 1er trimestre entre 2017 et 2022 (667 transactions).

Or, selon le Statec, la construction pèse six pour cent du PIB et occupe 52 500 personnes, presqu’autant que les activités financières et d’assurance. Le secteur a connu 162 faillites d’entreprises en 2023, soit une hausse de plus de 37 pour cent en un an. Avec 1 167 pertes d’emplois salariés, il a représenté 43 pour cent du total des disparitions. En 2023, le Luxembourg figurait, avec l’Autriche et la Finlande, parmi les trois pays européens où les effectifs de ce secteur ont le plus reculé. Selon la Chambre des Métiers, 4 600 emplois seraient menacés. L’impact direct négatif sur les finances publiques serait de près de 300 millions d’euros, en termes de baisse des rentrées fiscales (TVA, droits d’enregistrement) et de hausse des dépenses (indemnités de chômage). Parmi les solutions préconisées figurent notamment des incitations fiscales, relatives à aux frais d’enregistrement ou à la TVA (nouveau taux réduit de cinq pour cent pour relancer l’investissement locatif), mais également des mesures administratives visant à simplifier les procédures d’autorisation.

Georges Canto
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