Stil

L’ami du gros déjeuner

Foto: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land vom 18.07.2025

Depuis un siècle, le luxembourgeois moyen dispose d’une arme secrète pour soulager son organisme après un repas copieux : le Maagbitter Buff. « Quand l’estomac grogne, donne-lui du Buff » proclame une publicité affichée dans les locaux de la maison Pitz-Schweitzer, à Hosingen, qui produit depuis 1935 cette boisson alcoolisée issue de la macération d’une vingtaine de plantes. Sa recette, qui comprend notamment de la réglisse, de la gentiane et du gingembre, a été imaginée en 1720 par un herboriste et docteur hollandais, Herman Boerhaave. « Cette recette médicinale nous différencie de nos concurrents : les luxembourgeois consomment le Buff comme un médicament, assure Jacques Pitz, actuel dirigeant de Pitz-Schweitzer. J’en bois toujours un verre après chaque repas ». En bouche, on distingue bien les multiples saveurs végétales de cet amer tirant à 40° d’alcool. Celui-ci peut aussi se déguster allongé avec de l’eau gazeuse ou coupé à la bière, nous suggère-t-on. Mais comme il faudra reprendre la route bientôt, on ne s’aventure pas à tester tous les cocktails possibles.

Ludwig Buff, l’un des descendants du bon docteur, fut le premier à produire le breuvage au Luxembourg, à Echternach. En 1935, la famille Buff revend la formule à René Pitz, un ettelbruckois qui transmet l’activité à ses enfants ; son arrière petit-fils Jacques déménagera à Hosingen. Dans son hangar où s’empilent les cartons d’alcools divers et variés (Pitz-Schweitzer est également importateur et distributeur en vins et spiritueux), l’atelier de production du Buff tient sur quelques mètres carrés. Dans trois cuves de 600 litres, un mélange d’alcool neutre et d’eau macère vingt jours avec le mix de plantes « achetées chez un herboriste fournissant également les pharmacies ». Le « gâteau » de plantes gorgé de liquide est ensuite pressé et ajouté au mélange, tout comme le glucose chauffé dans un chaudron en cuivre pour l’adjonction de sucre. On filtre le tout pour enlever les impuretés, on embouteille : le Buff est prêt à consommer. « La production est restée très artisanale, note Jacques Pitz. On n’a jamais voulu changer la recette, ni la décliner : on ne touche pas au Buff ! Il fait partie du patrimoine de ma famille, et du Luxembourg ».

Ne le comparez pas avec le Jägermeister, cet autre alcool de plantes issu de la macération. D’abord, le Buff est beaucoup moins sucré : 1% contre 20% pour la liqueur germanique, célèbre dans les bars et autres fiestas avec le cocktail « Jägerbomb », arrosé de boisson énergisante. Pas vraiment l’esprit de la maison Pitz-Schweitzer. Niveau marketing également, c’est deux salles-deux ambiances : face aux clips publicitaires sexy de « Jäger », des affiches « L’Effet Buff » qui fleurent bon l’ancien temps de la réclame ; et toujours cette étiquette originale frappée du portrait de l’herboriste. En termes de production, le Buff est passé de 35 000 litres par an en 1995, année de l’arrivée de Jacques Pitz, à 20 000 litres actuellement : l’évolution des goûts des consommateurs et la diversification du marché sont passées par là. Mais à Hosingen, on sait aussi se tenir à la page : en plus des autres créations-maison traditionnelles (la liqueur Père Blanc, les eaux-de-vie...), Jacques produit depuis quelques années deux gins, le Ourdaller et l’Esleker, en réponse à l’engouement renouvelé pour cet alcool blanc, et prévoit de lancer prochainement un apérol, l’Ourdaller Apero. « On m’appelle M.Buff, mais on oublie que je fais d’autres choses » souligne le dirigeant.

Après trente ans à la tête de la société familiale, Jacques s’apprête à entamer sa pré-retraite et précise que les grands projets, ce sera plutôt pour son successeur. Exporter le Buff hors du Grand-Duché, par exemple ? « Ce serait un très gros investissement, un nouveau challenge... peut-être que ma fille prendra la relève, au moins pour continuer le Buff, ça me ferait plaisir » confie-t-il. Entrepreneur dans l’âme, Jacques Pitz ne peut s’empêcher de réfléchir à voix haute : c’est vrai qu’il y a pas mal d’allemands qui passent la frontière pour acheter du Buff, et puis il marcherait peut-être bien aux Pays-Bas, en capitalisant sur la renommée de son créateur. « Si je le fais, je changerai le nom : L’Élixir du Docteur Boerhaave, ce serait plus vendeur là-bas » songe-t-il. Dans l’entrée du site de Hosingen trône un portrait de Joséphine Schweitzer, fondatrice de l’entreprise familiale au début du XXème siècle. Le regard bienveillant de l’aïeule semble encourager son lointain héritier : il y a tant d’estomacs à soulager dans le monde...

Benjamin Bottemer
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