Art en espace public

L’art change-t-il la ville ?

d'Lëtzebuerger Land du 11.01.2013

Bien sûr qu’il fallait suivre l’invitation répétée sans arrêt sur les enseignes lumineuses de la mairie, prendre le tram dans ces premières journées de l’année, sur le nouveau tronçon au sud, à l’est et au nord de Paris, entre la porte d’Ivry et la porte de la Chapelle, changement porte de Vincennes. Une quinzaine de kilomètres sur les boulevard des Maréchaux, aux noms évoquant un passé lointain et estimé glorieux, pour aboutir à ceux d’Algérie et d’Indochine, une ère qui l’est carrément moins. Et si l’on est descendu à la Butte du Chapeau-Rouge, pour les modules de bois blanc de Bert Theis, il est resté un pincement au cœur, un regret, de ne pas avoir poussé au moins jusqu’à la station qui porte le nom de l’adorée Delphine Seyrig.
Exactement 26 stations jalonnent le nouveau tronçon mis en service en décembre, avec près d’elles, entre elles, outre l’intervention d’un musicien et de deux écrivains, les œuvres d’une douzaine de plasticiens, pour changer la ville, telle est l’ambition. Elle est affichée haut et fort dans l’exposition des projets (qui ne sont pas encore tous réalisés), sous la direction artistique de Christian Bernard, du Musée d’art moderne er contemporain (Mamco) de Genève, dans le salon d’accueil de l’Hôtel-de-Ville. Avec un nombre équivalent de projets non retenus, et d’artistes qui comptent comme Isa Genzken, Olivier Mosset ou Siah Armajani (très spectaculaire, trop coûteux sans doute son Ronchamp Bridge for Paris), et l’on aurait quand même aimé savoir qui a fait le choix définitif, Christian Bernard, quel jury, et sur quels critères.
Bert Theis donc, à la Butte du Chapeau-Rouge, qui à partir du signe de la paix virtuel a retenu deux tracés, l’un d’eux déjà matérialisé par de grands bancs en arc de cercle ; recouverts de bâches, d’autres modules attendent d’être installés par l’autre tracé. En remontant la colline, le visiteur découvre en marge deux sculptures, elles, traditionnelles : une Eve bien solidement campée de Raymond Couvègnes (de 1938), que Bert Theis avait proposé de tourner de 90°, et face au refus il veut maintenant colorier de lumière la nuit ; plus haut, deux pierres, des figures plus ou moins abstraites, d’Eugène Dodeigne (de 1995), monument aux victimes d’Afrique du nord.
Le titre de l’intervention de Bert Theis lui donne, au-delà de cet entourage, son véritable contexte : 2551913, 25 mai 1913, jour d’une grande manifestation au Pré-Saint-Gervais, avec discours pacifiste de Jean Jaurès. Dans l’exposition, une grande photographie montre l’installation en son état actuel ; et plus loin, un petit cabinet, donne à gauche l’Eve toute rougie, au fond une vidéo qui signale le travail accompli par les apprentis du centre de formation en menuiserie de Noisy-le-Grand, et à droite enfin, la reproduction de la première page de l’Humanité du 26 mai, et Jaurès à la tribune, orateur exaltant, ça a de l’allure.
L’éventail est large, très large, des projets, et d’après un premier voyage, avec telles haltes, pas sûr que Christian Bernard dise entièrement vrai en insistant sur leurs formes diverses, « en fonction des questions, des situations ou des sites … ». Ce qui n’est certainement pas le cas pour la majorité des œuvres. Avec John M. Armleder et l’agence d’architecture Group8, à la porte Dorée, en relation ensemble avec l’histoire tout court, du colonialisme, et l’histoire de l’art, de la sculpture moderne, Bert Theis répond peut-être le mieux à ce que l’on attend de l’art contemporain dans l’espace public. Autre chose sans doute que de refaire, avec les meilleures intentions du monde, les fontaines d’eau potable parisiennes, rebaptisées dans un jeu de mots qui prévaut sur la chose, Poings d’eau. Des sculptures passent mieux, rochers tels des nuages dans le ciel, de Didier Marcel, bouquet de bateaux entrelacés, de Nancy Rubins, ou encore réverbère plié en tous sens, de Mark Handforth. On reste alors toutefois dans l’autonomie (moderne) de l’œuvre.
Les sculptures de Couvègnes et de Dodeigne, à la Butte du Chapeau-Rouge, datent (la dernière venant un peu tard) de l’époque où les choses étaient plus ou moins simples, dans le souci de célébrer ou de commémorer. À deux ou trois cent mètres plus haut, devant une partie de l’Hôpital Robert-Debré, il s’élève une grande silhouette de personnage de Jean Dubuffet, caractéristique, elle, du moment où le soupçon s’était glissé dans l’art, on avait à faire alors à des anartistes, j’ai trouvé l’expression si juste dans l’exposition L’art en guerre, au Musée d’art moderne de la ville de Paris. Mais comme cela devient compliqué quand, comme le note Bert Theis en citant Jurgis Baltrusaitis, on entre désormais dans un parc comme acteur et spectateur à la fois, et qu’une attitude identique soit demandée face à l’art.

Tous les projets pour le parcours du tramway T3 sont actuellement et jusqu’au 2 février exposées sous le titre Les artistes et le tramway de Paris à l’Hôtel de Ville de Paris ; pour plus d’informations : www.tramway.paris.fr.
Lucien Kayser
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