The Bitter Years continuent à véhiculer l’image d’Épinal d’un Edward Steichen en vieillard charmant qui ne pense qu’au bien de ses congénères. Or, il n’a même pas participé au plus grand projet photographique de son époque

L’humanisme patriarcal

d'Lëtzebuerger Land du 30.11.2012

Depuis deux mois maintenant, le Centre national de l’audiovisuel expose une partie du patrimoine photographique de l’exposition The Bitter Years dans l’ancien château d’eau de l’aciérie de Dudelange. En filigrane, la présence et les présentations des deux expositions The Family of Man (dont la réouverture au château de Clervaux est prévue pour juin 2013) et The Bitter Years continuent à véhiculer l’image d’Épinal d’un Edward Steichen en vieillard charmant qui ne pense qu’au bien de ses congénères.
Or, dans ce contexte, il est intéressant de reconsidérer l’agenda et la biographie du grand photographe américain pendant les années trente. En effet Steichen n’a pas participé au plus grand projet photographique de son époque que fut la documentation photographique de l’impact de la grande crise sur les populations pauvres des États-Unis. Lors de sa première phase, de 1935 à 1937, le projet photographique de la Farm Security Administration, lequel, selon Roy Stryker devait « faire connaître l’Amérique aux Américains », ne concernait pas Edward Steichen. Le portraitiste de J.P. Morgan et de Winston Churchill avait son studio photographique à New York, devenu, depuis la première moitié des années 1920, le rendez-vous immanquable du gotha américain désireux de se faire immortaliser par le doyen de la photographie moderne aux États-Unis. En 1932, dans son studio de la quarantième rue, Edward Steichen réalisera un cliché publicitaire pour l’œuvre charitable de la Travelers’ Aid Society. Dans son autobiographie A Life in Photography, qu’il publiera en 1963, il fera reproduire cette image, qui est en fait un portrait multiple d’une quinzaine de femmes d’âges différents, dont les visages graves, aux regards détournés et éclairés par plusieurs dizaines de spots, sont les seuls éléments reconnaissables d’une composition dont la complexité ne rivalise qu’avec son caractère artificiel. Steichen aura donné des instructions précises aux responsables d’un foyer de nuit pour lui amener les vingt premières femmes qui sortiraient du dortoir au petit matin. (« There was no selecting. Each woman was to be given ten dollars. »)
La même année, la ville de New York à elle seule comptait plus d’un million de chômeurs, un septième de sa population totale. Edward Steichen met en scène la pauvreté de la même façon qu’il va photographier des pièces de théâtre ou des publicités pour des hôpitaux. Son image de 1932, intitulée Homeless Women – The Depression est une production photographique dont l’envergure n’a rien à envier aux studios d’Hollywood que Steichen fréquentait également à cette époque. Au même moment, Dorothea Lange va quitter son studio pour photographier l’exode rural des destitués des premiers mois de la grande crise. Walker Evans, quant à lui, est en train de préparer son voyage pour Cuba pour y réaliser une série de photos qui vont illustrer la révolte contre le régime dictatorial de Gerardo Machado. Quelques mois plus tard, Lange et Evans vont réaliser les portraits iconiques d’un nouveau Lumpenproletariat dont John Steinbeck fera les protagonistes majeurs de ses Raisins de la colère de 1939. Dorothea Lange et Walker Evans feront partie des quinze photographes qui participeront au plus grand programme photographique ayant été réalisé en Amérique à ce jour.
Pendant ce temps, Edward Steichen se consacre à sa passion pour l’hybridation de delphiniums qu’il nomme d’après les textes de grands auteurs américains. En 1936 il fera amener ses plantes en camion frigorifique à New York pour les exposer au Museum of Modern Art. Deux ans plus tard, il va découvrir pour la première fois des photos faites pour la Farm Security Administration, alors que celles-ci sont exposées au Grand Central Palace à Manhattan. C’est cette vision d’une population américaine brisée par la crise économique et fuyant la catastrophe écologique de la Dust Bowl, qui va inspirer Steichen pour sa dernière grande exposition au Moma : The Bitter Years : 1933-1941. Rural America as seen by the Photographers of the Farm Security Administration. Elle va ouvrir ses portes en 1962.
Et elle va surtout marquer un changement générationnel au sein du département photographique du musée d’art moderne. Steichen venait de quitter son poste de curateur en faisant place à John Szarkowski, qui n’avait que 36 ans à l’époque. Szarkowski sera le promoteur d’une nouvelle photographie américaine qui se réalisera dans les travaux de Gary Winogrand, de Lee Friedländer, de Diane Arbus et plus tard dans la découverte de la chromogénie de William Eggleston. Mais le projet et la réalisation de l’exposition sur les années de la Dust Bowl vont refléter une dernière fois la vision unificatrice de Steichen, qui était supportée dans son idéologie d’un humanisme patriarcal par son gendre Carl Sandburg. On y retrouve la mise en espace de grands tirages photographiques, souvent recadrés par Steichen, qui composent une sorte de poème visuel agrémenté par les mots du poète Sandburg. On est loin de la route de Kerouac et des hurlements iconoclastes d’Alan Ginsberg, qui écrira son Howl en 1955, l’année de lancement de la Family of Man.
Pour définir le travail curatorial de Steichen, il faut aller voir du côté des années 1930 en Allemagne. Par exemple chez Herbert Bayer, tantôt graphiste d’avant-garde au sein du Bauhaus, puis suppléant de la propagande nazie, pour finir sa carrière allemande en tant que « dégénéré ». Un personnage ambigu, qui va commencer une carrière fulgurante à New York où il va s’exiler en 1938. Herbert Bayer sera le metteur en scène  de l’exposition Road to Victory: A Procession of Photographs of the Nation at War, qui va ouvrir ses portes en mai 1942 au Moma. À la suite d’un trafic d’influences au sein du conseil d’administration du musée, Steichen se verra accorder la responsabilité du choix des photographies, sans avoir à consulter la responsable du département photographique qu’était Nancy Newhall. Road to Victory servira de prototype à la conception visuelle polymorphe, de la Family of Man et vingt ans plus tard aux Bitter Years.
Edward Steichen ne continuera pas à travailler avec Bayer, mais il a certainement appris des choses bonnes à savoir sur la force de persuasion des grands montages photographiques au contact du designer allemand. Dans son article sur la carrière de Steichen au sein du Moma1, Arian Pollet précise que les Bitter Years sont le point final d’une série de 44 expositions que Steichen aura conçu et dirigées entre 1947 et 1962.
Selon Joanna Steichen (qui deviendra la femme de l’octogénaire alors qu’elle était âgée de 27 ans), l’État luxembourgeois « acceptera » l’exposition The Bitter Years en promettant une installation permanente en ...1968 ! En effet, les relations entre le maître et le gouvernement luxembourgeois avaient pris un mauvais départ. Selon Rosch Krieps, les ministres CSV d’État, Joseph Bech, et de la culture, Pierre Frieden, n’avaient pas accédé au souhait de Steichen de faire commencer la grande tournée de sa Family of Man au Luxembourg. La version restaurée de la grande « symphonie humaniste » va rouvrir ses portes au château de Clervaux en été 2013. Les 200 photos des Bitter Years avaient été exposées pendant l’année européenne de la culture en 1995 au Casino bourgeois à Luxembourg, avant que celui-ci ne soit transformé en forum d’art contemporain. La vision déterministe de Steichen avait déjà provoqué la critique de « la grande famille des hommes » dans le recueil des mythologies modernes de Roland Barthes en 1957.
Mais en 1962, le point de départ de Steichen semble beaucoup moins universel et parfois, presque régionaliste. Il est vrai qu’il est difficile de s’imaginer les citadins de New York s’identifier à ce retour en arrière savamment orchestré d’un point de vue visuel, sur les effets de la crise des années trente dans le Midwest américain. The Bitter Years peut être considéré comme un résumé des points forts du projet de la FSA, mais il s’agit aussi d’un manifeste visuel, finalement bien plus personnel qu’on ne pourrait le penser au premier coup d’œil.
Une partie de cet héritage photographique est aujourd’hui exposée de manière permanente au Château d’eau restauré de Dudelange et il convient ici, de revenir sur la parution de l’excellent ouvrage The Bitter Years – The Farm security Administration Photographs through the eyes of Edward Steichen édité par Françoise Poos. Ce livre permet une remise en contexte d’une exposition bien moins connue que la Family of Man, mais en un certain sens révélatrice de la conception du monde de Steichen.

1 The Bitter Years-The Farm security Administration Photographs through the eyes of Edward Steichen ; coordonné par Françoise Poos ; existe en anglais et en français ; 288 pages ; ISBN 978 0500 544 181.
Pour plus d’informations sur The Bitter Years au château d’eau à Dudelange : www.steichencollections.lu/fr/The-Bitter-Years.
Christian Mosar
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