Secteur cinématographique

L’autre aide au développement

d'Lëtzebuerger Land vom 14.12.2012

« Moins de marché, plus de culture ! » pourrait être le slogan de la réforme du Fonds national de soutien à la production audiovisuelle (Fonspa), plus communément appelé Film Fund, et de ses mécanismes d’aide que les ministres des Médias, François Biltgen (CSV), et de la Culture, Octavie Modert (CSV), ont présenté ce mercredi à la presse, plus d’un an après son annonce – et presque un an après que l’ancien système d’aides ait déjà été abrogé de fait. Car depuis le début de cette année 2012, le Film Fund n’accordait déjà plus de certificats d’investissement audiovisuel, mais engageait directement des fonds selon le nouveau système d’aides directes. Le poste du Fonspa dans le budget d’État était ainsi passé de 6,48 millions d’euros en 2011 à vingt millions cette année. En ses cinq séances, le conseil d’administration a généreusement engagé 25,8 millions d’euros cette année, « sous réserve du vote du budget » précise le dernier résumé du 14 novembre – « c’est normal, explique le directeur du Fonds, Guy Daleiden, parce que nous ne versons la première tranche de l’aide que le premier jour du tournage, alors qu’un film se prépare largement en amont ». En 2013, ce budget doublera même encore une fois, à 40 millions d’euros – ce qui commence à être une somme assez coquette pour que le contribuable ou ses représentants s’y intéressent de plus près1.
Le projet de loi adopté en conseil des ministres le 30 novembre dernier et présenté cette semaine au public, n’est donc en réalité qu’une régularisation d’un état de fait : le régime des certificats audiovisuels est abrogé et remplacé par une généralisation des aides financières sélectives (AFS). Et ce sur demande des producteurs audiovisuels et de leur union professionnelle (Ulpa), qui se plaignaient qu’il était devenu de plus en plus difficile de trouver des entreprises intéressées à acquérir leurs certificats Ciav, qui, certes, donnaient droit à des avantages fiscaux de l’ordre de 30 pour cent de la valeur d’un film, mais demandaient un montage financier et un préfinancement complexes (voir d’Land du 14 octobre 2011). L’avantage, pour le secteur, c’était que les sommes de ce manque à gagner pour les caisses de l’État ne se voyaient pas – donc on n’y voyait que du feu lorsque, dans les rapports annuels du Fonspa, on lisait qu’en 2009, par exemple, furent émis des certificats pour une contre-valeur de 46 millions d’euros, ou, en 2011 même de 83 millions d’euros. Un système de subventionnement direct par les caisses de l’État par contre implique une plus grande transparence des dépenses.
Et qui dit transparence pense forcément gouvernance : qui reçoit ces sommes et selon quels critères ? Alors que dans l’ancien système, deux mondes parallèles – celui des cinéastes locaux supposés être à haute valeur culturelle ajoutée, choyés par les AFS, et celui des coproductions internationales, dont certaines, très grosses, visaient le statut de blockbuster (genre Wing commander), qui avaient surtout une « visée commerciale » selon le ministre Biltgen – coexistaient, les longs- ou court-métrages de fiction, les documentaires ou les films d’animation devront désormais se partager le gâteau avec les coproductions internationales. Selon quels critères les demandes seront-elles jugées ?
Pour le ministre Biltgen, ça croule sous l’évidence, il suffirait de lire le premier paragraphe des missions du Fonds, où il est précisé qu’il a pour but « d’encourager la création cinématographique et audiovisuelle et de promouvoir le développement du secteur de la production audiovisuelle au Grand-Duché de Luxembourg ». Et, dans le chapitre 10 sur les « conditions d’éligibilité des œuvres », elles doivent « contribuer au développement du secteur de la production audiovisuelle européenne et en particulier luxembourgeoise, compte tenu d’une proportionnalité raisonnable entre les avantages consentis et les retombées culturelles, économiques et sociales à long terme de la production de ces œuvres. » Il faut donc non seulement que l’argent serve au grand art, mais aussi et surtout qu’il ait des retombées économiques directes sur le secteur – faire travailler les studios, les fournisseurs, les sous-traitants,... –, et un effet sur le facteur travail : offrir des contrats temporaires aux intermittents du spectacle, qu’ils soient créatifs ou techniciens.
En pratique, les demandes de soutien sont actuellement analysées selon un système à points, qui a la forme d’un règlement interne et est gardé comme le Graal au Fonspa : y sont analysées ces trois types de retombées, culturelles, économiques et sociales, et dans chaque catégorie, les différents postes ont une valeur en points : autant pour un tournage au Luxembourg, autant pour un réalisateur luxembourgeois, beaucoup moins pour d’autres postes, par exemple les techniciens. Plus on a de points, plus on reçoit d’argent. Mais là encore, des plafonnements (non publics) existent : un court-métrage « vaut » en règle générale 120 000 euros – ce que beaucoup de jeunes réalisateurs qui veulent simplement lancer un premier essai modeste pour se faire la main, trouvent complètement exagéré –, alors qu’un long-métrage comme La symétrie du papillon de Paul Scheuer ou Doudege Wénkel de Christophe Wagner se voient attribuer le triple ; le long-métrage d’animation, en cours de production, Burny, le petit dragon de Christian Choquet et Etienne Beguinot a même reçu plus de deux millions d’euros d’aide directe cette année – un dixième de la somme disponible.
François Biltgen veut donc objectiver au maximum les décisions quant aux aides attribuées : après les petits scandales provoqués par les refus de financement pour le projet d’Andy Bausch d’adapter l’histoire de Superjhemp au cinéma, le brouhaha autour du docu-fiction Emil de Marc Thoma et Pol Tousch et la saga à multiples rebondissements qui ont accompagné la Symétrie du papillon de Paul Scheuer et Maisy Hausemer, le ministre ne veut surtout plus en entendre parler, ni être harcelé par des gens mécontents. Pour ce faire, une nouvelle gouvernance du Fonds doit réduire les risques de jugements subjectifs. Actuellement, un conseil d’administration, présidé par Bob Krieps du ministère de la Culture et surtout composé de fonctionnaires représentant leurs ministres respectifs (de la Culture, des Médias, des Finances) prend les décisions sur base de deux avis, l’un émanant d’un comité de lecture composé de professionnels du cinéma indépendants qui jugent la qualité du scénario, et un deuxième provenant du comité d’analyse économique et financière, qui scrute la qualité du bouclage financier. L’administration exécute ces décisions. À l’avenir, après le vote de la loi, le conseil d’administration, passant de huit à trois membres, tous les trois représentants de leurs ministres, sera limité à prendre les grandes décisions stratégiques du Fonds – son budget, sa politique générale – alors que la décision sur l’attribution d’une aide spécifique et sa hauteur sera réduite au rang de décision simplement administrative, prise par le directeur. Il la prend sur avis circonstancié d’un nouvel organe, le « comité consultatif d’évaluation », composé de cinq membres « choisis en raison de leur compétence et de leur expérience en matière cinématographique et audiovisuelle ». Le demandeur qui conteste une décision sur une demande d’aide doit d’abord intenter un recours administratif auprès du conseil d’administration contre cette décision avant un pourvoi en annulation devant le Tribunal administratif.
Alors que l’État introduit de plus en plus de subventions culturelles directes et d’aides à la création, la question des critères d’attribution et du jugement de la qualité devient urgente. Elle s’est par exemple déjà posée aussi dans le domaine du un pour cent culturel, cette aide à la création d’œuvres d’art sur les grands projets de construction publics (que l’administration aime à appeler « décor artistique »...) : au moins un artiste a contesté son élimination de la procédure pour le concours du Centre national de l’audiovisuel. Dans ce cas-là, le tribunal a essentiellement jugé la procédure. Mais à terme, la grande question qui se posera pourrait être : est-ce qu’on peut avoir une jurisprudence qui prenne en compte des choix esthétiques ? Dans leur analyse de l’affaire des pierres de Bourgogne du Mudam, les juges avaient effectivement aussi souligné les qualités esthétiques des pierres retenues.
Reste la question de la gestion en bon père de famille des deniers publics : est-ce que ces cent millions d’euros que le gouvernement veut investir sur trois ans dans le cinéma seront uniquement une sorte d’objectif plein emploi pour l’industrie créative (et les quelque 600 professionnels du cinéma qui seraient plus ou moins régulièrement engagés ici) ou est-ce qu’il y aura aussi un return-on-invest ? Si, par exemple, une coproduction devenait, contre toute attente, un énorme succès commercial ? Le projet de règlement grand-ducal qui accompagne celui de la loi prévoit un remboursement sur les recettes nettes – mais dans le domaine du cinéma européen, qui est une industrie fortement subventionnée par la main publique, cette moyenne ne serait que de 0,7 pour cent des sommes investies, selon Guy Daleiden. Donc : à l’affiche des cinémas locaux cette semaine, il y a quatre films coproduits au Luxembourg – Ernest et Célestine, Doudege Wénkel (qui vient de dépasser les 20 000 spectateurs), Hors les murs et Tango Libre – : courrez les voir, ce sont aussi les vôtres !

1 Il y a toutefois de fortes chances que le plus grand parti d’opposition, le DP, ainsi que la présidente de la Commission de contrôle parlementaire de l’exécution budgétaire, Anne Brasseur, pourtant prompte à crier au gaspillage dans d’autres domaines culturels, s’abstienne de faire trop de bruit, le directeur du Fonds étant en même temps premier vice-président du parti
josée hansen
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