Le foncier, un « produit » comme un autre ? Ce samedi sur Radio 100,7 le ministre du Logement, Henri Kox (Déi Gréng), expliquait ne pas vouloir plafonner (« deckelen ») les prix des terrains puisqu’on devrait alors le faire « pour tous les produits pour lesquels il y a un peu un manque ». « Le foncier appartient à des privés. Nous sommes dans un État de droit. Et je suis fier qu’on vive dans un État de droit sans diktats. La liberté de commerce est inscrite dans notre constitution ». C’est un peu court. Car la valorisation du foncier, ressource finie, dépend de l’effort public et collectif : routes, écoles, cafés, théâtres, commerces, industries, services. Le propriétaire en recueille les fruits. Pour rappel : 159 latifundiaires détiennent 25,1 pour cent des terrains constructibles.
Alimentée par la politique monétaire, les incitants fiscaux et l’épargne forcée par la pandémie, la flambée des prix du logement risque d’asphyxier l’activité économique. Et d’opposer, à terme, les rentiers de l’immobilier aux « créateurs de richesses ». Car pour combien de temps encore les banques, Big Four, centres de recherches et institutions européennes seront-ils prêts à couvrir les « Lohnnebenkosten » immobiliers des « jeunes talents » qu’ils tentent d’attirer au Luxembourg ? Pour la classe ouvrière, par contre, le pays devient inhabitable. L’Observatoire de l’habitat estime que le « taux d’effort » (la part des revenus engloutis par le loyer) des ménages pauvres est passé de 41,7 à 63,9 pour cent entre 2010 et 2018. En forçant un peu le trait, on pourrait parler d’un accaparement pratiqué à grande échelle par les Luxembourgeois sur les salaires des étrangers.
L’ancienne bourgeoisie industrielle, qui avait été un allié historique de la classe ouvrière sur la question du logement abordable, a changé de camp et s’est repliée sur la promotion immobilière. Ironie de l’histoire : ce sont les optimisateurs fiscaux de PWC et d’Atoz qui font aujourd’hui pression pour une taxation plus lourde du foncier. Si le DP était effectivement un parti libéral, il plaiderait pour l’imposition du capital improductif. Mais il sait qui sont ses électeurs, et préfère se déguiser en défenseur des terrains de la « Bomi ». Les réformes avancent donc péniblement : Les prêts hypothécaires sont timidement encadrés, le taux d’amortissement accéléré est légèrement décéléré, le Pacte logement tardivement amendé. Quant à l’impôt foncier, la ministre de l’Intérieur, Taina Bofferding, temporise. Son prédécesseur socialiste, Dan Kersch, avait préféré ne pas y toucher du tout.
Vers l’extérieur, les socialistes et les Verts jurent sur l’accord de coalition, et renvoient à des « débats de fond » qui devraient avoir lieu en 2023, en amont des législatives. Les marchandages se font aux conseils du gouvernement et aux réunions inter-fractionnelles. Cette perpétuelle tripartite à huis-clos empêche tout débat sur la place publique. Pendant ce temps-là, chaque nouvelle hausse annuelle des prix expulse des dizaines de milliers de personnes du marché immobilier. Avec la croissance fulgurante de 16,7 pour cent en 2020 (que, faute de données, les statisticiens n’arrivent toujours pas à s’expliquer), le marché est passé dans d’autres stratosphères. L’urgence, estimait pourtant Henri Kox ce samedi, concernerait actuellement « entre 2 000 et 3 500 personnes ». Pour la génération des boomers, la crise du logement semble rester une notion très abstraite.
La timidité politique d’aujourd’hui mènera demain à une situation où seules des solutions radicales apparaîtront encore comme réalistes. Durant un siècle, la nation des propriétaires avait été le grand projet de pacification sociale. Mais alors que les capitaux nationaux et internationaux s’engouffrent massivement dans le résidentiel, l’accès à la propriété devient une perspective chimérique pour beaucoup de jeunes ménages. Le XXIe siècle verra-t-il une majorité de locataires louer auprès d’une minorité d’investisseurs multipropriétaires ?
Étant donné le stock actuel de propriétaires, un tel épuisement de la classe moyenne (du moins de la partie qui ne peut compter sur un héritage) serait un processus long, une érosion d’une génération à l’autre, plutôt qu’un effondrement subit et généralisé. Mais si la tendance se confirmait, un passage du Manifeste rédigé en 1848 par Marx et Engels prendrait une nouvelle résonance dans un pays où le mot « expropriation » est considéré comme la pire injure politique : « Vous êtes saisis d’horreur parce que nous voulons abolir la propriété privée. Mais, dans votre société, la propriété privée est abolie pour les neuf dixièmes de ses membres. C’est précisément parce qu’elle n’existe pas pour ces neuf dixièmes qu’elle existe pour vous. »