Paul Ewen (49 ans),
est neuropsychologue et travaille à la Sécurité sociale. Au début des années 2000, de retour au Luxembourg après des études en Autriche et en Angleterre, il s’improvise deputy sheriff du Service des sites et monuments nationaux (SSMN). « En tant que citoyen », il commence à rédiger des demandes de classement pour des vieux bâtiments et les adresse au SSMN. (La loi autorise qu’une telle demande soit introduite par « un particulier », pas nécessairement propriétaire de l’immeuble concerné). « On fait une recherche parmi la quinzaine de critères prévus par les Sites et Monuments pour voir lesquels pourraient s’appliquer. On y joint le numéro de cadastre, l’adresse et une photo. La demande de classement doit alors être avisée par la Cosimo [Commission des sites et monuments nationaux]. » Le bilan serait « mitigé », estime Ewen, la moitié des demandes déboucheraient sur un avis positif. En 2010, Ewen s’engage dans Luxembourg patrimoine, présidé alors par Romain Modert, association qu’il quitte quelques années plus tard pour en fonder une nouvelle, dénommée Mouvement patrimonial.
En mars 2020, Ewen a immatriculé la Lëtzebuerger Denkmalschutz Federatioun (LDF). Cette nouvelle superstructure veut rassembler les associations et initiatives locales qui s’engagent pour la protection du patrimoine. (Des groupes Facebook comme « Luxembourg under destruction » ne sont pas admis, tant qu’ils ne se sont pas constitués officiellement.) Parmi les six associations fondatrices, on trouve beaucoup de patriotes locaux. La Biergerinitiativ Kielen veut préserver la paix et la tranquillité, et revendique « des zones de faible densité au centre de chaque localité dans laquelle le caractère local doit être absolument sauvegardé ». Quo Vadis Käerch affiche son traditionalisme et entend lutter « contre les constructions modernes aux nuances ‘blanc et gris’ à toit plat défigurant la silhouette et le caractère des villages ». Les bourgeois des Lampertsbierger Geschichtsfrënn veulent « examiner le passé historique » de leur quartier.
Paul Ewen tente, lui, de développer un discours alternatif sur la propriété. Il veut dissiper les « peurs irrationnelles » que provoqueraient les « servitudes » liées à un classement : « Qu’est-ce qui est plus important ? Les droits de propriété privée ou l’intérêt public ? C’est une question primordiale que le Luxembourgeois doit apprendre à se reposer. Il doit comprendre qu’il n’a pas que des droits privés, qu’on s’arroge de manière égoïste, mais qu’il est responsable pour tout le pays, pour toute la communauté. Car, quelque part, les anciennes maisons appartiennent à toute la société. »
Larochette, ou la restauration do-it-yourself
Ewen vit dans le pittoresque village de Larochette et siège au conseil communal de cette petite Majorz-Gemeng. (Il dit ne pas avoir de carte d’un parti politique.) Il habite une ancienne maison datant du XVIIIe siècle qu’il a entièrement rénovée. Pour réaliser les travaux, il a pu compter sur l’aide financière (jusqu’à cinquante pour cent des coûts) ainsi que sur les conseils techniques prodigués à titre gratuit par le SSMN.
Larochette est la commune la plus portugaise du Luxembourg : 44 pour cent de ses habitants sont de nationalité portugaise, devant les Luxembourgeois (41 pour cent). Dans son mémoire de licence soutenu en 2004, Jorge Freire Coimbra a fait une cartographie de toutes les maisons de Larochette selon la nationalité de ses occupants. La présence portugaise se concentre dans le centre historique du village, tandis que les Luxembourgeois habitent surtout dans les pavillons des cités plus récentes. Les anciennes maisons en contre-bas du château ont été retapées lors des week-ends et grâce à la solidarité communautaire. Une forme improvisée et composite de protection du patrimoine, assez éloignée de celle cultivée par le Bildungsbürgertum.
À Larochette, les immigrés portugais ont-ils donc sauvé un patrimoine séculaire qui, sans eux, serait tombé en ruine ? « Oui, l’arrivée de ces communautés a contribué à sauvegarder ces maisons », dit Paul Ewen. Mais, ajoute-t-il, affirmer que les Luxembourgeois n’auraient pas sauvé ces maisons, ce serait de la « pure spéculation » : « Il s’agit souvent de maisons troglodytes, bâties dans le roc. C’est-à-dire que, souvent, il est matériellement impossible de les transformer en objets avec lesquels vous pourriez réaliser une plus-value. »
Le Plan d’aménagement général (PAG) de la commune de Larochette a classé 216 bâtiments (sur les 227 repérés par le SSMN). Pour la « zone du secteur sauvegardé », c’est-à-dire les bâtiments situés dans l’axe de vue sur le château, le PAG impose un strict purisme localiste en interdisant « tous pastiches d’une architecture étrangère à la région » : Les fenêtres doivent ainsi être à deux ouvrants « divisés chacun en un carreau carré et un carreau rectangulaire », les bancs de fenêtres et les escaliers d’entrée « en pierre naturelle de la région ou similaire », les gouttières verticales en zinc.
Paul Ewen avoue que les propriétaires des maisons anciennes « ne sont pas toujours contents » de ces conditions, et parle d’un « processus d’apprentissage » : « Le technicien de la commune me dit souvent : ‘On voit que c’était de nouveau le week-end ; une porte d’entrée qui était protégée vient d’être enlevée. Elle est partie…’ Et je tiens à dire qu’il y a autant de Luxembourgeois que de Portugais parmi les gens qui font ça. À ce qu’il paraît, les gens adorent bricoler… » Le conseil échevinal serait « sensibilisé » à la question et essayerait d’intervenir. Il arriverait ainsi que des remises en état soient imposées, mais cela ne se ferait pas systématiquement (« des fois oui, des fois non ») : « Et ass eng kriddleg Geschicht… » Ewen croit dans la « Signalwierkung » des sanctions. « Si on ne donne jamais de sanctions, cela se sait vite dans les petites communautés villageoises. Et alors tout le monde n’en fait qu’à sa tête. »
Faut-il sauver Retter ?
Comment Ewen se positionne-t-il par rapport aux buildings modernistes des années 1970, aujourd’hui cinquantenaires ? (C’est-à-dire aussi éloignés dans le temps que l’étaient les villas art déco aux premiers protecteurs du patrimoine qui se mobilisaient contre la destruction du boulevard Royal.) Faudrait-il par exemple classer le Forum Royal, ce Léviathan haut de quatorze étages érigé par l’architecte-promoteur Paul Retter en 1975 ? « Non, c’est affreux ! » La réaction est épidermique : « Retter, c’est le destructeur de la ville ! Ces bâtiments n’ont aucune valeur… Ils ne sont pas à leur place. Ils ont été construits uniquement pour maximiser les profits. » Or, l’encombrant héritage de Retter, une trentaine de grands bâtiments encerclant le centre-ville, va probablement survivre une grande partie du XXIe siècle. C’est qu’il s’agit de copropriétés rassemblant chacune une multitude de propriétaires qu’il sera difficile de mettre d’accord sur un nouveau projet de promotion.
Depuis Vauban, peu d’architectes ont marqué la ville comme Paul Retter. Quand on lui donne à penser que Retter peut aussi être vu comme l’architecte qui a pensé de nouveaux volumes et que ses bâtiments résidentiels incarnent la modernité brutaliste, Ewen botte en touche. Il préfère se référer à l’autorité des experts : « Si la question d’un classement devait un jour se poser pour ces bâtiments, ce ne serait ni au ministère de l’Intérieur, ni au conseil échevinal, ni à vous, ni à moi de trancher ; ce serait aux historiens d’art d’y réfléchir et d’en décider. »
Protection communale
Ewen « conteste » le système dual qui combine protection nationale et communale ; celui-ci conduirait à un « ping-pong législatif ». Au niveau des communes, la décision des bâtiments à classer serait « politique ». Puisque le prochain conseil échevinal pourrait la défaire, elle ne s’inscrirait « pas dans la durée ». Prise entre ces deux compétences, la protection du patrimoine finirait « broyée » : « Imaginez un instant que la protection de l’environnement ou les programmes scolaires soient définis par chaque commune… Ce n’est pas comme ainsi que vous mettez sur pied un État. » Ewen rêve d’un système de classement unique, organisé par paliers et coordonné au niveau national. Une position de principe qui porte le risque de renoncer au terrain communal, qui reste pourtant déterminant.
Gentrification
Les jeunes activistes de « Stoppt de Bagger », un mouvement né en 1987, luttaient contre le dépeuplement du centre-ville, occupaient des villas boulevard Joseph II et essayaient de développer des modèles urbanistiques alternatifs. Or, en 2021, les conservateurs du patrimoine ont largement abandonné cette critique de la gentrification. Par moments, ils peuvent paraître pédants, pleurant chaque pierre démolie mais pensant peu en termes d’urbanisme. Préoccupés par « l’authenticité » architecturale, ils ne s’expriment ainsi plus sur la destruction de la mixité sociale dans les quartiers populaires, un processus pourtant manifeste dans la capitale. « Ces questions sociales sont indépendantes de la discussion sur la protection du patrimoine, dit Ewen. Ce phénomène existe, mais ce n’est pas un sujet pour la Denkmalschutz Federatioun. »
Le souci du seul patrimoine bâti ne risque-t-il pas de conduire à un assainissement stérile des quartiers anciens, vidés ainsi de leur substance sociale, une muséification perceptible depuis les années 1980 dans les faubourgs de la capitale et les rues entourant le Marché-aux-Poissons ? Paul Ewen critique le Fonds de rénovation de la Vieille Ville pour ses restaurations « extrêmement luxueuses, à la sauce luxembourgeoise » (« Dat muss net onbedéngt sinn ») : « Puis les unités ont été mises aux enchères. Et en plus, la commune ne surveillait pas si l’acquéreur allait y habiter ou non. C’est-à-dire qu’on pouvait acheter un appartement en tant qu’objet de spéculation et le laisser vacant. Cela sera également le cas de l’ancien cloître de Saint François qui ne sera certainement pas entièrement habité, mais servira à parquer de l’argent, mais bon, là il s’agit d’un projet privé. »
Nimby
Comment voit-il le risque d’une instrumentalisation par des Nimby (not-in-my-backyard) camouflant leurs intérêts personnels sous des invocations de l’intérêt général ? Ce ne serait pas un vrai problème, estime Ewen, tout au plus un phénomène « marginal », « sporadique ». La question se poserait, lorsque des riverains veulent activer des associations pour leurs propres besoins. « Souvent, il ne s’agit pas d’une question de patrimoine, mais de gens mécontents qu’une résidence soit construite dans leur rue ».
Ewen préfère éviter la question de la croissance économique et démographique. Il ne voudrait pas prendre « une prise de position dogmatique », dit-il. La croissance serait « un fait politiquement neutre » et ne se situerait pas en contradiction avec une politique de protection. Voulant éviter d’apparaître comme un « Ewriggestriger » (un passéiste), il préfère situer le problème du côté des nouvelles constructions auxquelles « personne ne s’identifie » : « C’est vraiment du n’importe quoi ce que nous construisons dans ce pays… »