« Nët egal » Les titres ne seraient « pas réjouissants », dit Sœur Dorothe-Maria Lause à propos des Hôpitaux Robert Schuman (lire pages 2-3). « Nous en sommes les fondatrices et c’est pourquoi nous nous attendons à des explications sur ce qui s’est réellement passé », dit la supérieure de la Congrégation des Franciscaines de la Miséricorde. Elle a écrit une lettre aux administrateurs de la Fondation des HRS pour demander une « clarification » : « C’est notre héritage qu’ils ont repris, et c’est pourquoi nous avons réagi... Dat ass ons nët egal. » Assise à ses côtés, la secrétaire générale des Franciscaines, Sœur Irène Bock, rappelle que la congrégation ne peut plus faire valoir qu’« une influence indirecte » : « L’influence directe, ce sont les administrateurs qui l’exercent. » Originaire de l’Ösling et infirmière de formation, Sœur Irène est entrée dans les ordres en 1975 à l’âge de 22 ans. Sœur Dorothe-Maria, qui avait travaillé comme éducatrice dans une crèche, a entamé son noviciat en 1976, également à 22 ans. Depuis 1988, aucune nonne n’a intégré la congrégation à Belair.
La mère supérieure peut désigner deux administrateurs à la Fondation des Hôpitaux Robert Schuman. Elle a choisi Benoît Holzem, un ancien de la Bil, recruté en 2015 pour diriger Hëllef Doheem, ainsi que Claude Seywert, directeur d’Encevo et, surtout, beau-fils de Paul-Henri Meyers, éminence grise des Franciscaines depuis 1987. Quand on lui demande comment elle choisit les laïques à placer aux CA de ses fondations et ASBL, Sœur Dorothe-Maria répond : « Par des relations ». Pour s’entourer, la congrégation chercherait des « personnes de confiance, dont nous savons qu’ils porteront nos préoccupations vers l’avenir ». Mais également des experts qui « connaissent quelque chose à la matière et à la gestion ». Sœur Irène précise que « ce n’est pas nous-mêmes qui allons forcément les chercher », le recrutement de ces externes passerait par « des gens dans les organes d’administration et de direction qui connaissent d’autres gens ».
It’s a Family Affair Les intrigues au sommet des Hôpitaux Robert Schuman peuvent être appréhendées sous l’angle anthropologique, comme une lutte au sein d’un clan, plus précisément la bourgeoisie catholique, dont l’hégémonie politique est entrée en phase de décomposition. Dans ce micrcosme claustrophobe, le feuilleton HRS marque un séisme. L’affrontement au Kirchberg oppose deux dynasties : celle des Schummer-Biever-Hentgen et celle des Schiltz, deux familles de notables et de politiciens chrétiens-sociaux très impliquées dans la gestion du patrimoine de l’Église, notamment de ses holdings immobilières et de son ancien empire médiatique.
Claude Schummer, le directeur général des Hôpitaux Robert Schuman qui sert aujourd’hui de victime expiatoire à Jean-Louis Schiltz, est le petit-fils de Tony Biever, avocat, bâtonnier et président de la fraction du CSV entre 1959 et 1974. Ce poids lourd du catholicisme politique était marié à une nièce d’Aloyse Hentgen, politicien CSV et fondateur de la compagnie d’assurance La Luxembourgeoise, dont Biever assura la présidence entre 1965 et 1986. À son départ, sa fille, Christiane Schummer-Biever, lui succède, puis ce sera à son petit-fils, Laurent Schummer, avocat chez Arendt & Medernach (et frère de Claude), de reprendre le siège en 2013. Claude Schummer est un cousin du banquier François Pauly, président de la Compagnie financière La Luxembourgeoise, de Saint-Paul et, jusqu’à récemment, des Hôpitaux Robert Schuman SA. En mai 2020, au sortir de la première vague pandémique, Pauly y fut remplacé par Jean-Louis Schiltz, qui cumule depuis la présidence de la Fondation et de la SA. Deux Hentgen évincés par un Schiltz ? François Pauly dément cette interprétation. Il dit qu’il n’aurait tout simplement pas souhaité renouveler son mandat au sortir de la première vague : « J’y passais trois à quatre heures par jour, j’estimais n’avoir ni le temps ni l’énergie pour le refaire en cas d’une éventuelle deuxième vague ».
Louis Schiltz, le père de Jean-Louis, était à un moment associé à Tony Biever, le grand-père de Claude Schummer, dans un cabinet d’avocats par lequel ont transité trois futurs ministres d’État (Werner, Santer et Thorn) comme stagiaires. Issus d’une famille de bouchers du quartier de la Gare, les Schiltz font partie de la Stater notabilité. Le chanoine Mathias Schiltz (frère de Louis et oncle de Jean-Louis), était vicaire général de 1977 à 2011 et cultiva un habitus de prince de l’Église, à l’aise dans les salons bourgeois et les bureaux ministériels. Son neveu, l’ex-ministre CSV Jean-Louis Schiltz, préside le conseil d’administration de la Fondation HRS depuis 2016, tout en vendant, « depuis plus de trente ans », des avis juridiques à cette même institution via son cabinet Schiltz & Schiltz. Un conflit potentiel d’intérêts qui n’a pas fait broncher la ministre de la Santé, Paulette Lenert (LSAP).
Bigger than US Steel Le mélange d’intérêts privés et publics au « Meganonnespidol », une émanation des sœurs hospitalières, soulève des interrogations quant à la transmission de l’héritage des congrégations : Qui pour le perpétuer ? Et dans quel esprit ? Les 66 sœurs de Sainte Élisabeth restantes se sont retirées de la vie séculière : « Nous n’avons plus d’activités vers l’extérieur, nous passons notre quotidien au couvent, à nous occuper les unes des autres, à prier… Et c’est tout », dit leur supérieure Lidwina Norta. Elle évoque « un soulagement » pour des femmes qui ont dépassé l’âge de la retraite. Les Franciscaines comptent, elles, encore 63 sœurs, dont 43 vivent dans des maisons de soins.
En termes d’emploi, la Congrégation des Franciscaines de la Miséricorde pèse plus lourd qu’Arcelor-Mittal : un hôpital privé, six maisons de retraite, une armada de soigneurs à domicile. En 1847, les Franciscaines avaient lancé une offre de soins à domicile, assurés par une demi-douzaine de religieuses. En 2019, la Fondation Hëllef Doheem, issue de plusieurs congrégations dont celle des Franciscaines, emploie 2 040 salariés et affiche 116 millions d’euros de chiffre d’affaires. Quant aux homes des Franciscaines, ils emploient 632 salariés et atteignent un chiffre d’affaires net de 53,4 millions d’euros.
Providence foncière Les congrégations disposent surtout d’un parc immobilier et d’une réserve foncière séculaires. Dans un article paru dans l’ouvrage collectif L’économie de la Providence (Leuven University Press, 2012), l’historien Robert Philippart en retrace la constitution au cours du long XIXe siècle. Après le choc de la Révolution française et la vente des biens nationaux entre 1797 et 1812, il s’agissait de reconquérir le « territoire perdu ». Au lendemain de la tombée des remparts, les congrégations compteront parmi les pionnières de l’urbanisation des nouveaux quartiers : du Plateau Bourbon (Ste Zithe, Fieldgen) au Limpertsberg (Dominicaines) en passant par Belair (Franciscaines), la Vieille Ville finira encerclée par « un cordon de dix couvents », écrit Philippart. Les nonnes semblaient bien renseignées sur les emplacements judicieux : « Les milieux catholiques qui soutenaient ordres et congrégations étaient fortement impliqués dans les affaires et étaient bien au courant des évolutions qui se dessinaient, surtout dans une petite ville où les protagonistes se connaissaient bien. » Vendre des parcelles aux bonnes sœurs présentait un avantage pour les gros propriétaires terriens. Aux yeux de ces jardiniers, rosiéristes, maraîchers et entrepreneurs, « un couvent, une école, un hôpital sert de moteur au développement urbain », et, indirectement, à valoriser leurs terrains adjacents.
Un siècle et demi plus tard, les noms des congrégations apparaissent encore régulièrement dans les promotions immobilières. En 2010, les Sœurs hospitalières de Sainte Élisabeth créent Sogetoil qui se fixe comme objet « la réalisation, l’achat, la vente, la location et la mise en valeur de tous les immeubles ». (En 2019, cette SA affichait un total du bilan de 18,9 millions d’euros.) Via Sogetoil SA, les Sœurs ont fait construire un nouveau building de bureaux, boulevard Joseph II, qu’elles ont loué à la Bourse de Luxembourg. Pas très social comme « objet social ». Deux kilomètres plus loin, au Limpertsberg, une dizaine de résidences de luxe viennent d’être achevées, là où se tenait jadis une ferme entourée de quatre hectares de terres qu’avaient investie les sœurs dominicaines en 1861. Cela fait un moment que celles-ci ne sont plus présentes au Luxembourg, mais cela n’a pas empêché leur ordre de réaliser un programme immobilier sur ces parcelles. Acquis en 1860 par les Franciscaines, le Cloître Saint François sur le Marché-aux-Poissons a été vendu au prix fort à des investisseurs belgo-luxembourgeois au début des années 2010. Le cloître avait hébergé, dans des conditions hygiéniques douteuses, une clinique ophtalmologique. Il loge désormais des HNWI cherchant une adresse « très haut standing » (et probablement fiscale) au Grand-Duché. Les Franciscaines détiennent également 1,6 hectare de « terres labourables » dans la Laangfur, un des seuls coins du Kirchberg à ne pas avoir été exproprié en 1961 et qui est depuis devenu l’objet de toutes les spéculations et surenchères.
Quant à leur maison-mère, construite en 1911 avenue Gaston Diderich à Belair, elle se dresse sur un des terrains les plus vastes dans un des quartiers les plus chics de la capitale : 6,5 hectares de parcs et de jardins maraîchers. Suite à la chute de leurs effectifs, les Franciscaines se sont résignées à transformer une partie de leur siège en centre de conférences. (Au lendemain des dernières législatives, le CSV-Nationalrot s’était cloîtré chez les Franciscaines de la Miséricorde pour y méditer la débâcle que venaient de subir Claude Wiseler et son spin doctor Marc Glesener.) Quand elles se sont rendu compte que de larges parcelles de cette précieuse réserve foncière risquaient d’être classées « jardin remarquable » par le PAG en élaboration, les sœurs réclamèrent. Le conseil communal leur donna gain de cause en 2017 et supprima les servitudes « biotopes », permettant la construction de « logements à caractère social, pour étudiants, etc. ».
Hommes de confiance Alors qu’au Luxembourg, l’immobilier attise toutes les convoitises, comment la Congrégation des Franciscaines se prémunit-elle contre les appétences d’affairistes et de spéculateurs ? « En ne prenant jamais de décision toutes seules », dit Sœur Dorothe-Maria. « Nous prenons conseil avec notre comptable et recueillons des informations en externe ». Cela fait 34 ans que le discret et incontournable Paul-Henri Meyers a endossé le rôle d’homme de confiance des Franciscaines. L’ancien conseiller d’État et député CSV préside les Homes pour personnes âgées et la Fondation Hëllef Doheem, des mandats qu’il dit exercer de manière bénévole. Meyers est un des rares doctrinaires issus du CSV ces trente dernières années. C’est lui qui, dans les années 1990, a présidé à la consolidation des mini-cliniques gérées par les Franciscaines et les sœurs Sainte Élisabeth, pour les réunir en un hôpital, privé et très soucieux de sa rentabilité, au Kirchberg. Ce fut également lui, qui, dès la fin des années 1960, alors qu’il travaillait au ministère de la Famille, inventa l’architecture du système de conventionnement qui ouvrait la manne financière aux congrégations, en contrepartie d’un contrôle étatique resserré. Meyers refusa de verser de l’argent public en vrac à des congrégations débordées, et exigea qu’elles constituent des ASBL pour chacune de leurs bonnes œuvres, ouvrant ainsi leur gouvernance aux administrateurs laïques.
Les congrégations sont juridiquement indépendantes de l’Archevêché. Les mères supérieures (qui, historiquement, étaient souvent issues de grandes familles bourgeoises) ont toujours jalousement gardé leur patrimoine sur lequel l’archevêque ne peut faire prévaloir aucune autorité. Les congrégations rapportent directement à leurs centrales à Rome et non au palais épiscopal de l’avenue Marie-Thérèse. Lancée en 1995, la tentative créer une structure de gouvernance intermédiaire réunissant la Caritas, l’archevêché et les congrégations resta sans lendemain. Aujourd’hui, chaque congrégation se meurt isolément, en tentant d’échafauder des institutions permettant de pérenniser leurs œuvres. En créant des fondations, les sœurs ont consenti d’en abandonner le contrôle aux administrateurs. (C’est au ministère de la Justice de veiller à ce que les fonds soient effectivement affectés à l’objet pour lequel la fondation a été créée.)
Care Work Au Luxembourg, les congrégations ne sont pas une relique de l’Ancien Régime, mais un produit de la modernité. Leur croissance fulgurante au XIXe siècle reflète la naissance de l’État luxembourgeois : que des hommes politiques libéraux et vaguement anticléricaux l’aient favorisée restera comme une des grandes ruses de l’histoire luxembourgeoise. En voulant limiter l’implication concrète de l’État dans le domaine sanitaire et social, le Président du gouvernement (1888-1915) Paul Eyschen jeta les bases de ce qu’on appelle aujourd’hui le « secteur paraétatique ». Les congrégations y jouent un rôle systémique. En 2016, au moment des débats sur la séparation entre l’Église et l’État, personne n’osa toucher aux innombrables institutions fondées par les congrégations, tellement elles semblaient indissociables du tissu social et hospitalier.
Ce fut Paul Zahlen, un historian’s historian dont les recherches sur l’économie luxembourgeoise restent trop méconnues, qui fut le premier à en faire l’analyse dans un travail rendu en 1996 et intitulé Sources en matière d’histoire de l’action sociale au Luxembourg (1839 à 1940). Il y décrit comment ce qu’on appellerait aujourd’hui le care work fut externalisé aux congrégations religieuses. Ce choix politique était dicté par l’idéal du schlanke Stat et la hantise de déficits publics : « L’État n’avait pas les moyens de sa politique », écrit Zahlen, qui parle d’un « État à contrecœur ». Pour l’année 1868, le budget d’État prévoyait ainsi 760 000 francs pour les travaux publics, contre seulement 37 000 pour la « bienfaisance publique » et 23 000 pour les « services sanitaires » ; et ceci deux ans après que la pandémie de choléra avait causé 3 500 morts.
La politique de l’outsourcing permettait aux hommes politiques de sous-payer les femmes soignantes. En 1850, une infirmière laïque gagnait 1 500 francs par an, tandis qu’une Sœur ne touchait qu’une indemnité annuelle de 350 francs. Alors que des jeunes filles affluaient vers les couvents depuis les régions rurales et appauvries, le réservoir de main-d’œuvre bon marché ne désemplissait pas. Une armée low-cost prête à être dispatchée dans les internats, asiles, écoles, orphelinats, prisons (de femmes), hospices et cliniques.
Zahlen s’étonne de ce que les activités sociales et sanitaires des congrégations n’ont « jamais été mises en question ». Durant sa plongée dans les archives, il n’a repéré qu’une exception, celle du médecin et député socialiste Michel Welter. En 1901, le « rouden Dokter » s’adressait au gouvernement : « Vous abandonnez le service des malades à une corporation qui ne prend pas vos ordres. » En 2009, Paul Zahlen revient sur sa recherche en cosignant un article dans le Manuel de l’intervention sociale et éducative au Luxembourg. Il y évoque « un système sociopolitique hybride » qui tient par des « prises de participation croisées ». Une configuration flexible et informelle qui risquerait d’aboutir à une « dilution des responsabilités » et à des phénomènes de « retours d’ascenseur ». Une phrase qui résume bien l’imbroglio actuel aux Hôpitaux Robert Schuman.