Marché de l’art

Apprendre auprès des artistes

Erna Hécey en juin
Foto: Suzanne Lafont
d'Lëtzebuerger Land vom 10.07.2020

Erna Hécey : C’est un hasard insistant qui m’a amenée à m’installer au Luxembourg, en mars 1970. J’y ai fait ma vie, créé une première galerie en 1980 avec mon mari, puis une autre en mon nom en 1997, et une troisième en 2018, après avoir déplacé mon activité à Bruxelles dans les années 2000. Une galerie c’est un lieu, et ils ont beaucoup varié au cours de ces années, mais c’est aussi une activité, et sur ce plan il y a une vraie continuité, dans mon rapport à l’art et mon engagement auprès des artistes. La décision d’une galerie s’est imposée peu à peu, elle concrétisait des aspirations anciennes qui ont mis du temps à trouver leur point d’application.

Jean-François Chevrier : L’insistance du hasard, comme tu dis, a tout de même croisé singulièrement l’histoire de l’Europe, et tu ne t’es pas intéressée à l’art tout à fait par hasard. Tu es née en Hongrie quand le rideau de fer a coupé le pays de la partie occidentale de l’Europe. À ma connaissance, tu n’as plus de relations avec ton pays natal, mais je suppose que tu en as conservé une forte empreinte.

EH : Quand j’ai décidé de m’installer à Luxembourg, en 1970, mon grand-père était choqué. Il était hostile au régime communiste mais très attaché à une culture historique, littéraire, cosmopolite. Depuis Budapest, le Luxembourg ne représentait pas à l’époque une alternative valable. Je ne sais pas s’il aurait approuvé ensuite ce que j’ai fait pour l’art et pour les artistes. Il me semble que c’est à lui que je dois une certaine exigence intellectuelle. Mais au départ, quand je suis venue ici pour la première fois, je voulais surtout me libérer du joug communiste et bénéficier d’un mode de vie qui n’existait pas en Hongrie.

Le jeune homme que j’ai rejoint au Luxembourg, en 1970, ressemblait à l’acteur qui jouait le rôle du photographe dans le film d’Antonioni, Blow up ; il m’évoquait aussi les personnages de prolétaires du cinéma réaliste anglais des années 1950 et 1960, les angry young men et le Free Cinema. Je l’avais connu deux ans plus tôt, pendant l’été 1968, sur les bords du lac Balaton, où mon père avait une petite maison secondaire. À l’époque j’étais étudiante en langues et en économie. Il était en vacances avec des amis luxembourgeois, il avait été bloqué quelques semaines par une panne de voiture et les effets du Printemps de Prague : les chars russes entraient en Tchécoslovaquie, les frontières des pays voisins se sont fermées. C’était juste après Mai 68, on ne savait pas comment tout cela allait tourner. Une histoire d’amour est née sur ce fonds d’excitation politique, la situation était assez romantique. Nous avons échangé de nombreuses lettres, nous nous sommes revus l’été suivant, et quelques mois plus tard je l’ai rejoint, au grand dam de ma famille. Cet amour a fait long feu, nous nous sommes séparés après moins d’un an, mais il reste que le 1er mars 1970 j’avais quitté Budapest et que, sans en être bien consciente encore à l’époque, je ne devais plus y retourner qu’en visite.

Bien que très opposée à ma décision, ma mère avait fait en sorte de m’assurer une petite base de sécurité. Son compagnon avait été chargé en 1957 de développer la première compagnie aérienne nationale, Malév. En 1969, après la visite d’une délégation luxembourgeoise de l’aviation civile, il avait été convenu que la liaison Budapest-Luxembourg, opérée par Malév, serait le pivot entre les vols transatlantiques d’Icelandair et les régions orientales (Liban, Israël, Inde…) vers lesquelles la compagnie hongroise avait développé son réseau. C’est ainsi que j’ai obtenu un emploi au siège de Luxair, j’étais chargée de tenir à jour la documentation des vols. J’ai fait ça un an et demi, puis je me suis rendu compte que ma maîtrise des langues pouvait me permettre de trouver un poste plus intéressant dans le secteur bancaire qui était alors en plein essor.

JFC : Tu es polyglotte, nous dialoguons en français, mais, outre le hongrois, tu as appris le russe, l’allemand et l’anglais. C’est un des traits caractéristiques de la culture cosmopolite d’Europe centrale. Après divers détours, tu as rallié un monde de l’art très différent de la culture dans laquelle tu t’es formée.

EH : On considérait dans ma famille qu’étant Hongrois, il fallait parler d’autres langues pour pouvoir communiquer avec le monde. Mon grand-père maternel était un chercheur, un scientifique, il avait des amis un peu partout, il parlait lui-même plusieurs langues. Bien entendu j’étudiais le russe à l’école, mais j’ai commencé à apprendre l’allemand à l’âge de six ans – ma grand-mère maternelle venait d’une famille germanophone du sud de la Silésie – puis l’anglais un peu plus tard, et enfin le français, à l’âge de dix ans. J’avais une professeure de langues privée, une Hongroise d’origine ukrainienne, juive, une femme brillante, qui m’a enseigné ces trois langues. Mais elle parlait aussi l’ukrainien, le russe et le hongrois. Elle avait un certain âge, elle avait enseigné en Angleterre dans une grande université. C’était une femme magnifique, j’ai énormément appris d’elle ; je l’ai vue trois fois par semaine jusqu’à l’âge de 17 ans.

Les domaines valorisés dans ma famille étaient la culture, les humanités, la recherche, une certaine qualité de vie intérieure. Ils n’étaient axés ni sur le commerce ni sur la vie matérielle ; nous avions une vie confortable mais ce n’était pas la valeur suprême. Mon grand-père était mathématicien, ingénieur en mécanique et économiste ; il avait développé, avec un ami qui a émigré aux États-Unis après la guerre, une théorie de la probabilité appliquée aux calculs démographiques et à la biologie. Mes parents s’étaient séparés quand j’avais cinq ans, j’ai vécu ensuite avec ma mère et mes grands-parents maternels. Je n’ai commencé à revoir mon père que vers l’âge de quatorze ans. Ma mère était une femme libre et même assez flamboyante, elle était médecin, une pédiatre estimée. Elle m’a transmis un sens de l’autonomie et de la mobilité, que j’ai interprété sans doute au-delà de ce qu’elle avait imaginé.

Le lycée que je fréquentais avait été choisi par mes parents et mes grands-parents, les professeurs y étaient encore ceux qu’avait eus ma mère, avant le communisme et la refonte du système d’enseignement. Il avait été fondé par une femme, une féministe qui voulait que les jeunes filles aient accès une éducation de bon niveau. J’ai toujours entendu ma grand-mère dire que l’autonomie est essentielle pour une femme. C’était le seul lycée à Budapest où l’on pouvait étudier le français en tant que langue principale, avec des cours quotidiens. Mon professeur de français était formidable, un véritable homme de lettres, je l’aimais beaucoup. Le français ne faisait pas partie de la tradition familiale, c’est moi qui ai été attirée très jeune. Ce tropisme a été déterminant, il m’a menée vers ce jeune Luxembourgeois en vacances, qui m’a fait choisir le Luxembourg, puis la Belgique. Cette base que m’a donnée la langue française s’est mêlée entretemps à d’autres influences.

JFC : L’art du vingtième siècle a largement rompu avec la tradition des humanités. Ce phénomène s’est accentué à la fin des années 1960, autour de 1968. Cela se vérifie dans ton parcours. Mais qui dit rupture suppose qu’il y a de quoi rompre. De plus, il faut faire la part de la continuité historique. Par ailleurs, je remarque que l’Europe dans laquelle tu as évolué est l’aire euro-atlantique plus qu’euro-méditerranéenne. Tu n’es pas allée vers le Sud. Tu es restée au Nord.

EH : J’ai quand même passé une année en Afrique du Sud, en 1975-1976 !

JFC : Tu m’as dit avoir vu des pendus dans les rues de Budapest en 1956. Tu as fui la terreur communiste. Mais, en allant en Afrique du Sud, tu retournes au cœur de la terreur, en plein régime d’apartheid…

EH : Après deux ans dans le secteur bancaire j’avais pu mettre un peu d’argent de côté. J’aurais pu retourner en Hongrie et reprendre mes études, mais je n’avais vraiment plus grand-monde là-bas. Ma mère était morte, d’un cancer, en 1971, elle avait à peine 45 ans. Ma grand-mère était décédée un peu avant, ma meilleure amie et ma professeure de langue étaient mortes aussi… J’ai coupé les ponts. Je voulais continuer mon voyage de découverte, depuis le Luxembourg qui était devenu mon ancrage européen. Entretemps j’avais rencontré des personnes qui travaillaient dans la diplomatie et la finance en Afrique du Sud et je suis allée là-bas pour quelques mois. J’habitais dans un quartier résidentiel de Johannesburg, Sandton. Le centre-ville ressemblait à une ville américaine, avec des gratte-ciels, des cinémas, j’avais l’impression de me rapprocher de quelque chose.

J’étais sensible à la littérature sud-africaine, j’avais lu Nadine Gordimer, Doris Lessing ; j’étais révoltée par cette situation d’oppression et j’espérais pouvoir faire quelque chose. La période était assez agitée, c’était pendant les émeutes de Soweto. Mes amis étaient des partisans de Frederik De Klerk, qui est devenu ensuite président. Il était déjà sensible qu’on allait vers la fin de l’apartheid. J’ai passé beaucoup de temps à voyager dans le pays, c’est une nature extraordinaire, le continent, l’Afrique subsaharienne, me fascinait. Mais, après quelques mois, j’ai compris que mon avenir n’était pas là, que j’étais décidément européenne.

JFC : Tu es partie là-bas par attraction pour la culture noire en espérant pouvoir agir, mais le milieu dans lequel tu étais ne le permettait pas et tu t’es finalement retrouvée prise dans des contradictions insolubles. Que s’est-il passé à ton retour en Europe ?

EH : J’ai rencontré mon mari. À Luxembourg, il y avait une seule librairie, où j’aimais aller. J’ai fait la connaissance du libraire, Jean Aulner, et rapidement on s’est mariés, en 1978 ; nous avons eu des enfants. C’était une des familles qui avaient constitué la vie culturelle au Luxembourg depuis plusieurs générations. La librairie avait été fondée par son arrière-grand-père, Pierre Bruck. Son grand-père, Paul-Jacques Bruck, était libraire, éditeur et galeriste ; il avait aussi traduit des ouvrages, de l’allemand vers le français. Pendant vingt ans il avait dirigé la galerie Charles Sedelmeyer à Paris, une galerie très établie, spécialisée dans les maîtres anciens. Je suis arrivée à l’art par le livre et la librairie. Sous la librairie Bruck il y avait une galerie. La première fois que je suis descendue il y avait une exposition de Gérard Vulliamy.

En 1980, nous avons décidé d’ouvrir une galerie ensemble, la Galerie du Luxembourg, avec un programme d’art actuel. En 1978, nous avions fait un voyage aux États-Unis pour rencontrer des artistes. Ray Donarski, un peintre constructiviste, nous a invités dans le Massachussetts, où il vivait avec sa femme qui était luxembourgeoise, et nous a introduits auprès de Lichtenstein, Rosenquist… Nous avons rendu visite à Rosenquist en Floride, il avait une maison assez extravagante sur le Golfe du Mexique, construite à même la lagune. J’ai été impressionnée par ses méthodes de production. Disons que je me formais.

La galerie était prospère mais nous n’avions pas les mêmes choix. Ceux de mon mari correspondaient à la seconde École de Paris, Manessier, Bissière, Mathieu, Hans Hartung… J’avais envie d’aller vers autre chose. Ma première tentative dans ce sens fut une exposition de Fritz Winter, en 1978 ; je suis allée à Berne pour la sélection des œuvres. On en a vendu deux ou trois. Mais c’est mon mari qui avait les connexions avec les collectionneurs luxembourgeois, il était connu, apprécié ; ils aimaient presque tout ce qu’il montrait, ils étaient vraiment bien disposés à son égard. Il aurait fallu réussir à le convertir à l’art actuel mais il ne s’est pas laissé faire ! Cette galerie a existé jusqu’en 1992, jusqu’au moment de la crise du marché de l’art, due à l’explosion d’une bulle spéculative. Mais la difficulté pour nous était interne. Le mélange de nos intérêts est devenu pour moi un compromis et une confusion inacceptables. Nos divergences dans le domaine artistique ont provoqué notre séparation. Il s’agissait d’une divergence fondamentale, mais nous sommes restés très amis.

À vrai dire, ni mon mari ni moi n’étions adaptés à la vie familiale, nous tenions chacun à notre autonomie. Depuis l’âge de 28 ans j’avais envie d’un enfant, quand je l’ai rencontré je me suis dit qu’avec lui ce serait possible. Nous pensions à une union libre, avec un enfant. Mais nous avons eu des jumeaux et nous avons dû nous adapter, c’était une responsabilité importante, il a fallu créer une cellule familiale, nous nous sommes mariés.

JFC : Tu as donc ouvert ta propre galerie, où tu as surtout montré une tendance que l’on peut qualifier de « conceptuelle ».

EH : Oui, c’était en 1997, à Luxembourg, au centre ville, dans un ancien atelier/garage des années 1960, en fond de cour, avec un espace vitrine donnant sur la rue. Les artistes aimaient beaucoup ce lieu. Le premier vernissage a eu lieu le 25 janvier 1997. Cette année fut celle de la Documenta X, à laquelle tu as collaboré. C’était une période très vivante.

JFC : Il devenait possible, et nécessaire, de faire le bilan de ce qui s’était passé dans l’art, ou les arts, depuis 1945. Retracer cette histoire fut ma contribution principale à la Documenta. On pouvait commencer à resituer le tournant de 1967-1968 dans un scénario historique. On pouvait éviter la dérive éclectique privilégiée par le marché sous prétexte de postmodernisme. Mais l’éclaircie fut brève, le brouillage a repris.

Tu as ouvert ta galerie dans un contexte de lisibilité historique. Mais l’histoire, c’est aussi de la géographie. Tu as ouvert ta galerie non dans une métropole historique mais dans une ville moyenne, qui avait tout récemment pris place dans les réseaux du capitalisme financier, dont tu avais d’ailleurs une expérience professionnelle. C’est dans ce contexte que tu t’es intéressée à l’histoire et à l’actualité du conceptualisme. Tu relances aujourd’hui ton activité de galeriste à Luxembourg mais dans un autre environnement.

EH : Je ne peux pas aujourd’hui me départir de ce qui était important pour moi en 1997. Ce qui m’intéressait était la mise en perspective de l’art contemporain dans l’histoire même. Jusqu’alors, on définissait l’art contemporain selon des mouvements (art minimal, arte povera, conceptualisme…), mais la dimension historique n’existait pas. C’est ce qu’a apporté la Documenta X, et cela a transformé ma perception de l’art contemporain. L’École de Paris ne m’avait jamais intéressée.

Tout est lié. Il faut faire la part de l’histoire familiale. J’ai commencé mon activité de galeriste dans un cadre familial. L’art faisait partie de ma vie de famille. J’avais renoncé à une certaine autonomie. Dès 1978 j’avais eu l’intuition d’un programme, mais je n’ai pu le réaliser qu’en 1997. Tout était dans ma tête, mais je n’avais pas encore les outils pour le mettre en œuvre. J’ai attendu le moment propice. On m’a dit que j’étais opiniâtre. Il est certain que mon désir d’enfant m’a empêchée d’assumer totalement un souhait d’autonomie, une vocation féministe qui était liée à l’art mais que je ne pouvais exprimer dans le cadre d’une galerie traditionnelle, centrée sur l’École de Paris. La naissance des jumeaux a retardé encore les choses. Puis j’ai voulu un troisième enfant pour faire l’expérience de la relation duelle mère-enfant. Évidemment je ne regrette rien !

Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1990, quand j’ai ouvert ma galerie, que j’ai compris ce qui dans l’art de la période 1945-1967 pouvait m’intéresser, rencontrer, confirmer chez moi une vocation. Je savais que l’art se pratiquait de mille différentes manières. Ici à Luxembourg, c’était un milieu protégé dans lequel il n’y avait pas vraiment de place pour cette diversité de l’art.

JFC : En même temps, ce milieu très protégé correspondait à une nouvelle importance prise par Luxembourg en tant que place financière au sein de la communauté européenne. Tu crées une galerie qui est adaptée à cette nouvelle donne.

EH : Le Luxembourg court sur deux vitesses. Les domaines importants sont la finance et la politique. La place financière fonctionne sur un grand savoir-faire, tout est subordonné à cette activité. La culture est très secondaire. Toutefois, j’ai ouvert la galerie dans le contexte de la création d’institutions culturelles importantes. Le Mudam a été créé en 1992-1993, Casino Luxembourg en 1995, Marie-Claude Beaud est arrivée en 2000. Cette création institutionnelle est allée avec une transformation de la ville liée à l’afflux de salariés venus de l’extérieur, frontaliers et émigrés. Les deux phénomènes sont restés disjoints. L’autre société, multiculturelle, commence à s’infiltrer dans la société traditionnelle. Mais l’activité générale reste dominée par une structure économique et sociale très inégalitaire. La concentration de richesses se perpétue avec une redistribution économique et culturelle très réduite.

JFC : Comment vois-tu aujourd’hui, rétrospectivement, ta participation à cette évolution ?

EH : Rétrospectivement, quand je considère mon activité de galeriste, je comprends qu’elle présente deux aspects distincts. On présente des artistes et on intervient dans une situation culturelle. J’ai fait l’apprentissage du milieu de l’art international. Mais la situation, c’était la ville, Luxembourg, dans laquelle je vivais. Si je considère les artistes que j’ai montré.e.s, je m’aperçois que j’ai parfois suivi des effets de mode en pensant qu’ils pouvaient être bénéfiques dans le contexte luxembourgeois. Mais j’ai surtout essayé d’apprendre auprès des artistes.

JFC : Quand on s’intéresse au conceptualisme, c’est-à-dire aux formes de l’activité artistique qui se sont cristallisées à la fin des années 1960, il est impossible de dissocier les œuvres de la mise en cause des institutions artistiques ; d’où l’idée de « critique institutionnelle ». Toutefois, certains artistes sont plus intéressants que ce qu’ils représentent.

EH : Le sens et le contenu viennent des artistes. J’ai beaucoup appris avec Jef Geys, Bert Theis. J’ai connu une vraie complicité avec Lili Dujourie, j’admire son acuité, sa rigueur, sa simplicité, tant dans son comportement que dans ses œuvres. Dès la deuxième exposition de Peter Friedl, nos discussions autour de ce qu’est une « bonne galerie » ont été très importantes pour moi. Il était tout jeune à l’époque, une trentaine d’années, mais il avait bien compris qu’une bonne galerie est un lieu où l’on peut voir de bons artistes. C’est évident. La galerie doit être efficace, c’est-à-dire vendre pour aider les artistes à produire leurs œuvres. Mais elle a une autre fonction, elle doit aider l’artiste dans ses relations avec le public, l’aider à trouver son public, avant l’intervention du musée, qui est généralement tardive. Ce public est constitué traditionnellement d’amateurs-collectionneurs, mais la galerie est aussi un lieu public, qui porte la diffusion de l’activité artistique dans un milieu plus large que celui des collectionneurs. C’est ce qui est apparu avec le conceptualisme. Il ne s’agit pas de chercher à toucher ce qu’on appelle le « grand public », on s’adresse d’abord à une première audience : les autres artistes, les critiques et historiens d’art, les intellectuels en général, les gens des institutions, les collectionneurs… ça fait pas mal de monde, potentiellement du moins, et ça reste ouvert « à qui veut », comme tu dirais.

JFC : Avais-tu des modèles ? Et pourquoi as-tu déplacé ta galerie à Bruxelles ?

EH : Mes deux modèles étaient la galerie Wide White Space, inspirée par Broodthaers, et Konrad Fischer : des galeries d’artistes, qui exposaient ce que l’on appelle des « artistes pour artistes ». Mais ce modèle était inaccessible. J’ai bénéficié du soutien de galeristes qui avaient une pratique plus commerciale. J’ai eu la tentation de m’installer aux États-Unis. C’était bien une tentation, qui remonte d’ailleurs à mon expérience en Hongrie. J’ai sans doute intégré le canon de l’art « américain », dominant depuis les années 1960. Mais, comme je l’ai déjà dit, je me suis toujours sentie européenne. Je me suis installée à Bruxelles en 2005… J’avais d’abord pensé à Paris, mais il m’est apparu que mes choix artistiques et la façon dont je concevais la programmation rencontreraient plus d’écho à Bruxelles. J’aimais la mixité culturelle et linguistique de la ville. J’ai pu toucher tout de suite les deux communautés, francophone et néerlandophone. Comparée avec Paris, Bruxelles présente l’aspect d’une ville un peu cassée, où tout semble provisoire, inachevé. Mais la ville est au centre de l’Europe et elle fut un lieu périphérique des avant-gardes particulièrement actif, avec des échanges permanents entre poètes et artistes. La mémoire de Broodthaers et de Wide White Space ont joué dans ma décision.

JFC : Tu as fermé la galerie de Bruxelles en 2011. Tu es de retour à Luxembourg.

EH : J’ai transformé mon ancien appartement en lieu d’exposition. J’ai travaillé avec un architecte, c’était intéressant de voir comment faire d’un lieu de vie un lieu pour l’art. Ce n’est pas un grand espace mais il est singulier, précis, à la fois unifié et suffisamment composite pour offrir des possibilités d’accrochages très variées. Parfois, j’ai le sentiment d’un repli de mon activité publique. À Luxembourg l’organisation de ma vie quotidienne est simple, c’est un immense avantage. Pour pouvoir me consacrer à la galerie, j’ai besoin de réduire autant que possible le temps dédié aux choses pratiques du quotidien. En même temps, l’espace privé peut être un lieu d’expérience et d’expérimentation. En Hongrie, beaucoup de choses, pendant l’époque stalinienne, se pratiquaient à la maison, derrière les portes fermées. J’ai appris de Peter Friedl que les premières manifestations du home theater ont eu lieu à Budapest dans les années 1950. Il me semble que je suis à la croisée de mon histoire et de toute une constellation de formes artistiques qui présentent également une teneur biographique, même quand elles se présentent comme des propositions conceptuelles, impersonnelles.

L’exposition Des liens plus que terrestres d’Eugénie Paultre est prolongée jusqu’à la fin de l’été chez Erna Hécey, 20C, boulevard Emmanuel Servais à Luxembourg-Limpertsberg ; ouvert les mardi, jeudi et samedi de 14h30 à 19 heures sur rendez-vous, en envoyant un courriel à office@ernahecey.com ; plus d’informations sur ernahecey.com.

Jean-Francois Chevrier
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