Maison pour toxicomanies

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d'Lëtzebuerger Land du 14.02.2002

Il aura fallu exactement treize jours au premier auteur de lettres à la rédaction offusqué pour s'insurger dans les colonnes du Luxemburger Wort contre la construction d'une maison d'accueil pour toxicomanes, rue de Hollerich, décidée par le conseil des ministres le 1er février dernier. La crainte de réactions virulentes de la part notamment des habitants du quartier est probablement aussi la raison de l'extrême prudence avec laquelle tous les intervenants parlent du sujet - notamment la semaine dernière dans le JT de RTL Tele Lëtzebuerg. 

Ce que dit le communiqué résumant les travaux du gouvernement de ce jour-là est extrêmement sobre et en fait pas vraiment nouveau : sur un terrain appartenant à l'État, un ancien immeuble sera démoli pour construire avec un budget de 1,66 million d'euros provenant des caisses du Fonds de lutte contre le trafic de stupéfiants un nouveau bâtiment destiné à l'accueil de toxicomanes. Une minute de repos, distribution de seringues propres, possibilité de parler avec un(e) psychologue ou un(e) assistant(e) social(e), douches - autant de services offerts aujourd'hui dans la structure extrêmement précaire d'Abrigado Szenekontakt devant la gare centrale. Depuis plusieurs années déjà, le responsable du projet, Tom Schlechter, revendiquait une structure fixe qui soit aussi permanente et permette d'améliorer le service de bas-seuil offert.

La maison pour toxicomanes doit être la réalisation de cette demande, son instauration est inscrite dans le plan d'action pluriannuel du ministère de la Santé en matière de toxicomanies, son ouverture est prévue pour 2004. Les nouveautés par rapport aux services actuellement offerts sont d'une part la mise à disposition d'une quinzaine de lits, permettant aux toxicomanes en crise d'y passer la nuit - «une sorte de Foyer Ulysse pour drogués» l'avait appelé Tom Schlechter - et de l'autre, la réalisation d'une salle d'injection. Appelée aussi piquerie ou Fixerstube en allemand.

Sur le modèle suisse ou allemand, une telle salle d'injection permettra à l'héroïnomane de consommer sa drogue dans un lieu protégé et propre et en présence d'un personnel formé, qui pourrait par exemple intervenir en cas d'overdose ou d'un autre problème urgent de santé. Car même si, selon le rapport Relis 20011, le nombre d'héroïnomanes semble se stabiliser aux alentours de 2 000 personnes, le nombre de morts par surdosage est à nouveau en hausse constante pour atteindre 26 personnes en 2000 (derniers chiffres disponibles), proche du « record » alarmant de 29 personnes en 1994. Des morts qui auraient souvent pu être évitées.

Une salle d'injection s'inscrirait donc dans la logique de la réduction des risques (harm reduction) acceptée de la part des pouvoirs publics comme un des quatre piliers d'une politique efficace en matière de drogues depuis l'apparition du virus du sida. Pour le toxicomane, elle permettrait de réduire sensiblement le stress de cette consommation difficile d'une drogue à hauts risques. Aujourd'hui, un héroïnomane qui en fait un usage intraveineux (53 pour cent) vient échanger ses seringues soit chez Abrigado, soit chez Jugend- an Drogenhëllëf ou auprès d'un autre service bas-seuil, puis va se cacher dans des toilettes publiques, une maison abandonnée, un parking souterrain et autres lieux peu affriolants pour consommer. En état de manque, toute autre considération devient secondaire.

Pour Henri Grün, le responsable de Jugend- an Drogenhëllëf (JDH, dans le Top Thema de RTL), une salle d'injection n'aurait alors pas seulement un avantage de réduction des risques pour les héroïnomanes, mais aussi une composante de «réduction des nuisances» pour les habitants du quartier. Car actuellement, le consommateur d'héroïne est chassé de chaque petit coin, les écoles primaires du quartier retrouvent des seringues usagées dans leurs cours le matin, etc. Dans le meilleur des cas, la maison d'accueil permettrait de centraliser la consommation et donc de réduire ces nuisances dans le quartier. Par ailleurs, une telle installation arrangerait aussi la police, qui aurait alors elle aussi un endroit où envoyer les toxicomanes interpellés la nuit.

Même si, et il ne faut pas se leurrer là-dessus, tout reste à régler en ce qui concerne la collaboration avec les forces de l'ordre. Car la consommation, l'achat, la vente de drogues dites dures reste strictement interdite et passible de peines de prison, aussi selon la nouvelle loi du 27 avril 2001. Et dans un premier temps, l'héroïne consommée dans une telle salle d'injection proviendra forcément du marché noir. Il s'agira alors de trouver un modus vivendi avec la police, pour pas que les surveillants de l'application de la loi attendent devant la porte que les toxicomanes entrent ou sortent pour les emmener au commissariat. Mais un tel consensus a déjà pu être trouvé pour Abrigado et d'autres installations à la gare. Les discussions sont en cours.

Si le vote de la loi sur l'usage des stupéfiants était devenu extrêmement urgent en 2001, c'était entre autres pour enfin garantir une base légale au programme de substitution à la méthadone, instauré en 1989 déjà en tant que projet-pilote. Le 12 février a été publié dans le Mémorial le règlement grand-ducal y afférent, tel que retenu par le conseil de gouvernement le 18 janvier dernier pour le programme qui consiste dans une «prise en charge des personnes souffrant d'une toxicodépendance avérée aux opiacés, au moyen d'une mise à disposition d'un produit de substitution, accompagnée de conseils et d'une guidance» (art. 1er).

Selon les chiffres du rapport Relis, 158 personnes participaient en 2000 au programme de substitution à la méthadone auprès de JDH, alors que 844 personnes différentes se virent prescrire des médicaments avec indication de traitement de substitution par des médecins du circuit libéral. Tous ont maintenant un mois pour demander un agrément pour continuer le programme de substitution auprès du ministère de la Santé. 

Désormais, toute demande d'admission au programme de substitution devra être transmise à une commission de surveillance constituée de sept membres (médecins, pharmaciens et un représentant de l'association agréée pour le programme de substitution), qui donnera ou refusera l'autorisation. Donc aujourd'hui, tous les participants au programme de substitution déjà en cours devront être notifiés à cette commission, qui pourrait même théoriquement manifester son opposition à la participation d'un candidat au programme.

Des clauses très détaillées semblent surtout érigées pour éviter les «abus» du programme de substitution : obligation d'un entretien préliminaire avec le candidat durant lequel il doit être informé de l'existence de traitements alternatifs, suivi psychosocial obligatoire, consommation du produit sur place durant deux mois, pas plus de 25 personnes traitées par un seul médecin etc. 

Dans ce règlement grand-ducal, l'article 13 (3) note laconiquement que «l'héroïne peut être distribuée dans le cadre d'un projet-pilote mené par la Direction de la Santé à des toxicomanes atteints d'une dépendance avérée à cette substance.» Et, plus loin: «ce projet doit prévoir des conditions au moins aussi restrictives que le présent règlement quant aux critères d'admission des toxicomanes, ainsi que des dispositions au moins équivalentes à celles du présent règlement en matière de suivi social et de surveillance».

Des projets-pilotes suisses et allemands dans le domaine de la distribution d'héroïne sous contrôle médical furent extrêmement con-cluants2 : une fois inscrits dans le programme - ne sont admissibles que les toxicomanes à consommation difficile, à longue durée et ayant plusieurs fois rechuté après des cures de désintoxication -, les héroïnomanes se procurent tous les jours leur dose nécessaire de produit propre et pur, pour quinze francs suisses par jour. L'héroïne n'est pas gratuite, mais le système permet d'interrompre l'éternelle spirale de la paupérisation, voire de la marginalisation et de criminalisation des toxicomanes. 

En d'autres termes : si la dose quotidienne dont une personne n'arrive pas à se passer est librement accessible et abordable, plus besoin de faire des casses ou des vols pour se procurer l'argent qui aurait été nécessaire sur le marché noir. Les participants au programme arrivent à vivre avec la drogue, arrivent à se resocialiser, à penser travail, logement, vie sociale. 

Les plus progressistes des théoriciens sur les réseaux de la drogue estiment même qu'une complète légalisation de toutes les substances permettrait de complètement anéantir le marché noir en cassant les prix, donc aussi la production. Et forcément la consommation.

Mais on n'en est pas là. Au Luxembourg, on avance à petits pas. La salle d'injection et la distribution assistée d'héroïne furent annoncées lors de la présentation du projet de loi par les anciens ministres Johny Lahure (Santé) et Marc Fischbach (Justice) déjà, le gouvernement PCS-PDL s'y aligna dans son programme de 1999. 

0Et le ministre de la Santé, Carlo Wagner, l'inscrit même dans un calendrier assez précis : l'introduction de la «distribution contrôlée de certains stupéfiants» est prévue d'ici 2004 dans le programme d'action pluriannuel, la création d'une piquerie même d'ici 2003. Il y met aussi les budgets : le budget global du ministère de la Santé alloué aux services oeuvrant dans les domaines des drogues et des toxicomanies augmente cette année de 34,37 pour cent par rapport à 2001, pour atteindre 3,65 millions d'euros. Reste à définir les exécutants des deux projets-pilotes en question, Abrigado serait pressenti pour gérer le local d'injection, JDH pour le programme de distribution contrôlée d'héroïne, mais rien n'est définitif.

De toute façon, vu les réactions virulentes de cet hiver contre la présence des sans-abris dans le quartier de Bonnevoie où est situé le Foyer Ulysse, vu aussi les réactions de rejet dans d'autres grandes capitales face à des projets de maisons pour toxicomanes, toutes les personnes impliquées semblent s'attendre à une grande levée de boucliers à Hollerich dans les semaines à venir.

 

 

1 Relis : Réseau national d'information sur les stupéfiants et les toxicomanies. Le rapport est disponible en ligne sur le site du gouvernement (www.gouvernement.lu) ou sur le site de Relis.

2 voir par exemple le dossier documentaire en ligne de la Neue Zürcher Zeitung.

 

 

 

 

josée hansen
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