Entretien avec Tom Schlechter, responsable du projet Abrigado

Tout le monde tâte

d'Lëtzebuerger Land du 30.08.2001

d'Lëtzebuerger Land : Depuis l'année dernière, tous les services et associations ayant trait à la problématique des drogues et des toxicomanies sont regroupés sous la responsabilité du ministère de la Santé, alors que jusque-là, la majorité d'entre vous dépendaient du ministère de la Famille. Quels sont pour vous les avantages et les désavantages de cette réorganisation ? 

Tom Schlechter : Le grand avantage est que les responsabilités ont été clarifiées, que nous savons qui contacter en cas de questions ou de problèmes. Même si, en principe, nous aurions préféré rester rattachés au ministère de la Famille, parce que son domaine de compétences est plus vaste - ce regroupement sous les auspices du ministère de la Santé cloisonnant un peu trop les toxicomanies dans le rayon pathologies -, il demeure qu'ici, il y a une cellule dédiée et compétente en la matière. 

L'action gouvernementale a été arrêtée dans l'accord de coalition PCS/ PDL d'août 1999, un plan d'action pluriannuel a été défini au ministère de la Santé, ce qui constitue aussi un certain désavantage pour nous : il faut lutter pour garder sa liberté d'action, être prudent pour garder son indépendance par rapport au ministère. Ainsi, les associations oeuvrant sur le terrain doivent se demander en permanence jusqu'où elles peuvent proposer, donner de nouvelles orientations à leur action et dans quelle mesure elles sont les exécutantes de ce programme pluriannuel. Mais je dois dire que jusqu'à présent, nous avons fait de bonnes expériences, le ministre de la Santé, Carlo Wagner, a été plutôt réceptif à nos idées et revendications. Le seul problème en ce moment est la relative rigidité du plan d'action, qui ne permet pas rapidement de nouvelles initiatives.

Depuis 1993, l'asbl Comité national de défense sociale exploite une cellule d'accueil pour toxicomanes et autres personnes marginalisées ou à risque de déviance là où cela se passe, dans le quartier de la gare, d'abord dans sa Camionnette, puis, depuis 1999, dans le container mobile appelé Abrigado. Or, vous constatez que vos capacités d'accueil ne suffisent déjà plus - cinquante personnes en une journée sur cinquante mètres carrés -, que face à la demande croissante, l'offre d'aide devrait être élargie et vous revendiquez depuis plusieurs années déjà une maison. D'ailleurs, dans un entretien au Land en août 2000 1, le ministre a confirmé la volonté du gouvernement de vous l'accorder, route de Hollerich. Où en sont les projets ?

La proposition de créer un tel « centre d'urgence » émanait effectivement de notre association, mais nous avons été soutenus en cela par la police, pour de simples raisons pratiques : ce foyer serait aussi ouvert la nuit, donc la police pourrait y loger les toxicomanes interceptés. Il faut s'imaginer ce centre un peu comme un « foyer Ulysse pour drogués ». Le projet est garanti dans le quartier de la gare ou Hollerich, les plans sont dessinés, mais nous ne voulons pas encore donner l'adresse exacte afin de ne pas déclencher de polémique avant l'heure. Ce foyer sera financé avec l'argent du Fonds de lutte contre le trafic de stupéfiants, les moyens mis a dispositions ont été sensiblement augmentés.

Avec cet argent, nous pourrons faire construire un bâtiment neuf qui appartiendra alors à l'État mais sera géré par Abrigado. Cette fois-ci, ce ne sera plus une structure provisoire mais définitive, elle va accueillir tous nos services, de l'administration en passant par l'accueil de jour jusqu'au foyer d'urgence de nuit. Nous sommes prêts, nous n'attendons plus que les autorisations nécessaires et l'arrivée de l'entrepreneur. L'ouverture est prévue d'ici deux ans.

Une des nouveautés de la loi de lutte contre les toxicomanies du 27 avril de cette année est l'introduction de piqueries (Fixerstuben) à titre d'expérience-pilote et il est prévu que vous les gériez. Une telle structure est-elle aussi prévue dans ce foyer ?

Dans un futur lointain, oui. Pour les piqueries, nous n'en sommes encore qu'au stade de réflexion, le ministère nous a demandé de lui faire part de nos idées, ce que nous avons fait. Elles sont maximalistes, il reste à voir à quel point elles seront réalisables, notamment en concordance avec le Parquet et la police. En plus, nous devrons faire une campagne de sensibilisation dans la population environnante afin d'éviter une trop grande hostilité.

Mais il ne faut pas se leurrer : les piqueries n'ont rien à voir avec une distribution contrôlée d'héroïne - qui, elle, est également prévue dans la loi en tant que projet-pilote, son élaboration sera probablement affectée à Jugend- an Drogenhëllef. Dans les piqueries, les usagers ont simplement la possibilité de se piquer dans un lieu propre et sûr, dans des conditions optimales d'hygiène, aussi bien du local que du matériel. La drogue toutefois parviendra forcément du marché noir. C'est une mesure de réduction des risques, de santé publique, ce qui justifie déjà l'existence de tels locaux. Comme pour tous nos projets, nous voulons définir des conditions d'accès minimales, pour héroïnomanes, adultes ou mineurs, mais aussi pour ceux qui participent à un programme de substitution par exemple, afin de toucher autant de monde que possible. 

Nous voulons garantir l'anonymat et en faire une offre d'aide, cela ne peut en aucun cas constituer une obligation. Les toxicomanes doivent pouvoir venir et partir librement, on ne de-mandera aucun engagement de leur part, c'est notre philosophie de base pour tous nos projets. À nos yeux, une première piquerie serait vite réalisable, mais dans le programme d'action, leur institution n'est prévue que dans deux ans. Néanmoins, il nous importait de rendre le ministère attentif aux potentiels d'un tel projet.

Vous parliez tout à l'heure des consommateurs mineurs : dans votre rapport annuel de l'année 2000, vous notez que la moyenne d'âge de la première visite des clients d'Abrigado est en baisse constante. Or, paradoxalement, vous avez décidé de ne plus distribuer de seringues aux mineurs en début de cette année, parce que vous vous sentez en porte-à-faux avec la loi sur la protection de la jeunesse, qui risque de vous pénaliser comme votre situation juridique n'est pas claire. Cette décision n'est-elle pas contraire à un des grands piliers de votre action, celle de la prévention des risques ? 

Cette décision, nous l'avons prise pour sonner l'alarme. Nous pouvions le faire parce que nous savons que les toxicomanes mineurs ont assez de possibilités pour se procurer des se-rin-gues propres... Il ne s'agit pas unique-ment ici de la question des seringues, nous trouvions simplement qu'il serait important que les questions du statut du mineur soient clarifiées une fois pour toutes. Nous ne voulons plus être ceux qui sont tenus pour responsables en cas de problèmes, il serait temps que tout le système de protection et d'aide à la jeunesse soit revu. 

Actuellement, nous nous trouvons dans une zone de tolérance assez aléatoire, en aidant un jeune toxicomane, nous sommes toujours un peu dans l'illégalité. Lorsqu'un jeune s'enfuit du foyer de Dreiborn par exemple, et qu'il vient nous voir : théoriquement, nous devrions le dé-noncer tout de suite. Or, c'est contraire à nos principes de protection des déviants. Donc, en ce mo-ment, nous sommes en train de sonder quand et comment faire passer l'information. 

Depuis notre décision, nous avons contacté le Parquet et le tribunal de jeunesse, les autorités pénitentiaires de Dreiborn et de Schrassig, nous avons aussi informé la commission interministérielle sur les toxicomanies ; il est fort possible qu'une grande discussion sur le thème soit lancée en automne. Car actuellement, la législation sur la « protection de la jeunesse » regroupe toutes les mesures sur les mineurs, qui pourtant sont souvent de nature opposée : la protection, l'éducation et la sanction. Il faudrait enfin arriver à séparer les différents volets : la véritable protection des jeu-nes d'une part, puis un domaine d'aide sociale, qui peut toucher toute une famille, y compris les parents, et, en dernier, le volet juridique, qui définirait des peines pour de vrais délits. Aujourd'hui, tout cela est mélangé, un jeune qui a fumé du haschich peut toujours se retrouver à Dreiborn avec des délinquants, ce qui n'a rien à voir. 

Après des années de discussions passionnées, où tout le monde voulait faire entendre son opinion sur la thématique des drogues et des toxicomanies, la nouvelle loi est en vigueur depuis le 27 avril. Et depuis lors, calme plat, on n'entend plus rien. Est-ce que l'entrée en vigueur de la nouvelle loi a changé quelque chose pour vous, vos clients et votre travail ? 

Non, strictement rien. Sauf que les gens sont désorientés, que les usagers ne savent plus ce qui est permis et ce qui est défendu. Après le vote de la loi, le débat s'est arrêté net, la loi n'est pas du tout accompagnée par l'État. Or, pour d'autres réglements, comme la défense de téléphoner au volant par exemple, les gens ont été informés, la police fait des contrôles et les installateurs vendent beaucoup de kits mains-libres. Mais dans notre domaine : rien ! 

Les usagers ne savent rien, nos clients ignorent ce qui a changé. Nous les informons, bien sûr, mais il faut alors qu'ils demandent. Ainsi, nombreux sont ceux qui croient que désormais la consommation de drogues douces est autorisée. C'est faux : tout reste en principe défendu, même si les peines de prison ont été transformées en amendes. Vient alors le prochain problème : où faut-il payer ? Un policier peut-il faire payer l'amende dans la rue, dans une voiture ? Rien n'est clair. Alors, à défaut de lignes directrices, tout le monde tâte le terrain.
 

1 La loi, l'entretien avec le ministre Carlo Wagner ainsi que tous nos autres articles sur le sujet sont disponibles sur notre site www.land.lu, dossier Toxicomanies.
josée hansen
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