Le Luxembourg est en passe de devenir, en Europe, un pôle d’excellence dans le domaine de la recherche sur les activités de services, également appelée « science des services ».
Dans son rapport consacré aux politiques d’innovation au Luxembourg, publié en mai 2006, l’OCDE s’était étonnée de voir que les budgets de recherche, auGrand-Duché, restaientmajoritairement consacrés à l’industrie, alors que le tertiaire y représente aujourd’hui 79 pour cent de la population active, 85 pour cent du PIB et 89 pour cent des entreprises, davantage encore que dans les autres pays développés. Ce constat, teinté de reproche,n’a pu que conforter les autorités, qui avaient déjà bien prisconscience du problème, dans leur souci de réorienter la recherche au Luxembourg. Dès janvier 2006 en effet, l’étude prospective Foresight du Fonds national de la recherche identifiait les services comme un axe de travail majeur.
En l’espace de dix-huit mois, faisant preuve d’une réactivité peu commune, les acteurs publics et privés ont mis en place des moyens et des structures permettant d’aboutir rapidement à des résultats concrets. C’est dans ce contexte que le CITI (Centre d’innovation par les technologies de l’information), un important départementdu CRP Henri Tudor, a organisé le 13 novembre dernier dans leslocaux de l’Abbaye de Neumunster une journée de conférence consacrée à l’innovation dans les services, qui a réuni environ 50 participants du monde de l’entreprise, de l’administrationet des milieux scientifiques de plusieurs pays.
Le thème s’imposait : comme l’a indiqué Frank Glod, project manager au FNR, l’innovation dans les services est devenue une priorité nationale afin de consolider et d’améliorer la compétitivitéinternationale du Luxembourg. C’est undes huit domaines quele gouvernement entend faire bénéficier d’une « concentration de l’effort national en matière de R[&]D », avec un focus sur les services financiers.
L’innovation dans les services peut prendre des formes très variées. Elle peut porter sur la nature du service rendu au client (le quoi) ou sur la manière dont il est réalisé (le comment). Elle s’appuie de plus en plus sur les ressources technologiques, point mis en évidence par plusieurs intervenants.
Pierre Schilling, chargé de direction au Service eLuxembourg, a montré la technologie allait moderniser l’Administration et simplifier ses relations avec les citoyens et les entreprises, avec notamment l’instauration d’un guichet unique virtuel pour les formalités administratives. Pierre Guisset, directeur du Centre d’excellenceen technologies de l’information et de la communication (CETIC)en Belgique, a présenté pour sa part un exemple d’innovation fondé sur les technologies GRID.
Mais l’innovation nécessite aussi que certaines conditions soient réunies. Les compétences en premier lieu. Paul Van Droogenbroeck, d’IBM Belgique et Luxembourg, a insisté sur le besoin de développer des nouvelles compétences interdisciplinaires. David Hagen, responsable du service Surveillance informatique à la CSSF, a par exemple indiqué que la formation des experts en produits financiers devait s’ouvrir davantage aux facettes gestionnaires et commerciales de leurs services.
David Hagen a également montré qu’un cadre législatif adéquat estcrucial : il a présenté les travaux déjà effectués dans ce domaine, ainsi que les prochaines étapes afin que le Luxembourg renforce son attractivité en matière de prestation de services à haute qualité dans le secteur financier.
La mise en place d’outils spécifiques, destinés par exemple à mesurer la qualité des services délivrés, soit en interne (comme les prestations informatiques), soit en externe (à destination des clients), est indispensable car en raison des caractéristiques propres aux services, mais également des activités relatives à l’innovation, les approches et les concepts traditionnels ne peuvent pas être simplement transférés.
Les interventions de Béatrix Barafort, cheffe d’unité au CRP Henri Tudor, sur les normes dans la gestion des services IT et du Professeur Knut Blind, du bureau de Berlin de l’InstitutFraunhofer pour les systèmes et la recherche d’innovation en Allemagne, ont permis de préciser ces aspects. Toutefois l’innovation dans les services se heurte à un sérieux écueil : ladifficulté, voire l’impossibilité, dans l’état actuel du droit, d’en assurer la protection juridique. C’est ce qu’a reconnu le Professeur Yves Pigneur de HEC Lausanne, après avoir présenté un cadre conceptuel rigoureux pour concevoir un business model et une proposition de valeur ayant un caractère différenciateur.
Jean-Pol Michel, directeur du CITI, a conclu les interventions en présentant le modèle de gestion de l’innovation en matière de services au sein du CRP Henri Tudor. Ce cadre de référence est déjà proposé dans différents domaines : secteur financier, secteur de la construction, secteur public, médias interactifs, secteur des ressources humaines. Il a vocation à être un programme de recherche pour la science des services, prélude à un développement significatif des travaux et de l’enseignement dans ce domaine à Luxembourg.
Le paradoxe des services
Bien que les économies développées soient depuis longtemps fortement tertiarisées, les études sur les services sont relativement récentes : le premier ouvrage en français sur le management des services n’a été publié qu’en 1987. Dans les grands pays de l’Union européenne, le secteur tertiaire pèse environ 75 pour cent de la population active et du PIB.
C’est considérable : pourtant ces chiffres sont notoirement sous-évalués, car construits à partir de l’activitéprincipale des entreprises. Ce qui signifie que les activités de services chez unconstructeur automobile par exemple (recherche, finance, communication, distribution, réparation) sont comptées dans l’industrie et non dans le tertiaire.
Mais il y a d’autres manières de mesurer le poids du tertiaire. Ainsi, iljoue un rôle crucial dans l’équilibre extérieur. Au Luxembourg, de janvier à juin 2007, la balance des paiements courants a connu un excédent de 1,86 milliard d’euros. Ce résultat est entièrement imputable aux services, dont le solde positif a été de 9,12 milliards (en accroissement de 10,7 pour cent sur un an), car les autres postes sont plus ou moins lourdement déficitaires (1,45 milliards de déficit pour les échanges de biens, 4,9 milliards pour la balance des revenus, 860 millions pour les transferts courants). Cette contribution est mal connue à cause de problèmes statistiques.
Exemple : quand un restaurateur du Grund sert un couple de touristes américains, il exporte un service ! L’importance du secteur tertiaire peut aussi être appréciée par des critères boursiers. En France, cinq des dix premières capitalisations boursières sont des entreprises de services : BNP-Paribas, Axa, Société Générale,France Telecom et Crédit Agricole. Aux États-Unis, ce sont quatre des dix premières : Microsoft, Citigroup, Wal-Mart et AIG . Mais on remarquera que la deuxième capitalisation au NYSE (General Electric) est très engagée dans les services, puisqu’elle est le premier distributeur mondial de crédits.
La « tertiarisation » des économies au fur et à mesure de leur développement a été entrevue et théorisée dès les années 1940 par différents économistes comme le britannique Colin Clark, le français Jean Fourastié ou l’américain Walt W. Rostow. Leurs prévisions se sont entièrement réalisées.
Pourquoi dans ces conditions les chercheurs et universitaires se s’ysont-ils pas intéressés avant ? L’extrême variété des activités de services a certainement été le principal obstacle aux travaux dans ce domaine. Les activités de services recouvrent en effet le nettoyage industriel comme les pompes funèbres, la banque comme l’hôtellerie, le tourisme comme la formation, le conseil comme la restauration et le transport. Cette complexité a conduit les chercheurs :
- Soit à renoncer à travailler sur les services pour préférer l’industrie, plus facile à appréhender.- Soit à travailler sur une activité de services en particulier. Exemple : le premier ouvrage sur le marketing bancaire est paru dès 1973. - Soit à se focaliser sur les problèmes de classification : les propositions sont assez nombreuses (exemple : services « purs » vs services liés à un bien, services à dominante matérielle vs services à dominante humaine) mais souvent stériles en termes d’implicationsopérationnelles.
D’autre part, la dispersion des entreprises de services, leurs différences de « maturité », voire leurs divergences d’intérêts ne leur permettait pas de financer des travaux de recherche comme le fait depuis longtemps l’industrie (surtout au travers de grandesfédérations professionnelles comme la métallurgie, l’énergie, le textile ou l’automobile).
Depuis quelques années, cette situation a changé : les entreprises de services sont désormais convaincues de partager, au-delà de leurs différences d’activité, des problématiques communes. Elles n’hésitent plus à se grouper pour financer des travaux d’intérêt mutuel : dès 1987, l’école supérieure de commerce de Lyonréunissait au sein d’une « chaire de recherche » des entreprises de branches aussi diverses que le conseil, la restauration collective, le travail temporaire, le nettoyage industriel, la banque et les services informatiques.