Comment, il y a soixante ans, les barons de la sidérurgie et un secrétaire général de la Fedil ont réinventé le journal libéral

Du plomb et de l’acier

d'Lëtzebuerger Land vom 20.12.2013

« Comme s’il était le chef d’un service secret », c’est en ces termes que Henri Etienne, un des premiers journalistes free-lance du Lëtzebuerger Land, décrit la fondation en 1954 de l’hebdomadaire par Carlo Hemmer. « D’où venait l’argent, cela restait toujours un sujet tabou », poursuit-il. Pour en camoufler l’origine, Hemmer passait par Jérôme Anders, conseiller de gouvernement au ministère de l’Économie et ami de Tony Neumann. » Selon Etienne, « Anders faisait fonction d’agent de liaison entre Hemmer et le donateur ». Il s’agissait de brouiller les pistes. Car bien que tout le monde fût au courant, le fait que le lancement du Land était financé par le patronat de l’industrie sidérurgique devait rester un non-dit.

Quel intérêt les barons de l’acier Felix Chomé et Tony Neumann pouvaient-ils avoir à financer un petit hebdomadaire libéral de niche ? Selon Joseph Kinsch, qui succèdera à Neumann comme président de l’Arbed, il s’agissait de soutenir un journal libre et indépendant des partis politiques. Henri Etienne, comme s’il était surpris par la naïveté de la question, répond : « Mais quelle industrie ne finançait pas de journaux ?! Dans ces milieux-là, c’était quelque chose de tout à fait normal. » Pour exercer de l’influence ? « Pour ne pas se retrouver tout seul, lorsqu’un événement grave arrive, répond Etienne. Dans ces moments on peut compter sur un journal ».

En effet, après l’Occupation, la direction de l’Arbed compromise par la collaboration avait grand besoin de se refaire une santé auprès de l’opinion publique. À ceci s’ajoutait le fait qu’un président de l’Arbed ne pouvait tout simplement pas ne pas être bien informé. Ainsi Chomé avait-il coutume d’envoyer aux grands débats à la Chambre des députés un auditeur, qui, quelques minutes après la levée de la séance, rentrait lui en faire un rapport.

Dans la perspective de Carlo Hemmer, il s’agissait de faire revivre un grand journal d’intellectuels libéral, se situant en-dehors du jeu des partis politiques et de briser ainsi la chape de plomb cléricale (Luxemburger Wort) et syndicale (Escher Tageblatt). Le but était de redéfinir dans le paysage de la presse luxembourgeoise une niche libérale à l’ombre de laquelle « Carlo pouvait cultiver son jardin et les thèmes qui lui tenaient personnellement à cœur » comme se rappelle un témoin de la première heure.

Cette place avait été laissée vacante après le dépérissement de la Luxemburger Zeitung, à laquelle Hemmer avait contribué par des articles dans les années 1930. Fondé en 1868, ce quotidien, financé officiellement par l’Arbed, avait fait figure de grande dame de la presse libérale (voir aussi p. 37). Il avait inventé avec son rédacteur Batty Weber la figure de l’intellectuel à la luxembourgeoise, à mi-chemin entre folklore et feuilleton. Or, dès la fin de 1933, vis-à-vis de l’Allemagne nazie, la Luxemburger Zeitung s’aligna sur la stratégie économique de l’Arbed. Pour la sidérurgie luxembourgeoise, l’Allemagne était le deuxième partenaire commercial et entre 1931 et 1937, ses exportations vers le Reich passaient de 21 à 47 pour cent. Cette relation économique privilégiée avec l’industrie de l’armement sonnait le glas, avant même l’entrée des troupes allemandes, du dernier grand journal libéral d’avant-guerre.

Création d’après-guerre, le Lëtzebuerger Journal, fusion de la Obermoselzeitung et du journal des résistants Unio’n, ne pouvait remplir le vide laissé par la Luxemburger Zeitung. Imbu d’un nationalisme et d’un anticommunisme bornés, il faisait écho aux intérêts et aux craintes de la petite bourgeoisie. Ainsi, dans son premier numéro qui paraît en avril 1948, le Lëtzebuerger Journal faisait solennellement le vœu : « niemals fremdländische Interessenwirtschaft oder volksfeindliche Günstlings- und Klassenpolitik zu betreiben. » Peu du goût de la bourgeoisie et des intellectuels libéraux.

En 1954, Hemmer se proposait de faire revivre le libéralisme culturellement de gauche et économiquement libéral. C’était, si l’on veut, le libéralisme de ceux qui avaient dit « Non » au référendum sur la loi muselière en 1937. C’était aussi un héritage compromis. Car les radicaux-libéraux au gouvernement avaient été en grande majorité favorables à la loi, ce que le journaliste Rob Roemen qualifiera un demi-siècle plus tard de « l’erreur du siècle » des libéraux. Une minorité parmi les radicaux-libéraux réunie autour d’Eugène Schaus et de Frantz Clement avait fait campagne pour le « Non », se référant à « notre libéralisme, le vieux libéralisme ». Henri Etienne en parlant de la « très grande discrétion » qui aurait été celle de Hemmer, dit n’avoir jamais réussi à savoir comment celui-ci avait voté en 1937. Il semble clair néanmoins que le Carlo Hemmer d’avant-guerre ne peut être compté parmi les grands intellectuels libéraux de gauche, même si, par la suite, il se positionnera dans cette lignée.

Dans un des premiers numéros du Land, Carlo Hemmer proclamait le credo de son journal : « Nous sommes indépendants non seulement vis-à-vis des organisation politiques, mais aussi vis-à-vis des organisations corporatives et des autres communautés d’intérêts. » Le fait que le minuscule local du Land se trouvait dans l’arrière-cour du siège de la Chambre de commerce et de la Fedil (au 8, avenue de l’Arsenal, entretemps rebaptisée avenue Emile Reuter) n’était pas fait pour conférer de la crédibilité à cet engagement. Ainsi, dès les premiers numéros, Hemmer doit se défendre contre les critiques du Wort, selon lesquelles son journal serait « néolibéral » (sic !) en répliquant : « Notre profession de foi ne vaut que pour la racine ,liberté’ qui compose l’adjectif ,(néo)libéral’ ».

Pourtant, c’est Hemmer secrétaire général de la Fedil et futur directeur de la Chambre de commerce qui transparaît sans cesse tout au long de ce plaidoyer. «  Une des vérités de base, à la diffusion de laquelle nous voulons contribuer, est celle de la nécessité du maintien et de la hausse de la compétitivité (Konkurrenzfähigkeit) », écrit-il. Si ces phrases résonnent aujourd’hui, avec le recul de plus d’un demi-siècle, comme les topoi mêmes du discours dominant, dans l’Europe d’après-guerre, elles allaient à contre-sens du capitalisme social des trente glorieuses, cet arrangement entre capital et travail sous la supervision d’un État planificateur censé maintenir la loyauté des travailleurs et endiguer ses relents anticapitalistes.

Carlo Hemmer était né à peine une année avant la Première Guerre mondiale d’une mère luxembourgeoise et d’un père allemand, qui mourra sur un champ de bataille quelques mois après le début de la guerre. Carlo grandit entre deux femmes dominantes, sa mère et une grand-mère très distinguée, d’origine parisienne. Une bonne partie de ses études, Hemmer les passera à l’université de Leipzig entre 1933 et 1936. Il y vit de très près le « nettoyage » raciste et idéologique du corps professoral et étudiant.

Or, les observations qu’il note en 1933 dans son petit agenda lors d’un pèlerinage à la maison weimarienne de Goethe expriment moins l’effroi que l’amusement incrédule devant le « ridicule » nazi. La sensibilité qui transparaît dans ces notes est plus proche d’Ernst Lubitsch que de Fritz Lang. Passant devant la vitrine d’un confiseur, il remarque un Hitler grandeur nature en massepain, dans un café, une réclame pour une boisson : « Sturmgeist die deutsche Brauselimonade ! » (voir aussi ci-contre).

Pourtant, la nature considérée comme spiritualité, la « franche camaraderie » en pantalons courts, un rapport coincé aux femmes, l’idolâtrie de la jeunesse et de l’exercice physique, ainsi que l’anticléricalisme devaient avoir de quoi tenter le jeune Hemmer, marqué par le mouvement des Wandervögel. Encore après la guerre, Hemmer, très actif dans le mouvement des auberges de jeunesse, exhortera la jeunesse à « abandonner le chemin du plaisir, pour retrouver celui de la joie », l’appelant à « retourner aux forces vives de la nature », seule capable de réprimer « ce fléau social moderne qu’est l’ennui » produit de la « spießbürgerliche Bequemlichkeit ».

Que malgré ses penchants völkisch et son séjour prolongé en Allemagne, Hemmer ne se soit senti attiré par l’idéologie nazie est en soi remarquable. Une raison peut en être trouvé dans son pacifisme. En 1931, à l’âge de 17 ans, Hemmer avait visité l’ossuaire de Verdun. À son retour il nota : « Il faudrait que beaucoup de personnes visitent Verdun pour se convaincre de l’importance de l’abolition de la guerre, cette honte de notre culture, ce plus grand crime des peuples et des seigneurs. » Et de terminer sur une note plus intime : « Mon père aussi gît dans un charnier. Il pourrait être auprès de moi et de ma famille. »

En automne 1953, par un dimanche matin, lors d’une de ses randonnées, Carlo Hemmer demande à un ancien jeune ouvrier de l’Arbed, Roger (Rosch) Krieps, s’il n’aurait pas envie de travailler pour un journal que lui, Hemmer, projetait de fonder. « Je lui ai bien sûr demandé qui était derrière le journal. Il m’a répondu : ,Ne te fais pas de soucis, ce sont des gens qui ont du poids au Luxembourg’. » Krieps dit être devenu « journaliste par hasard ».

Il passera par la formation Hemmer, « une école dure », comme il se rappelle aujourd’hui. À chaque sortie de journal, il était convoqué dans le bureau de Hemmer qui l’y attendait muni d’un grand stylo couleur rouge, avec lequel il avait souligné jusqu’à la moindre faute. Pour chacune, Krieps se faisait passer un savon. À deux reprises, le jeune journaliste et ancien ouvirer à l’Arbed aurait été directement convoqué chez Tony (Tun) Neumann.

Lorsque Rosch Krieps pénétra la première fois dans les locaux du Land, le troisième numéro venait à peine de sortir. Carlo Hemmer lui faisait faire le tour du propriétaire. Poussant la porte du bureau, Rosch Krieps découvrit, horrifié, « des journaux invendus s’empilant jusque sous le plafond ». Hemmer était gêné, il avait fait imprimer « des tirages exagérés, dont les invendus nous étaient délivrés une semaine après ».

Reste que ce qui paraissait au Land comptait. « Si on attaquait quelqu’un, il fallait être prêt à en payer le prix. Mais on n’avait peur de rien », dit Etienne. Les journalistes au Land suivaient-ils une ligne éditoriale prédéfinie ? « Autant que je me rappelle, nous étions absolument libres, répond Etienne, il n’y avait absolument aucune ligne éditoriale. Il s’agissait de dire les choses telles que nous les voyions. Et de les écrire de la manière la plus vivante et meilleure possible. »

Dès ses premiers numéros, le Land s’était taillé une réputation de journalisme sans concession, ne lâchant pas prise. Beaucoup des contributeurs free-lance de la première heure – d’ailleurs très mal payés, « Carlo étant un homme de l’austérité » selon Etienne –  faisaient partie d’une nouvelle génération de journalistes formés à l’Agence Europe, qui, en 1953, s’était installée boulevard Prince Henri. Sous la direction d’Emanuele Gazzo, des journalistes débutants (parmi lesquels Léo Kinsch) qui y apprenaient le métier, selon des standards de professionnalisme jusque-là inédits au Luxembourg. Le Land en recueillait les fruits en intégrant les jeunes dans son journal.

Dans l’équipe rédactionnelle, Henri Etienne dit avoir tenu le rôle du journaliste « irrévérencieux, en charge des articles plus investigateurs, ceux qui faisaient mal ». En tant que « grand seigneur », Hemmer aurait toujours évité de traiter directement ces sujets-là. Etienne explique avoir été entre autre l’« homme anti-Bodson ». (La sœur de ce dernier travaillant dans le Land, ce qui aurait été « en fait une situation impossible ».) Hemmer exigeait-il donc de ses rédacteurs un journalisme agressif ? « Non, il s’attendait à ce que nous fassions du journalisme intéressant. Et par l’agressivité, on peut devenir intéressant. »

Les inimitiés électives du journal s’épousaient à merveille avec celles du grand capital industriel. Outre les chemins de fer et le service obligatoire de l’armée, l’ennemi numéro un du Land était la Centrale paysanne et son président Mathias Berns. Celui-ci sera visé en 1959 par un numéro spécial paru sous le titre – très lourd de sous-entendus – « Sein Kampf » (celui du « Führer » Berns) et distribué gratuitement à tous les ménages. « C’est par cet article que je me suis fräi geschriwwen », se rappelle Krieps, pour qui c’était le premier éditorial sur un sujet politique.

Le triptyque Centrale paysanne, CFL et service militaire obligatoire avaient en commun d’empiéter sur les intérêts des barons de l’acier. Ainsi le protectionnisme agricole maintenait-il des prix élevés, entrainant par l’indexation des salaires une hausse des salaires dans l’industrie et, par là, du coût de production. Les chemins de fer, qui « arbitrés contre le vent de la libre concurrence » (Carlo Hemmer) par leur renationalisation, cessaient d’être un marché lucratif. Et le service militaire retardait l’entrée sur le marché du travail d’une jeune main-d’œuvre, dont l’industrie, dans les années 50 et 60, avait grandement besoin.

Ce sera sous Léo Kinsch, qui rachètera le journal en 1958 à Carlo Hemmer, que le Land adoptera une ligne éditoriale nettement marquée à gauche. Kinsch bénéficiera du soutien du nouveau président de l’Arbed Tony Neumann, prêt à financer l’expansion de l’hebdomadaire. « Ce n’est pas comme s’il versait tous les mois les salaires. Il s’agissait d’interventions ponctuelles », précise un témoin.

Avant que n’arrivent les promoteurs, il y avait à l’intersection du boulevard Royal et de la rue de l’Arsenal un immeuble majestueux, que les habitants de la ville appelaient « Versoffenen Rousenkranz ». C’était le siège du Volkshaus où se réunissaient le CSV et sa multitude enchevêtrée d’organisations catholiques. À quelques pas de là, dans l’étroite ruelle Beck, se dressait son pendant libéral, le Café Kathedral.

Joseph Kinsch, le frère benjamin de Léo, se rappelle y avoir été amené à l’occasion d’une permission (il faisait alors son service militaire) par Léo : « On y rencontrait des gens extrêmement cultivés. La cheftaine, nous l’appelions ‘Madame Mère’. Elle devinait l’avenir en lisant les lignes de la main et les gens qui ne lui étaient pas sympathiques, ne rentraient pas une seconde fois ». Dans la topographie politique des bistrots de la ville de Luxembourg, le Kathedral était l’endroit où se réunissait le gratin du milieu libéral, Léo Kinsch en était un habitué. « Si le café existait toujours, c’est là qu’aurait été formé la coalition Gambia », dit Henri Etienne.

En tant que libéral de droite avec de fortes attaches au catholicisme, Etienne était dépité par cette nouvelle ligne éditoriale. Selon lui, Léo Kinsch voulait sortir le CSV du gouvernement : « Il ne pensait qu’à ça, des années durant… » Kinsch était un proche de Marcel Mart et des Thorn, avec lesquels il partait en vacances d’hiver faire du ski. Il était aussi le facilitateur et le go-between entre les « dräi Tunnen » : Tony Neumann (Arbed), Antoine Krier (LSAP) et Antoine Weis (LAV) et aurait, selon Krieps, « toujours considéré la coalition de 1974 comme son œuvre ». Kinsch et le Land étaient-ils à l’arrivée au pouvoir du DP et du LSAP, ce que Heiderscheid et le Wort étaient au retrait du CSV dans l’opposition ? Après tout, chaque héros a besoin de son double inversé.

Bernard Thomas
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