Comme beaucoup, j’ai été frappé par ces grandes lettres noires, tracées à la main sur des feuilles A4 collées à la hâte dans l’espace public et qui demandent « où sont les chiffres ? ». Les « colleuses », du nom du collectif féministe qui porte ces slogans un peu partout en Europe, demandent des comptes. Certes, il n’y a pas de politique sans statistiques, et il n’y a pas de meilleur argument pour prouver l’efficacité d’un vaccin ou de gestes de prévention qu’une baisse du taux de contamination. Contester le décompte, c’est l’argument bien faible du cancre qui ramène une mauvaise note et reporte la faute sur le professeur. Mais, en ce moment, cette frénésie de nombres tourne à l’addiction.
Étymologiquement, si le « monde d’après » est numérique, alors cela signifie que nous devons nous préparer à un monde où régnera l’inéluctable froideur des chiffres, où nous vivrons guidés par la vérité incontestable des nombres et l’objectivité de statistiques dont les courbes montantes et descendantes serviront d’index à nos propres ascenseurs émotionnels. Les mots ont perdu la partie ; les chiffres ont envahi l’actualité. Ils se multiplient tellement que, même si leur interprétation peut diviser, il n’est pas possible de s’y soustraire. L’addition est salée pour les allergiques à l’algèbre, les hermétiques à l’arithmétique, traumatisés dès leur plus tendre enfance par les mathématiques.
Comme d’éternels politiciens attendant les sondages de sortie des urnes d’une soirée électorale qui durerait depuis plus d’un an, comme des diabétiques attentifs à leur taux de glycémie, comme un plagiste guettant la météo marine pour savoir s’il sort ou non ses transats, comme des traders hypnotisés par les cours de la bourse, nous vivons désormais au rythme des décomptes. Nombre de contaminés. Nombre de morts. Nombre de patients en soins intensifs. Nombre de vaccinations. On n’en finit plus de compter, même si l’on ne sait pas trop à quoi ça sert. On classe des pays, des régions, on observe des courbes. Je n’avais plus été autant préoccupé par des chiffres depuis mon adolescence, où je repassais fébrilement chaque semaine devant la borne de jeux vidéo d’une salle d’arcade de mon quartier pour vérifier que personne n’avait battu mon high score.
Pourtant, nous ne sommes pas tous nés pour vivre comme des experts comptables. Le verdict implacable du bulletin scolaire ou, trente ans plus tard, du bilan sanguin, devraient largement suffire à alimenter les angoisses du commun des mortels. D’ailleurs, « se faire de la bile », ça vient du mot « bilan », non ? Dans le système scolaire luxembourgeois, à la différence des pays voisins, les enfants de moins de dix ans ne reçoivent plus de notes. Jusqu’aux épreuves qui marquent la fin de l’enseignement fondamental, le travail est apprécié à base de smileys, ou de lettres, et les niveaux de compétences sont matérialisés par des petits escaliers coloriés au fur et à mesure des trimestres. Si j’en crois un échantillon absolument non représentatif basé sur mes deux enfants, cela semble correctement fonctionner.
Les chiffres ne signifient que peu de choses. D’ailleurs, on ne demande pas « combien allez-vous ? » Depuis plusieurs années, même la météo ne nous indique plus seulement la température (mesure physique pourtant bien établie), mais aussi la « température ressentie ». Est-ce que les 3 000 morts quotidiens du Covid-19 au Brésil me touchent dix fois plus que les 239 disparus du vol Malaysia Airlines 370 et autant que les 3 000 morts du 11 septembre ? Personne ne sait vraiment si l’on est plus proche des 7,5 ou des 8 milliards d’humains sur Terre et, nonobstant cette marge d’erreur de 500 millions, il faudrait s’émouvoir de 2 ou 3 millions de victimes. De millions de migrants prêts à affronter une mort probable pour fuir la certitude d’une vie de misère. De millions de chômeurs dont les rangs semblent condamnés à ne jamais se dégarnir. Derrière ces nombres abstraits, difficile de se représenter autant d’individus, de noms, de visages, de parents, d’amis ou d’histoires.
On peut publier un résultat net d’exploitation. On peut classer les joueurs de tennis ou les coureurs de Formule 1. On peut même faire un palmarès des chauves les plus sexy du monde (ou, plus modestement, des plus beaux mecs du lycée). Mais, heureusement, il reste encore une occasion d’inverser le modèle et de remplacer des chiffres par des êtres humains. La saison des albums Panini arrive, comme l’Euro 2020 avec une année de retard, et va permettre aux enfants, pour leur plus grande satisfaction, de recouvrir la silhouette vide numéro 487 par la vignette autocollante de Juraj Kucka (Slovaquie) ou le numéro 293 par le visage souriant d’Ilaj Nestorovski (Macédoine du Nord) !