Réminiscences

d'Lëtzebuerger Land du 19.03.2021

Fichue nostalgie. Elle ne prévient pas quand elle arrive, mais elle est fulgurante et brutale. Elle nous submerge comme une vague, éteint notre sourire, serre un peu notre cœur et nous fait parfois même monter les larmes aux paupières. Et alors tout bascule. Cet optimisme qu’on brandissait comme une arme face aux actualités depuis un an, cette bonne humeur qu’on s’employait à conserver coûte que coûte, ce verre qu’on tenait à voir toujours à moitié plein et toutes ces petites choses qui nous permettaient plus ou moins de tenir le coup, semblent tout à coup désuètes, insensées et surtout, inefficaces.

Alors oui, je vous préviens d’emblée, le ton de cette chronique ne sera pas des plus gais. Il est à l’image du mois de mars – à mes yeux le plus plombant du calendrier déjà en temps normal – qui marque cette fois le mois anniversaire d’une année pour le moins particulière. Sans doute la raison pour laquelle, ces temps-ci, mille et une réminiscences de la vie d’avant ont ponctué mes journées, me tirant à chaque fois un peu plus vers le bas, quand je m’épuise vaille que vaille à conserver la tête hors de l’eau. Des petites piqûres de rappel qui ont sévi au détour d’une image, d’une odeur, d’un bruit ou simplement de leur absence. Eh oui, elle est parfois cruelle la vie, d’autant plus pour ceux qui persévèrent à la rendre jolie.

Je m’en suis rendue compte récemment, au cinéma, face à ce premier long-métrage récemment césarisé. Soudain, sur la toile, de la musique, plein de gens et aucun masque, des rires, du brouhaha, des accolades, de la danse. Une scène de vie qui me semblait tirée d’une autre époque, une scène de rien du tout que j’aurais, il y a un an, sans doute perçue comme une scène de transition entre deux actions. Ni plus ni moins. Mais ce soir-là, cette scène incongrue, anormale, illégale même, par les temps qui courent, m’a plombée. Et depuis, morceau par morceau, la chape de plomb s’est forgée et la nostalgie s’est insidieusement installée.

C’est la tâche ronde, brune, qu’une tasse de café laisse sur un meuble qui me replonge brutalement dans l’ambiance d’un bistrot que j’aimais bien. Le barman qui passe une microfibre humide sur le comptoir en zinc, les expressos qui s’avalent en une gorgée, les pièces de monnaie, tirées de la poche et nonchalamment jetées sur un porte addition en inox. Ce sont les verres vides, réunis sur une table, qui me renvoient aux temps des fêtes. Celles où la gueule de bois était prévue d’avance, le nombre de convives illimité. Celles où personne ne regardait sa montre et ne partait à la hâte avant 23 h, si ce n’est pour rejoindre une autre fête, quelque part ailleurs.

C’est l’odeur de la nuit, celle qu’on pénètre après la fermeture d’un club, d’un bar, un peu tard. Le bruit de nos pas sur les pavés, les yeux un peu pétillants de quand on a bien fêté, les baisers très passionnés, donnés sous les réverbères et la ville, déjà endormie, qui semble alors nous appartenir. Ce sont les concerts auxquels on assiste désormais assis, qui nous font regretter les temps où l’on avait un peu mal au dos d’avoir trop été debout, d’avoir trop dansé. Ces concerts où ce fan, juste devant, filmant toute la scène avec son téléphone, nous énervait beaucoup et où l’autre, à côté, finissait toujours par renverser sa bière, un peu trop près de nos pieds. Le sol collant, les bousculades, l’odeur de la sueur… qui aurait cru que ça nous manquerait ?

Et ce silence, partout, pesant. Le calme anormal des vestiaires à la piscine, la pataugeoire vide des rires des enfants, les couloirs de natation exempts de ces nageurs du dimanche, qu’on déteste quand on aime enchaîner les longueurs. Puis cette retenue générale. Ces bises et bisous que l’on ne fait plus, ces mains que l’on ne serre plus, ces corps étrangers que l’on n’approche plus. Cette distance, perpétuelle, que l’on maintient et que l’on inculque. Ce regard offusqué de l’inconnu, derrière ses lunettes embuées, effaré que l’on soit soudain un peu trop près.

C’est surtout la spontanéité, pour ne pas dire la liberté. Qui nous permettait les rendez-vous improvisés, l’afterwork pour décompresser, le resto après le ciné, le sport sans créneau réservé, la culture sans les jauges limitées ou le voyage, pour s’évader. Un an ce n’est pas rien. Ça ne s’efface pas aussi facilement qu’une tâche ronde de tasse de café. Surtout quand la nostalgie s’en mêle. Car comme dans le deuil amoureux, celle-ci finit souvent par laisser place à colère, nourrie par les regrets. Ceux peut-être d’avoir accepté sans contester ni même interroger, ceux de n’avoir rien osé, mais d’avoir simplement laissé couler.

Salomé Jeko
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