Dédier une exposition à l’art du graffiti repose sur un double paradoxe. Le premier consiste à afficher dans un musée une forme d’expression éphémère liée à l’espace public. Le second réside dans le constat d’un art aussi populaire que largement méconnu dans son histoire. C’est cette lacune historiographique que vise à combler la remarquable exposition Aérosol. Une histoire de la peinture du graffiti organisée par le Musée des beaux-arts de Nancy. Son parcours s’étend sur plus de vingt années, de 1960 à 1985, soit une période féconde au cours de laquelle cette pratique a émergé en France, jusqu’à peu à peu se voir légitimée par les institutions culturelles.
La première partie de l’exposition débute par une approche matérialiste. Elle porte sur l’évolution d’un objet, la bombe aérosol, à laquelle Camille Gendron a consacré sa thèse. La chercheuse met en exergue les spécificités techniques et esthétiques de son usage, à l’échelle de l’histoire des arts. L’aérosol induit en effet un rapport différent, tant au support qu’au geste et au résultat obtenu : disparition du contour au profit de surfaces hybrides, effets de gouttelettes et crachotis propres à cet outil. Parallèlement à la collection de bombes et de caps réunie par Aurélien Harmignies, une frise chronologique retrace l’archéologie de l’aérosol. Inventé en 1926 par le Norvégien Erik Rotheim, le spray sert tout d’abord d’insecticide pour l’armée américaine. Les années 1950 et 1960 voient surtout l’expansion du produit et de ses diverses finalités commerciales, notamment dans la retouche automobile et la robinetterie. Au cours des années soixante, les premières manifestations du graffiti en tant qu’expression de la rue apparaissent.
L’exposition évoque les revendications politiques qui lui sont associées (Algérie, Guerre du Vietnam, puis luttes féministes et homosexuelles dans les années 1970), et qui font des murs les pages d’un livre ouvert à toutes et à tous. Les premières manifestations photographiées datent de 1962. Elles s’inscrivent dans le contexte de l’Indépendance de l’Algérie et des exactions commises par l’OAS. Ainsi peut-on lire sur un mur de Paris recouvert d’affiches publicitaires : « OAS S.S. PAPON TUEUR ». Dans le cadre des grèves ouvrières de 1969, un grand pochoir orné d’une tête de mort se dresse, terrifiant de lucidité désespérée : « Vote et crève, salaud de pauvre », y lit-on. Mai 68 donnera une large visibilité à ce type de manifestation publique, dont certains slogans resteront célèbres (« Il est interdit d’interdire » ou encore « Contre la violence policière, la violence dans la rue »). Les situationnistes, via le procédé du détournement théorisé par Guy Debord et Gil J. Wolman, sont à l’avant-garde de l’utilisation politique de l’aérosol. On ne peut s’empêcher de sourire en découvrant l’énoncé potache de René Vienet : « Godard, le plus con des Suisses pro-chinois ! ». C’est également durant Mai 68 que la presse relaie de tels slogans, contribuant à populariser davantage cette technique nouvelle.
La salle suivante fait sonner les murs de la ville. Elle montre la façon dont des groupes de musique issus des scènes rock et punk ont repris à leur compte l’esthétique brute, propre à la culture Do it yourself. Les groupes s’emparant du pochoir et de l’aérosol sur leurs affiches et leurs pochettes de disque sont nombreux. Certains vont jusqu’à glisser des matrices de pochoir dans les pochettes de leurs albums. Leurs noms évocateurs reflètent l’esprit d’une époque pleine de vie mais profondément désenchantée : Marquis de Sade, Trust, La souris déglinguée, Oberkampf, Diesel, Chaos, Nitrate, Social Negative, Vomix, Les Araignées du soir ou encore les Trotskids… Une affiche promotionnelle d’Oberkampf incite les spectateurs à s’emparer du graffiti (« Écris ce que tu penses sur les murs ! »). Ces formations musicales se saisissent des murs pour promouvoir leurs existences et leurs styles de vie alternatifs : têtes rasées ornées de crêtes, perfectos et bombers noirs, jeans crades soutenus par des bretelles. À travers ces portraits de groupe s’affirment une conscience collective et la nécessité de vivre au présent, à défaut d’entrevoir un futur désirable… La fin des années 1970 voient aussi des formes de contestations envahir les murs contre la construction du Centre Pompidou. Ainsi de ce bombage reproduit sur une cimaise : « Le vieux Beaubourg est implanté dans un quartier triste à tuer. Prends des bombes de peinture et bombe tout écris ce que tu penses sur les murs. Imagine un peu les rues de Paris ainsi bombées seraient bien moins tristes. Les murs remplis de graffiti ça égaierait tes yeux ».
Le parcours s’intéresse enfin aux diverses formes de légitimation artistique survenues depuis les années 1980. Là où la bombe offrait un moyen rudimentaire pour affirmer un style de vie marginal et un positionnement politique, elle va devenir l’apanage d’artistes formés aux beaux-arts. Ainsi de Jacques Villeglé et de ses affiches lacérées du métro parisien ou encore de Ben et de ses bons mots rédigés à la bombe. Moins connu que ces derniers, mais tout aussi important, on découvre l’œuvre de Gérard Zlotykamien, l’un des pionniers de l’art urbain en France qui, dès 1963, tourne le dos au monde institutionnel des galeries pour exercer à l’air libre. Aux quatre coins de Paris, Zlotykamien peint ses « éphémères », de fragiles silhouettes humaines hantées par le traumatisme de la Shoah. Au début des années 1980 émergent des artistes aux productions raffinées et poétiques, comme les pochoirs accompagnés d’aphorismes de Miss.Tic, l’une des rares figures féminines dans le paysage très masculin de l’art urbain. Citons également Jef Aerosol, Blek le rat, pionnier du mouvement pochoiriste qui recouvre les murs de figures de rats, mais aussi Marie Rouffet, qui joue sur la répétition d’un même motif. À noter : la plupart des œuvres dévoilées ici sont assorties des maquettes de pochoir.
Le second niveau de l’exposition fait la part belle aux échanges et influences entre les États-Unis et la France. Ce rapprochement s’effectue par le biais du tag, une pratique apparue dans les années 1960 qui consiste à inscrire son pseudonyme dans la ville de façon à être reconnu par ses pairs. Les lettres de l’alphabet latin y sont déformées au point d’être illisibles pour les non-initiés. L’un des premiers à exercer dans l’Hexagone se nomme Brando, qui introduit cette pratique suite à ses nombreux allers-retours à New York (son père est américain). Il formera un duo de choc auprès de Scam au sein du collectif Bomb Squad 2, lequel sera suivi de bien d’autres (Spirit, Asphalt, Blitz, BBC…). À côté des photos de wagons new-yorkais entièrement graffés, on découvre des reconstitutions de pans entiers de Paris grâce au travail archivistique mené par le centre Arcanes, qui documente et recense tout ce qui a trait à l’art urbain. On peut suivre ainsi les différentes strates de graffitis sur les principaux spots de la capitale. Les grands rassemblements où se retrouvent breakers, DJs et autres graffeurs invétérés, tels que le festival Fêtes et Forts d’Aubervilliers ou La ruée vers l’art initié en 1985 par le ministère de la Culture, témoignent de l’engouement pour la culture urbaine. Et d’une institutionnalisation que vient concrétiser, quarante ans plus tard, l’exposition Aérosol.