Jalousie en trois fax

Des dépêches du front

d'Lëtzebuerger Land du 24.03.2005

La nouvelle vient de tomber sur les téléscripteurs. Une puissance étrangère revendique l'annexion de Laszlo. Pour justifier son geste bafouant toutes les convenances, Yana, l'envahisseur en puissance, argue d'un amour fou et irraisonné. Il n'en faudra pas plus pour qu'Hélène, liée de longue date à Laszlo par un traité marital, prenne les armes et monte au créneau. Le lieu des opérations : un im-meuble de plus de trente étages qui sera le théâtre de sanglants affrontements entre puissances rivales. Pour Laszlo, il ne s'agit que d'un harem moderne, dans lequel il peut se livrer à ses errances amoureuses verticales, au gré des rencontres faites dans l'ascenseur. Une constante, cependant, caractérise son pavillonnaire papillonnage : il accorde ses faveurs par tranches d'âge décroissantes de quinze ans. Hélène affiche 50 ans au compteur, Yana 35 et Iris ferme la marche avec un tout petit 20. Nous entrons alors dans les rouages internes de ces stratèges en jupons. Chacune revendiquera la possession du territoire masculin en avançant des arguments d'une diplomatie variable. Hélène puise sa légitimité dans le rapprochement historique. Ses frontières naturelles avec Laszlo ont été gravées dans le paysage par le cours du temps et les flots rassurants du mariage. Yana fait son Yalta : «Votre mari ? Peut-on posséder un être humain ?». Et puis son an-nexion de Laszlo est la résultante d'une loi naturelle : l'homme (surtout lorsqu'il a 50 ans) recherche toujours une partenaire plus jeune, telle qu'elle-même, plus fougueuse, aux appâts plus affriolants. L'argument de la richesse du sous-sol, en quelque sorte. Iris ne cherchera pas à se justifier, tant la jeunesse est son propre étendard... Dans les hostilités qui se profilent parmi les concubines, pour la conquête du statut de favorite, toutes trois puiseront leur élan à une même source qui est à l'Amour ce que le nationalisme est au patriotisme : la Jalousie. Les téléscripteurs ne cesseront dès lors plus de crépiter, délivrant détails assassins, conseils fiéleux ou insultes nues. Telle Salomée exhibant la tête de Saint Jean Baptiste, Yana savourera sa victoire en humiliant Hélène : elle lui offrira un point de vue stratégique (un local technique avec vue sur alcôve), afin qu'elle puisse assister en direct à ses ébats en compagnie de Laszlo. Hélène l'avocate encaisse le coup, puis fait de cet observatoire son poste avancé. En abattant ainsi ses cartes, Yana se dévoile dangereusement. Elle n'est «pas aussi parfaite» qu'Hélène le pensait. Ces «redoutables dessous zébrés» ne sont en fait «qu'un camoufflage»... Tous les coups sont permis, l'admiration feinte comme la compassion obscène. Des alliances contre nature verront même le jour, entre «soeurs de misère», lorsqu'une troisième laronne viendra fanfaronner - l'inconsidérée ingénue - sur les ruines du champ de bataille. Ces alliances se solderont par un Barbarossa sans ménagements. «Tout ce délire pour ça !» se dit la Victorieuse, confrontée au spectacle de sa conquête ronflant à ses côtés. Qu'est-ce que l'Amour, comparé à la tension, au piment doux-amer des mois précédents ? Peut-il rivaliser avec le délicieux aiguillon strident et pénétrant de la suspicion ? La foi même s'en trouvait transcendée. Qu'il est donc doux d'accorder une valeur croissante à l'objet du désir, en ne perdant pas une miette de son lent et douloureux éloignement... Lorsque les fax se sont tus, reste une immense désolation. Post Bellum, animal triste. Et quelle belle arme que ce fax, qui permet de transpercer instantanément les lignes adverses, sans jamais les affronter physiquement. Et cette distance stratégique qui débride les mesquineries, chauffe l'ironie à boulets rouges. À quoi bon se rencontrer! Qu'auraient-elles de plus à partager que leur Alpha et leur Oméga bedonnant au cholestérol galopant? Que le pivot commun de leurs désirs concentriques?La Jalousie en trois fax, ce n'est pas le courrier du coeur. Ce sont les tripes des femmes qui parlent, accouchées à la baïonnette. L'homme est absent de la scène que se disputent ses trois prétendantes dans un chassé-croisé de paravents. Il est pourtant terriblement présent en chacune d'elles, comme un grain de sable qu'on aurait introduit dans une colonie d'huîtres perlières. Chacune viendra le happer pour cristalliser autour de lui son bijou nacré, sa jalousie sacrée.

Jalousie en trois fax d'Esther Vilar, mise en scène de Claudine Pelletier; avec Caty Baccega, Colette Kieffer et Catherine Marques, sera encore jouée les 1er et 2 avril à 20h30 au TOL; 143 Rte de Thionville, Luxembourg, réservations par téléphone: 49 31 66 ou par e-mail: tol@tol.lu

 

Philippe Koessler
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