Der Kissenmann

Deux frères

d'Lëtzebuerger Land du 17.03.2005

À quel point dois-je faire attention à ce que je vais écrire dans les lignes à venir ? Non par rapport à ceux au sujet desquels j'écris, c'est un autre débat, mais plutôt, face au lecteur. À quel point un auteur est-il responsable des actes que ses écrits engendrent ? La réponse est probablement plus facile à donner pour des pamphlets politiques, des appels à la haine ou même des articles de presse, mais pour les écrits romanesques.. Un écrivain est-il responsable du lecteur qui prend son histoire trop à coeur et essaie de la transposer dans la «vraie» vie ? Qui n'a pas entendu étant enfant, les avertissements des parents de ne pas faire comme Superman ou, plus récemment, les accusations contre plusieurs auteurs, suite aux attentats du 11 septembre, où certains voyaient dans toute une série de romans les inspirations potentielles des terroristes ? Telle est une des questions, sinon la question centrale dans The Pillowman (Der Kissenmann), du jeune auteur prodige anglo-saxon Martin McDonagh. Katurian K. Katurian (le K au milieu, devinez, vaut pour Katurian) se retrouve en plein interrogatoire, dans son pays dictatorial sans savoir ce qu'on lui reproche. Assez rapidement le bon (Benedikt Freitag) et la (!) mauvaise flic (Pilar Murube), lui font comprendre qu'on le suspecte d'être à l'origine de plusieurs meurtres d'enfants, qui ont été tué cruellement, de manières identiques à celles qu'il décrit dans ses nouvelles, quelque part entre série Z et conte de fées. La problématique soulevée par l'auteur est néanmoins plus complexe encore, puisque les histoires de Katurian, n'ont sauf une exception, pas été publiées et son public se restreint à son frère, handicapé mental, qui de surcroît a été torturé pendant son enfance par ses propres parents. D'où forcément une responsabilité accrue de l'écrivain. Eva Paulin, met à nouveau en scène au Théâtre d'Esch, après Hei ass et schéin de Jean-Paul Maes, une pièce critique envers la société certes, mais avec une touche d'ironie, voire d'humour même à en croire les rires dans la salle, lorsque Katurian (Raoul Biltgen) lit les scènes de meurtres épouvantables, au sujet d'enfants qui se font couper les orteils un à un, qui avalent des lames de rasoir ou bien se font brûler ou enterrer vifs. S'il est vrai que l'horreur fait parfois rire, ne serait-ce que parce qu'autrement c'est difficilement supportable, la pièce de McDonagh se caractérise néanmoins plus par une ironie acerbe que par le comique véritable. Au milieu de tout ça, Raoul Biltgen se débrouille plutôt bien. D'une scène à l'autre, il est citoyen soumis sans faute aucune, pour se révolter l'instant d'après contre les injustices de la police dictatoriale ou s'insurger de la bêtise et ingratitude de son frère. Ce dernier passe moins bien. Marc Sascha Migge a plus de problèmes avec un rôle difficile, jouer un handicapé sans tomber dans les clichés ou le comique lourd, n'est pas aisé : du moins, il évite ce piège-là, sans pour autant réussir la balance entre le frère retardé enjoué et le meurtrier machiavélique. Au final donc, reste un personnage peu crédible. Quant à la mise en scène, Eva Paulin a de nouveau fait appel aux frères Tonnar, l'un pour la musique (Serge) l'autre pour la vidéo (Yann), on pouvait s'attendre à ce qu'une fois de plus elle abuse de la caméra comme joujou scénique, mais il n'en est rien. À part deux intrusions multimédiales, la metteuse en scène fait plutôt dans le «classique». Trois pièces différentes se donnent le change, que la scénographe Jeanny Kratochwill a posé sur un socle unique qui tourne selon les scènes. Particulièrement réussi, du point de vue beauté de l'image, la chambre d'enfants, couchée dans une sorte de pénombre, ambiance pastelle.  Au milieu, Katurian lit l'histoire qui a probablement déclenché la rage meurtrière de son frangin, «l'écrivain et le frère de l'écrivain», tandis qu'en arrière-fonds se dessine lentement trait par trait un pendu et qu'au-dessus lettre par lettre se complète le mot «Schriftsteller». Seul bémol dans cette harmonie bizarre, la danseuse qui se vautre par terre et dont on a du mal à saisir l'intérêt.Der Kissenmann (élue pièce étrangère de l'année 2004 par le magazine Theater Heute), conte très moderne, autour de la perception certes, mais aussi des blessures que chacun porte en soi, de l'influence des maltraitances sur la vie future, de la dictature, de la relation frère-frère, de l'importance d'une oeuvre pour un auteur, en un mot donc complexe, vaut le détour rien que pour découvrir le texte. Même si, malheureusement, dans la mise en scène à Esch, sa violence inhérente ne ressort pas avec la force nécessaire et que le spectacle a du mal à dépasser le stade du divertissement pour devenir un moment de théâtre marquant.

Der Kissenmann de Martin Mc Donagh ; mise en scène : Eva Paulin ; avec : Raoul Biltgen, Marc Sacha Migge, Benedikt Freitag, Pilar Murube, Pia Roever ; décor : Jeanny Kratochwill ; prochaines représentations les 23, 24 et 25 mars à 20 heures au Théâtre municipal d'Esch ; réservations par téléphone au 54 03 87 et 54 09 16 ; e-mail : reservation@theatre.villeesch.lu

Sam Tanson
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