Les discussions autour de la pandémie ont depuis belle lurette atteint le point Godwin, ce moment désormais bien connu qui veut que toute discussion, tôt ou tard, dérape vers le nazisme dont on accuse l’adversaire qui, du coup, devient un ennemi. Il y a des militants contre le vaccin qui n’hésitent pas à porter l’étoile jaune pour comparer leur situation à celle des Juifs sous le Troisième Reich, quand des tenants d’une politique sanitaire ferme assimilent certaines méthodes des récalcitrants à ceux des fascistes sous la République de Weimar. Mais de quoi cette extrême polarisation est-elle le symptôme ? Eh bien, elle est la conséquence de la fracture d’une société en mal de croyances et de havres identitaires, où la sécularisation et l’atomisation des camps politiques fait prendre aux citoyens des vessies pour des lanternes, des opinions pour des faits scientifiques, des caricatures pour des idéologies (terme qu’il ne serait pas faux de réhabiliter). La désertification des églises et des chapelles, des syndicats et des partis a métamorphosé les adversaires d’hier en ennemis d’aujourd’hui. Alors, si déjà on évoque les nazis des deux côtés de la discussion, pourquoi ne pas aller voir du côté d’un des leurs, le juriste et philosophe Carl Schmitt qui a fourni le cadre « légal » au Crime d’Hitler.
Le « Kronjurist » du Troisième Reich était un antisémite de la pire espèce et, comme son « complice » Heidegger, un « Überzeugungstäter » du nazisme. Il n’était pas un simple opportuniste ou « Mitläufer » comme nombre de profiteurs à la Karajan ou Deltgen, mais il saluait en Hitler le souverain antidémocrate d’un État fort, débarrassé des scories du parlementarisme et accueillait les « Nürnberger Rassengesetze » comme une « Verfassung der Freiheit ». Né en 1888, il dénonçait la constitution libérale de la République de Weimar et appelait de ses vœux un système présidentiel avec un chef d’État aux pouvoirs quasi dictatoriaux. Il déplorait que le libéralisme économique ne connaissait que des concurrents et le libéralisme démocratique que des adversaires. Le véritable État est politique ou n’est pas, et le politique ne connaît que des amis et des ennemis, des semblables et des étrangers : « Der politische Feind ist eben der andere, der Fremde. »1. Le souverain décide seul qui fait partie des uns des autres, et c’est à lui seul aussi de décréter l’instauration éventuelle de l’état d’exception, du « Ausnahmezustand ». Il dispose, en toute légalité, du pouvoir de demander à ses sujets de tuer l’ennemi, mais aussi de se faire tuer par lui. Il va sans dire que dans un tel État, la séparation des pouvoirs n’est qu’un lointain souvenir. « Der wahre Führer ist immer auch Richter », constate Schmitt dans un article particulièrement pervers pour « justifier » la loi des pleins pouvoirs à Hitler, votée le 24 mars 1933.2
L’état d’exception que la pandémie nous dicte aujourd’hui, n’est pas sans rappeler la grille de lecture schmittienne. Si, quoiqu’en disent certains, la séparation des pouvoirs reste garantie au Luxembourg, la multiplication des lois d’exception leste cependant le pouvoir du côté de l’exécutif, réduisant trop souvent le législatif à la portion congrue, au rôle de godillot, comme disent nos voisins hexagonaux. La possibilité de déclarer la guerre fonde la légitimité du pouvoir politique, écrit Schmitt. Est-ce un hasard alors que, dès l’apparition du virus, les politiques l’ont désigné comme l’ennemi contre qui nous sommes en guerre. Il est vrai que la métaphore militaire s’est installée dans le vocabulaire médical dès les années 1880, lorsqu’on commence à comprendre, grâce aux travaux de Pasteur, que les bactéries « envahissent » et « infiltrent » les tissus et que les médecins les combattent sur le « front » de la maladie3. Schmitt continue de filer la métaphore : « Celui qui détient la vraie puissance définit aussi les mots et les concepts. Caesar dominus et supra grammaticam : César règne aussi sur la grammaire. »4 La guerre est la situation exceptionnelle qui permet la mise sous parenthèses de l’État de droit.
Honni (et emmerdé, dixit Macron) qui mal y pense. Au début de la pandémie, ce discours guerrier fait encore consensus et on part faire la guerre contre le virus la fleur au fusil, les températures printanières de mars et avril 2020 aidant. Mais l’hiver et les variants venus, le combat commence à s’enliser comme naguère dans les tranchées de Verdun. Au fur et à mesure des déconvenues sur le front, le consensus du discours guerrier s’effrite et l’ennemi, du coup, n’est plus le virus, mais celle ou celui qui ne partage pas la même façon de le combattre. Le recours au vocabulaire du Troisième Reich illustre à merveille que les adversaires d’hier sont devenus les ennemis d’aujourd’hui, et le pouvoir de vie et de mort, prôné par Schmitt, refait surface dans les discours qui, d’un côté, accusent les anti-vaccin de faire mourir celui qui n’est plus son prochain, et de l’autre côté voient dans les vaccinés des moutons qui se laissent conduire à l’abattoir, tout en faisant subir à l’ennemi le sort des Juifs gazés par les nazis.
Les études sociologiques montrent que c’est en quelque sorte la guerre des antis contre les nantis. Et le langage employé dans la rue et les réseaux sociaux montre bien qu’il ne s’agit plus d’adversaires, mais d’ennemis au sens schmittien, total du terme, qui sont radicalement autres et qu’on n’hésite pas, parfois, à livrer, via les réseaux sociaux, au lynchage, donc à l’anéantissement. Et cela est valable des deux côtés, quand, par exemple, la majorité pas toujours silencieuse réfléchit à haute voix d’interdire les mesures de réanimation aux non vaccinés. Ou, pour le dire avec Schmitt : « Die Begriffe Freund und Feind sind in ihrem konkreten, existentiellen Sinn zu nehmen, nicht als Metaphern und Symbole. (...) namentlich kann jeder von ihnen nur selbst entscheiden, ob das Anderssein des Fremden im konkret vorliegenden Konfliktfalle die Negation der eigenen Art Existenz bedeutet und deshalb abgewehrt oder bekämpft wird, um die eigene, seinsmässige Art von Leben zu bewahren. »5 On ne saurait mieux décrire la situation de quasi guerre civile que nous vivons aujourd’hui.
Or, pour sortir de la guerre, il faut, selon, Schmitt, un État fort, incarné par un « Führer » dont nous venons de rappeler les prérogatives. Ce « Führer » est considéré comme le « Hüter der Verfassung »6. Le paradoxe, pour le fasciste Schmitt comme pour le nazi Heidegger, veut que ces hommes soient aujourd’hui encensés par une partie de la gauche. Il est vrai que la gauche prône en général un État fort qui se donne les moyens pour veiller à la protection des plus faibles, face à une droite qui ne cesse de réclamer un « abgespeckter Staat » qui se borne à corriger plus ou moins mollement les injustices créées par un marché de plus en plus libre. Seul un État fort, écrit Schmitt, est assez puissant pour abandonner, sans perdre son pouvoir, une partie des affaires de la res publica à l’initiative privée. Il n’est donc pas étonnant que Schmitt soit beaucoup lu par les autorités chinoises actuelles. Mais Schmitt voyait aussi d’un mauvais œil les « pluralismes », les pluralismes politiques, bien sûr, mais aussi et surtout les pluralismes des intérêts petits-bourgeois qui prennent littéralement l’État comme butin, « den Staat als Beute » : engrangement de grands profits, cris pour de petites libertés, même combat ! Nous voyons bien que dans la discussion actuelle sur les conduites à tenir face au virus les termes de droite et de gauche ne veulent plus dire grand-chose et qu’ils ont été bel et bien remplacés par deux fronts qui se combattent en ennemis. Et dans une telle situation, pour être protégé, il faut obéir. Après la Guerre, dans ses justifications tarabiscotées, Schmitt insistait beaucoup sur cette relation entre « Schutz und Gehorsam ». Obéir ou mourir en quelque sorte, que ce soit par le glaive de la terreur ou le poison du virus.
Sur un tout autre plan, Schmitt n’aurait pas renié nombre d’arguments ésotériques brandis par certains « antivax » aujourd’hui pour refuser le consensus scientifique. Ses élucubrations sur le « völkerrechtliche Grossraumordnung » doivent beaucoup à des théories pseudoscientifiques sur la race, le « Blut und Boden » et le « Raum und Scholle ». Il déplore aussi la modernité qu’il analyse comme l’époque du trafic, de la technique et de l’organisation, soumise au diktat du « Betrieb ». Le vocabulaire, fait, bien sûr, penser à Heidegger qui voit dans les « Machenschaften » de la juiverie internationale le grand responsable du déclin du Seyn. Tout en détestant l’apolitisme des Romantiques, Schmitt regrette cependant que le trafic et l’organisation modernes ne permettent plus aucun « Geheimnis und Überschwang der Seele ». A la fin de sa vie, le grand âge et la maladie aidant, il sombre complètement dans un délire où il entend des voix et sent des ondes partout. Schmitt partage donc une indéniable méfiance contre la technique (et donc la médecine) moderne avec nombre de sceptiques d’aujourd’hui. Gageons que, face au vaccin contre la Covid-19, il prônerait une obligation vaccinale sélective pour toute personne en dessous de cinquante ans, afin de mettre à la disposition de l’État une masse suffisante de chair à canon. Quant aux plus anciens, il ne verrait pas d’un mauvais œil que le virus joue son rôle de sélecteur naturel en fauchant les plus vulnérables afin de fortifier la « race ». Souvenons-nous que ses maîtres nazis œuvraient à grande échelle pour un eugénisme aussi bien actif que passif, positif et négatif, selon la terminologie employée par Julien Sand.7
En ces temps d’occupation par le virus de la Covid-19, je me suis donc occupé de l’auteur par excellence du « Belagerungszustand » dans le sens à la fois politique, sanitaire, juridique et psychologique du terme. Mais avons-nous le droit ou le devoir de relire de tels « philosophes » ? Oui, si nous le faisons à la manière d’un Jean-François Kervégan qui est « parti de Carl Schmitt » en prenant comme point de départ sa pensée pour mieux pouvoir en partir.8 L’analyse de Schmitt permet en effet de comprendre maints aspects de la double confrontation que nous vivons aujourd’hui, à savoir la lutte de deux camps contre le virus et leur lutte entre eux. Mais c’est à la politique de faire enfin preuve du décisionnisme prôné par Schmitt, et de « partir de lui », de s’en éloigner en prouvant qu’un État reste fort parce qu’il respecte les valeurs de la démocratie. Les enfants de mai 68 qui sont bien loin des manifestants d’aujourd’hui auraient pu s’exclamer : demandons l’impossible et résolvons la quadrature du cercle !.