Les agences de pub découvrent les micro-influenceurs luxembourgeois

Influenza

d'Lëtzebuerger Land vom 27.09.2019

Syndrome Philippe II Il y a trois ans, des enseignants à l’Athénée du Luxembourg remarquaient une curieuse coïncidence : à des moments fixes de la journée, certains élèves demandaient à se rendre aux toilettes. Une heure de pointe que les profs soupçonnaient être liée à un besoin pressant d’accès à Internet. Interrogé par la direction du lycée, un élève en cinquième finit par lâcher le morceau. Certains élèves, raconte-t-il, auraient participé à des ventes aux enchères en ligne : des baskets, tee-shirts et pulls en série limitée. Lui-même serait actif sur ce marché dépassant le seul Kolléisch. Il recueillerait les commandes en avance, achèterait en gros sur Internet, puis revendrait les produits, avec une marge, le samedi matin en ville. Son père serait au courant de ces transactions et le soutiendrait, y voyant le signe d’un esprit entrepreneurial. Or, assure l’ancien directeur de l’Athénée, Joseph Salentiny, ce marché noir « semble avoir disparu, ou du moins être devenu plus discret » entretemps.

L’apparition de la haute couture dans les lycées a des effets corrosifs sur la cohésion sociale. La démonstration ostentatoire de la richesse pose un défi à une école publique qui se prétend égalitaire. « Les uns portent des vêtements Zara et H&M, les autres un anorak à 1 300 euros », dit la directrice du Lycée Aline Mayrisch, Carole Chaine. Une disparité qui provoquerait « de la jalousie et un sentiment d’injustice ». Les règlements internes des lycées exigent une tenue vestimentaire « décente ». Or, au Luxembourg, un pull Gucci ou un sac Louis Vuitton ne comptent pas comme « indécents » ; après tout, les enseignants en portent également. Entre élèves, la distinction s’opère sur un segment très pointu, celui d’éditions exclusives et limitées, accompagnées de hypes, aussi virulents que passagers, sur les réseaux sociaux. Swimming Pool, le magasin fétiche de la jeune « it crowd », vend ainsi un banal porte-clefs griffé « Off-White » pour 140 euros. « Nos élèves sont très influencés par les marques », estime Carole Chaine.

Human billboard Pour son ouverture, le nouveau centre commercial de la Cloche d’Or avait mobilisé trois « influenceuses » d’Instagram, le réseau social préféré des jeunes qui y risquent moins de croiser leurs parents que sur Facebook. Le choix correspond aux publics cibles que le centre commercial compte attirer pour rentabiliser ses 300 millions d’euros d’investissements : La jeune expat Pauline Torres (219 000 abonnés), la frontalière lorraine Yasmine Zeroc (134 000) et l’influenceuse Emilie Higle (115 000). Dans des courtes vidéos, les trois femmes chantent les louanges du mall à Gasperich. La première, auditrice chez PWC, s’imagine ses futures pauses-midi : « Entre midi et deux, je vais pouvoir aller faire du shopping avec mes collègues ». La deuxième, résidente messine et animatrice de la matinale sur Essentiel Radio, évoque de « nouvelles enseignes qu’on n’a pas à Metz ». La troisième, glamour girl sur Instagram, espère s’approvisionner localement de « marques fétiches que j’achète à Paris, rue Saint Honoré, normalement ».

Cumulées, les trois femmes totalisent près d’un demi-million d’abonnés sur Instagram. « C’est plus que les communautés cumulées de L’Essentiel, de RTL et du Wort, imaginez ! », écrivait Adada.lu, un site spécialisé couvrant le monde de la publicité au Luxembourg. Chez Binsfeld, responsable de la campagne, on ne donne pas de détails sur les honoraires payés à chacune des trois influenceuses. (Qui se situerait « en-dessous des 10 000 euros ».)

Un influenceur est une personne qui documente sa vie sur les réseaux sociaux. Via le placement de produits, elle peut monnayer le nombre de ses followers et, au-delà, sa « crédibilité » et son « authenticité ». Avec une dizaine d’années de retard, les firmes luxembourgeoises commencent à intégrer les influenceurs dans leurs stratégies de communication. Ainsi, ce mercredi soir, le traiteur Steffen avait invité une dizaine de « créateurs de contenu lifestyle et gastronomie » à un dîner gratuit au nouveau buffet de la gare. Il s’agit de faire rentrer la publicité dans la trame sociale des consommateurs en effaçant les limites entre commercial et privé.

Ce déplacement des recettes publicitaires vers les réseaux sociaux états-uniens (Instagram a été racheté en 2012 par Facebook) contribue à la lente érosion des médias luxembourgeois. Commandité annuellement par les principales régies publicitaires, Ad’Report se borne à recenser les supports autochtones et leurs versions en ligne. À en lire l’édition 2018, on se croirait dans un univers parallèle où Google et Facebook n’ont jamais existé : Internet n’y pèse que pour dix pour cent des investissements publicitaires bruts. C’est que les budgets publicitaires réservés pour Facebook, Instagram, Google et Cie sont entièrement escamotés, officiellement faute de données disponibles.

In a Lonely Place Emilie Higle est la seule influenceuse résidant au Luxembourg à pouvoir vivre de son profil Instagram. (Signe de son ascension sociale, elle vient d’embaucher une assistante personnelle à plein-temps.) Après avoir trimé dans les back-offices parisiens de Chaumet et Chanel, elle débarque en 2006 au Luxembourg. Durant cinq ans et demi, elle travaille à l’agence immobilière de Daniel Frères, le futur candidat des Pirates aux européennes. En 2013, elle décide de faire de son profil Instagram une profession.

Sur Instagram, Emilie Higle fabrique une fantasmagorie de jet-setteuse vivant entre Paris, Luxembourg et New York. Les photos prises au Grand-Duché (où elle réside durant les week-ends) sont rares, « ce n’est pas très reconnaissable, visuellement parlant ». Cultivant un air d’ennui chic, la fashionista ne sourit quasiment jamais sur les photos. Qui sont étonnamment conformistes : Paris, c’est forcément la tour Eiffel en arrière-fond. Or, c’est justement l’aspect impersonnel et générique de ces images qui permet aux followers de s’y projeter.

Créer du contenu, ce n’est pas une sinécure. Les marques gardent le contrôle : elles imposent leurs normes et leurs photographes, elles valident chacune des publications. L’inconvénient du métier serait de devoir être connecté en permanence : « Instagram, il faut l’alimenter toujours, toujours, même à Noël. Je ne peux pas simplement le laisser sans nouveau contenu pendant une semaine. » Higle travaille ponctuellement avec des marques comme Omega ou Dolce & Gabbana, elle est également « ambassadrice » de Bulgari. (Au Luxembourg, elle collabore avec la chaîne Smets.) Les tarifs, dit-elle, seraient variables : Une publication « one-shot » pourrait rapporter jusqu’à mille euros, une campagne sur une année autour de 15 000 euros.

Moins léché, le profil Instagram de @fashion_lawyer (42 000 followers) apparaît comme une illustration trash des thèses de Thomas Piketty sur les inégalités. On y suit les descentes de l’avocate dans des boutiques de la rue Philippe II, documentées par des selfies et des vidéos en direct. Or, c’est grâce à l’indiscrétion de cette instagrameuse que le public a eu un rare aperçu des soirées mondaines auxquelles se prête le Mudam. En mai, Cartier avait privatisé le musée pour un « dîner de printemps », lors duquel sa nouvelle collection de joaillerie était présentée à des invités triés sur le volet. L’entreprise du luxe avait misé sur la discrétion. C’était sans compter les selfies postés sous l’hashtag « chanelalligatorbag ».

#90sgirl Anna Katina occupe le créneau hipster. En témoignent les hashtags « minimalstyle », « vintagelovers » ou « pastelpink ». Les photos que la jeune Luxembourgeoise poste passent par un filtre qui leur confère une homogénéité tonale, une esthétique Instagram : des couleurs automnales et chaudes, vaguement mélancoliques. La mise en scène est étudiée. Que ce soit en bikini sur une plage de La Havane, portant un sac d’achat Dior dans les rues de Monaco ou mangeant des donuts à Tokyo, Katina ne fixe presque jamais l’objectif. Souvent, elle regarde vers le sol, comme si elle était gênée de se faire prendre en photo.

Sur son blog, on peut suivre son envol avec Luxair pour Berlin (« I looooove leaving the mainstream ») et les images d’« iced matcha latte » et de « concept stores » soigneusement délabrés qu’elle en a rapportées. Quand elle achète une nouvelle voiture, Katina profite de l’occasion pour faire un photoreportage, remerciant chaleureusement le concessionnaire pour son assistance. Or, sur son blog, rien n’indique si ces articles sont des publi-reportages ou non.

Face au Land, Anna Katina assure ne pas être payée pour ses publications : « Aucun des articles sur mon blog n’est du contenu sponsorisé ». Toutefois, précise-t-elle, il y aurait « certaines contreparties » : Autopolis lui aurait ainsi accordé « une remise presse classique » à l’achat de sa Fiat ; Luxair aurait réglé les frais de son voyage à Berlin. Enfin, certaines firmes lui enverraient des produits. Mais la plupart des marques présentées sur son blog « ne savent même pas que j’ai écrit sur elles. » Katina insiste sur la « passion » qui l’anime et sur la « relation étroite » qu’elle entretient avec sa « community » d’abonnés. « Mon but n’est pas de devenir un spot publicitaire en continu ». (Elle gagne sa vie en tant que photographe freelance – spécialisée en mariages – et « social media manager », notamment pour le compte de la Belle Étoile.)

Si le brouillage entre publi-reportage et journal intime, finalement caractéristique d’Instagram, pose problème, c’est que Katina est détentrice d’une carte de presse. Or, le code de déontologie stipule que la « publicité doit être présentée de façon à ce que le public ne puisse la confondre avec le contenu rédactionnel » et que « les journalistes s’engagent à ne pas signer de leur nom des articles publicitaires ». Katina explique avoir reçu la carte de presse en tant que photographe pour Silicon Luxembourg, un magazine sur le microcosme des start-up lancé par un ancien de Maison Moderne. Elle rendrait « volontiers » sa carte, « well ech selwer mengen, dat ech net do erapassen ».

Local hero Cela faisait quinze ans que Yannick Schumacher (alias Yayavanchique) publiait des vidéos sur Youtube, sans réussir à en retirer le moindre centime. Il y a deux ans, le trentenaire qui travaille comme graphiste au Tageblatt, passe un casting chez RTL-Télé, qui, avec la plateforme « RTL You », tente désespérément de manufacturer de jeunes micro-influenceurs. Depuis, Schumacher monnaye sa célébrité. Il a tourné des publicités pour sa ville natale de Dudelange dans lesquelles il « teste » des restaurants qu’il trouve invariablement « esou gutt » ou « wierklech gutt, gell ». Il a présenté de nouveaux sandwichs pour Subway. Il a passé gratuitement une semaine sur la Päischtcroisière en échange de trois vidéos produites.

Depuis mai, il parle films sur la chaîne « 2 Eemer Popcorn ». Pour Schumacher, qui dit avoir « quasiment vécu au cinéma », un rêve s’est réalisé : il a obtenu la carte – normalement réservée aux critiques de cinéma – donnant accès gratuitement à toutes les séances. Alors qu’il dit apprécier les films indépendants, « 2 Eemer Popcorn » n’évoque que des blockbusters américains. Une concession, dit-il, au public : « Un gamin de douze ans ne va pas aller regarder le dernier Lars von Trier ».

Via la régie de RTL, le multiplexe Kinepolis verse une rémunération pour chaque vidéo mise en ligne. « Il ne s’agit pas de sommes énormes », dit Schumacher, qui ne veut pas donner plus de précisions, « ce sont des choses dont, généralement, on ne parle pas. » Kinepolis lui garantirait une entière liberté pour les critiques. (Dont certaines sont en effet moins élogieuses.) C’est que les vidéos devraient « rester authentiques, sans mentir ».

The seekers

En 2018, Luxembourg for tourism a invité 51 influenceurs pour atteindre les « perfection seekers ». Ce groupe-cible de touristes qui, estime le responsable communication Valerio D’Alimonte, voudraient « impressionner, se mettre en scène ». Si les instagrameurs ne sont pas payés, ils voyagent aux frais de la princesse, tout comme le font les 225 journalistes invités l’année dernière. Les vols, les dîners et l’hôtel sont entièrement pris en charge. « Les contenus produits par les bloggeurs bénéficient de plus de crédibilité, dit D’Alimonte. C’est moins cher et plus efficace que les publicités classiques que plus personne ne regarde. » Or, les photos publiées par ces « influenceurs-voyageurs » sur Instagram sont convenues. C’est le Luxembourg « médiéval » avec son château de Clervaux, ses vues du Grund vers la Ville haute et de Ville haute sur le Grund. Une poignée de motifs déclinés ad nauseam, passés par les mêmes filtres et les mêmes paramètres prédéfinis.

Fin avril, douze « Key opinion leaders » chinois avaient fait un sprint de deux jours à travers le Grand-Duché, retransmettant en direct chaque seconde de leur visite sur les médias sociaux Weibo et TikTok. En amont, les agences de tourisme wallonne et luxembourgeoise avaient calculé une audience potentielle de 70 millions de personnes, pour la plupart des jeunes Chinois ayant « un pouvoir d’achat élevé » et voyageant individuellement (on veut éviter les touristes en groupe). Luxembourg for tourism tentait de placer des produits du terroir « de manière intelligente » : l’agence organisait ainsi une dégustation de vins de Moselle pour les influenceurs, poussant en parallèle ces produits sur Alibaba, l’Amazon chinois. bt

Bernard Thomas
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