Le Stater DP se retourne une dernière fois vers Lydie Polfer pour défendre le fief libéral… et écarter Corinne Cahen de la mairie

« D’Stad halen »

Patrick Goldschmidt, Lydie Polfer et Serge Wilmes
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 16.12.2022

L’option Cahen semblait une évidence. Hors du DP du moins, presque tous les élus du Knuedler étaient convaincus que Lydie Polfer, qui vient de fêter son 70e anniversaire, cherchait la porte de sortie. Vendredi dernier, les citadins se sont réveillés en mode répétition, un peu comme dans le film Groundhog Day. La radio publique annonçait dans sa matinale que, suite à « un revirement », Lydie Polfer allait se représenter comme tête de liste du DP. Le parti aurait été ébranlé par une « lutte de pouvoir », au bout de laquelle Corinne Cahen aurait été écartée comme Spëtzekandidatin. Lydie Polfer réagit le matin même au conseil communal. Elle se dit « choquée » : « Ech fanne sou Saache richteg net korrekt a wierklech net an der Rei ». La radio publique diffuserait des « fake news », asséna-t-elle (à deux reprises). Il suffit qu’une journaliste contrarie son timing politique pour que la maire libérale tombe dans la vulgate trumpienne. Mercredi, elle se rendit chez RTL-Radio pour y annoncer qu’elle sera bien tête de liste, avec l’échevin Patrick Goldschmidt, suivis « de toute l’équipe, et bien-sûr aussi de Corinne Cahen ». Polfer opère en mode « damage control » et d’apaisement : « All zesummen » et « équipe » sont les éléments de langage du moment. Jeudi matin, on retrouva Polfer chez Radio 100,7. Elle s’y montra conciliante. À la question si son annonce de mercredi ne confirmait pas ce qu’elle venait de qualifier de contre-vérité vendredi, Polfer lâcha : « Et war net ganz falsch, dajee… »

« Il n’y a aucun souci entre Lydie et moi », avait assuré Corinne Cahen en mai à Paperjam. « Es gibt kein schlechtes Feeling zwischen uns », répéta-t-elle un mois plus tard au Land. Dès avril, la ministre de la Famille avait lâché un premier ballon de test sur RTL-Radio : En tant que « Stater Meedchen », elle s’intéresserait beaucoup à la Ville. Pendant quelques mois, la bourgmestre semblait indécise. En fine tacticienne, elle écoutait beaucoup et parlait peu. Différentes options furent évoquées en interne ces derniers mois, dont un tandem Polfer-Cahen ou Cahen-Goldschmidt. La ministre espérait sans doute que la question pouvait se régler discrètement au sommet, entre elle, Lydie Polfer et Xavier Bettel. Mais cette stratégie buta sur l’opposition véhémente d’une large part des édiles locaux. Les prétentions affichées par Cahen provoquèrent d’abord la surprise, puis une mutinerie au sein du Stater DP. Dire que la ministre n’y dispose pas d’un grand capital de sympathie relève de la litote.

Le Stater DP constitue un monde à part, un fief qui suit ses propres logiques. La preuve : même le Premier ministre et ancien maire, Xavier Bettel, n’aura pas réussi à y imposer son amie de toujours. Certains élus libéraux reprochent à Corinne Cahen de ne pas les avoir consultés en amont ; d’autres pointent ses mauvais sondages, estimant qu’elle représenterait une liability électorale. (70 pour cent des électeurs du DP ont fait une croix au-dessus de la liste en 2017.) Plus prosaïquement, le parachutage de Cahen frustrait les ambitions des uns et ravivait les rancunes des autres.

Cela fait longtemps que Patrick Goldschmidt attend son tour. L’idée que sa petite-cousine Corinne (leurs mères sont cousines) finisse par le court-circuiter ne devait pas le réjouir. Entre Cahen et Héloïse Bock, les inimités remontent à 2019. Bock avait alors démissionné de la présidence de Servior sur fond de dissensions avec la ministre de la Famille autour de la gestion de cet établissement public. Reste Simone Beissel, la fidèle et coriace lieutenante de Polfer. Elle aura sans doute peu apprécié d’être poussée à la porte. Ce mercredi soir à la Chambre, le député et échevin Laurent Mosar (CSV) racontait une longue et décousue anecdote. Accompagné du député libéral, André Bauler, il aurait récemment croisé la députée Beissel dans la cafétéria parlementaire. Celle-ci aurait trouvé mauvaise mine à Bauler, et l’aurait interpellé :
« Änder, est-ce que tu viens de voir Corinne Cahen ? » Ambiance...

D’entrée de jeu, Corinne Cahen se retrouvait isolée au sein du Stater DP. Pour ne rien arranger, le Wort et RTL réintégrèrent en juin Lydie Polfer dans leur « Politmonitor ». L’écart de popularité entre la maire (quatrième place) et la ministre (25e place) crevait les yeux, et conforta la vieille garde du Stater DP dans leur opposition à Cahen. Chez certains, cette défiance fut tellement viscérale qu’ils auraient préféré que la ministre ne figure pas du tout sur la liste des communales. Mais dès vendredi, Corinne Cahen annonça sur Radio 100,7 qu’à défaut d’être tête de liste, elle sera au moins candidate : « D’Lydie Polfer huet mech gefrot ». Une manière de s’assurer une place dans le panier de crabes.

La fébrilité des échevins et conseillers libéraux fut telle qu’ils supplièrent Lydie Polfer de se représenter comme tête de liste. Seule la maire leur semblait capable de « tenir la Ville ». (« Tous mes collègues m’ont encouragée d’être tête de liste », pourra dire Polfer à la Radio 100,7.) Le Stater DP se sent vulnérable, il se réconforte avec ses anciennes certitudes ; une fuite vers le passé. On la disait lasse, prête à lâcher sa place. Lydie Polfer ne se fit pourtant pas prier longtemps. Elle consentit à remonter, de nouveau, sur le ring. La maire répondant à l’appel, donnant de sa personne, refusant d’abandonner son parti et sa ville ; cette posture sacrificielle peine pourtant à convaincre. Car le manque d’alternatives, c’est Polfer elle-même qui l’a cultivée des années durant. La bourgmestre a refusé de préparer sa succession en interne. Peut-être parce qu’elle estimait que personne n’était capable de prendre sa relève.

Aucun des conseillers communaux libéraux n’a réussi à sortir de la mêlée et à se profiler. Mathis Prost, Sylvia Camarda et Jeff Wirtz sont restés inaudibles. Claude Radoux a défendu une ligne libérale pure et dure, allant jusqu’à voter contre le PAG. Au conseil communal, il endosse le rôle de chief whip de la majorité. Issue de la dynastie des Krieps libéraux, Héloïse Bock passait un moment pour « bourgmestrable ». Or jusqu’ici, l’avocate d’affaires s’est surtout fait un nom comme adepte d’une approche « law and order » dans le quartier de la Gare qu’elle habite. Quant à Simone Beissel et Colette Mart, elles sont de la même génération que Polfer, ce qui ne les empêche pas de briguer un nouveau mandat d’échevine.

Une fois Cahen écartée, il ne restait donc plus que Patrick Goldschmidt. Sa promotion comme tête de liste fait de lui le successeur officiellement désigné. Goldschmidt a grandi rue Notre-Dame, où sa mère tenait la Maison Ackermann, un magasin de vêtements et de meubles pour enfants. Candidate aux communales de 1987, elle ne réussit pas à son entrée au Knuedler. (Le père de Patrick Goldschmidt travaillait comme secrétaire à la synagogue.) Bien que de trois ans l’aîné de Xavier Bettel, l’engagement de Goldschmidt est plus tardif. Les deux ne se fréquentaient guère dans les années 1990, lorsque Bettel commençait à se faire un nom comme président de la JDL. Patrick Goldschmidt entame sa carrière chez KPMG en 1993. Il y rencontre sa future épouse et intègrera le département fiscalité, soumettant des rulings à Marius Kohl. En 2005, il quitte la Big Four, crée une fiduciaire (qui sert aujourd’hui « des PME et des personnes privées ») et se lance dans la politique locale. Goldschmidt entre au conseil communal en 2009, suite au désistement d’Anne Brasseur. Échevin à la Mobilité, il passe pour l’homme des compromis, plus ou moins bancals : Il tente de faire avancer la cause cycliste, mais à petits pas, sans confronter de front le tout-automobile.

Patrick Goldschmidt aura eu finalement peu d’espace pour se profiler. Lydie Polfer dirige ses troupes d’une main de fer (dans un gant de velours). Sa maîtrise des dossiers bluffe jusqu’à ses adversaires politiques. La bourgmestre a l’obsession du détail : Elle relit et annote ainsi systématiquement chaque numéro du City Magazine. Plutôt que de développer une vision à long terme pour une ville en pleine métropolisation, elle veille à garder les équilibres et les continuités, et à ne pas froisser les propriétaires, commerçants et automobilistes. La maire sert son ancienne base électorale, et c’est presque par réflexe qu’elle en adopte les points de vue.

Or, elle sait aussi se montrer polémique. Lydie Polfer s’est ainsi alignée sur l’axe réactionnaire du CSV et son éternelle « war on drugs ». En envoyant des vigiles privés patrouiller les rues de la capitale, elle est entrée en conflit ouvert avec deux ministres verts et une ministre socialiste. Une provocation qui l’a éloignée de l’image d’un DP social-libéral, que cultivent Bettel et Cahen. Le Stater DP s’est droitisé, les libéraux de gauche semblent aux abonnés absents. Le parti n’a pas réussi l’acte de funambule idéologique de Serge Wilmes, dont les troupes en Ville réunissent le catho de gauche Paul Galles et l’avocat de droite Laurent Mosar.

Lydie Polfer continue à diriger sa Ville (et ses 4 200 fonctionnaires communaux) en mode micro-management. Même durant le mandat de Xavier Bettel, elle exerçait, en tant qu’échevine, un contrôle étroit sur les dossiers de l’urbanisme, s’occupant du nouveau Plan d’aménagement général. Au bout de cinquante ans au pouvoir, le DP a développé une certaine assurance et arrogance qui rappellent celles du CSV d’avant 2013 : Seuls les libéraux connaîtraient vraiment la Ville, ses rouages, ses procédures et ses hauts fonctionnaires. Alors qu’au niveau communal, il n’existe pas de tradition de « fonctionnaires politiques », un changement de majorité devra en effet composer avec des chefs de service, dont certains ne sont pas réputés pour leur progressisme.

Pour sauver la face, Corinne Cahen n’avait finalement d’autre choix que de risquer le tout pour le tout. Elle a d’ores et déjà annoncé qu’elle quitterait le gouvernement si elle se faisait élire au conseil communal. (À la Chambre, personne ne semble disposé à lui céder sa place.) La ministre démarre sa campagne en position d’outsider. Il sera intéressant de voir si Xavier Bettel mouillera sa chemise lui venir en aide. Cahen dispose de quelques atouts, dont son excellente maîtrise des codes des réseaux sociaux. La ministre-candidate poste des selfies à vélo, visant le même électorat bobo que draguent déjà Wilmes et Benoy. Si Cahen n’a pas encore fait de sorties programmatiques, Lydie Polfer rappelle dès à présent que les 27 candidats auront à se rallier derrière le programme électoral.

De Robert Krieps à Jacques Santer en passant par Robert Goebbels, une floppée d’anciens ministres ont tenté de prendre la forteresse DP, et s’y sont cassé les dents. En 2015, Lydie Polfer herself n’avait pas réussi à récupérer son siège au Knuedler après avoir quitté celui au gouvernement. Corinne Cahen réussira-t-elle là où d’autres anciens ministres ont échoué ? Seul son score déterminera ses chances. Sur Radio 100,7, Lydie Polfer a assuré que le « Wielerwëllen » sera respecté dans l’attribution des postes. Aux dernières législatives, la ministre de la Famille s’était placée en troisième position dans la Ville de Luxembourg. L’écart avec Polfer s’avéra minime : moins de 150 voix. Si la maire réussit à se faire réélire, une rotation à mi-mandat ne paraît pas improbable. Il pourrait dès lors suffire à Cahen de se classer deuxième pour devenir un jour maire.

Le DP n’en est pas à son premier psychodrame électoral. En 2005, un duel avait opposé Paul Helminger à Lydie Polfer. Le référendum entre l’ex-maire réclamant son siège et son successeur tentant de le garder s’acheva par la défaite de Lydie Polfer, qui finit… troisième (derrière Anne Brasseur). L’underdog Helminger réussit un exploit que quasiment personne n’avait jugé possible. Sept ans plus tard, Polfer tenait sa revanche, en voyant son jeune protégé Xavier Bettel détrôner le vieux rival. 514 voix avaient fait la différence. Le DP est surtout une machine à gagner les élections. Sur les cinquante dernières années, son efficacité s’est révélée redoutable. En fin de compte, l’épreuve de 2005 aura ainsi profité au parti libéral. Le parti fit un score historique de 35,8 pour cent ; tant les « pro-Lydie » que les « anti-Polfer » ayant fini par voter DP.

En 1981, en amont des communales, le Land organisait son traditionnel « Wahl-Toto » : Les lecteurs étaient invités à pronostiquer la répartition des sièges à Esch-sur-Alzette et dans la Ville de Luxembourg. Deux lecteurs avaient parié juste, dont un certain « Fernand Etgen aus Oberfeulen ». Le futur président de la Chambre gagna un voyage à Helsinki. Personne n’aurait par contre pu prédire la réponse à la question additionnelle qu’avait posée le Land : « Wer wird Bürgermeister in der Hauptstadt ? ». Une semaine après sa réélection en octobre 1981, le bourgmestre Camille Polfer tomba subitement malade. Sa fille, Lydie, qui avait fini quatrième, finit désignée maire par le DP. Elle venait d’avoir 29 ans et fut célébrée comme « jüngste Hauptstadtbürgemeister Europas ». Au Land, elle expliqua alors : « Ich glaube feststellen zu können, dass der Wähler diesmal allgemein der Jugend eine Chance geben wollte ». Depuis 1982, Lydie Polfer a vu défiler une série de premiers échevins CSV : le clérico-conservateur Léon Bollendorff, l’ex-militaire Willy Bourg, l’orfèvre des institutions Paul-Henri Meyers, le libéral-sécuritaire Laurent Mosar et le gendre idéal Serge Wilmes (né en 1982). Aucun n’aura réussi à s’émanciper du statut de « junior partner », ni à ébrécher l’hégémonie du DP. Or, Wilmes, ne cache plus ses ambitions. Si le DP sort affaibli des élections, il n’hésitera probablement pas une seconde fois à briguer le mandat de maire. D’autant plus que pour les Verts, menés par François Benoy, une coalition avec la vieille garde libérale constituera une perspective très peu séduisante. Bref, la Ville de Luxembourg est redevenue un swing state.

Une nouvelle arithmétique électorale ajoute à l’imprévisibilité. Soixante-dix pour cent des habitants de la Ville n’ont pas la nationalité luxembourgeoise. Or, avant les vacances d’été, la majorité parlementaire a enfin aboli la durée de résidence minimale, cette dérogation à la directive européenne qu’avait obtenue le Grand-Duché en 1994. Dans la capitale, le pool des électeurs s’en trouve massivement élargi. En théorie du moins. Car sur les 80 000 nouveaux électeurs potentiels, seulement 5 300 se sont jusqu’ici inscrits sur les listes. (La date butoir pour les inscriptions est fixée au 17 avril, soit 55 jours avant les élections.) Cette semaine, le conseil communal a voté une motion, initialement déposée par Guy Foetz (Déi Lénk), appelant à intensifier la campagne en faveur des inscriptions. Si des milliers de nouveaux électeurs s’inscrivaient, la carte politique pourrait finir par être redessinée. Ce sont les communautés française (17 800 électeurs potentiels) et portugaise (10 700) qui pourraient faire la différence. (Le taux d’inscription est actuellement de 7,18 pour la première et de 10,6 pour la seconde.) Mais plutôt qu’une question de nationalité, il s’agit d’une question de classe. Selon le récent rapport de l’Observatoire social, le salaire médian des Français habitant en Ville dépasse les 5 000 euros, tandis que celui des Portugais atteint à peine 2 000 euros. Une situation matérielle qui influencera le comportement électoral : 49 pour cent des Français du Luxembourg ont ainsi voté Macron au premier tour de la Présidentielle. Ce qui pourrait être un bon signe pour le DP.

Bernard Thomas
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