Après le détournement massif, Caritas au bord de l’abîme, et sous tutelle de PWC

Charité mal ordonnée

Le siège (potentiellement hypothéqué) de la Caritas, rue Michel Welter (quartier de la Gare)
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 02.08.2024

Spécialiste des réponses aux catastrophes, Caritas n’a pas su comment réagir face la sienne. Dépassé, le conseil d’administration a d’abord laissé le directeur général se cramer en direct sur Radio 100,7. Marc Crochet y exhiba sa naïveté comme un badge d’honneur. Sa seule faute aurait été d’avoir fait trop confiance : « Mir si déi Leit, déi vertrauen ». Entre défiance et déni, et manifestement sous le choc, il conclut sur la métaphore du « capitaine qui est le dernier à quitter le navire et à sombrer avec lui. » Une semaine plus tard, Crochet et les deux membres restants du comité de direction sont en arrêt maladie. Dans les faits, Caritas a été placée sous gestion contrôlée. Luc Frieden, qui pris le lead du dossier, a demandé un interlocuteur lui inspirant confiance. Le CA de Caritas lui en a trouvé un : Christian Billon vient d’être nommé président d’un « comité de crise » qui aura « le pouvoir et l’agilité » de prendre « les décisions nécessaires ». Il est assisté par PWC dans ses investigations.

Billon est lui-même issu de PWC. Il en avait repris en 2001 les activités « domiciliation » et « ingénierie financière ». En 2014, il a été nommé secrétaire général de l’administration des biens du Grand-Duc, avant de quitter ce poste vingt mois plus tard. Mais Billon a surtout un track record dans le domaine associatif. Il préside le Comité national de défense sociale (qui gère la Fixerstuff). Jusqu’à l’année dernière, il a également siégé dans le « comité audit et risques », instauré par la Croix-Rouge en 2009 et censé « jouer un rôle décisif et très en amont dans la prévention de la ‘destruction de valeur’ ». Les cinq autres membres du « comité de crise » sont, eux, tous issus du CA de la Fondation Caritas. On retrouve la présidente et ex-ministre CSV, Marie-Josée Jacobs, le lobbyiste des assurances, Marc Hengen, ainsi que deux avocats : l’ancienne candidate CSV aux communales de Hesperange, Nathalie Frisch, et Philippe Sylvestre, spécialiste en « restructuration et procédures d’insolvabilité ».

« Plus un euro à la Caritas », du moins pour l’instant. Le Premier ministre s’est affiché intransigeant la semaine dernière. Une manière de mettre la pression sur la direction de Caritas et d’en accélérer le départ. Crochet avait eu l’imprudence de déclarer sur Radio 100,7 que le gouvernement avait « promis » de l’aide à Caritas. « Mir kréien dat do alles hin », il en serait convaincu, « d’Regierung huet dat sou an Aussicht gestallt ». Frieden a réussi à rappeler Caritas à l’ordre. Mais en matière de communication de crise, on peut mieux faire. Sa petite phrase a contrarié les derniers représentants de l’aile sociale de son parti. Elle a surtout exacerbé l’angoisse des 500 salariés. Informés via la presse et sans retours de leur hiérarchie, ils restent dans l’incertitude totale. (Ce vendredi, une délégation de l’OGBL devait être reçue au ministère d’État.)

Ses réserves lui permettraient de couvrir les frais courants pour deux mois encore, estime la Caritas. (Les salaires de juillet ont été versés cette semaine.) Laisser la Caritas mourir n’est pas vraiment une option politique ; du moins dans l’immédiat. Sinon, une bonne partie des foyers pour réfugiés et des accueils pour SDF fermeraient demain leurs portes. Or, Caritas commence à manquer de tout, même d’argent pour fournir ses épiceries sociales. (La Croix-Rouge a sauté dans la brèche et payé les factures des fournisseurs). Dans ses interventions, Luc Frieden fait clairement le distinguo entre, d’un côté, la Caritas et, de l’autre, les services qu’elle preste. Une manière d’impliquer que ceux-ci pourraient être assurés sans celle-là. Différents scénarios sont envisageables. À commencer par une reprise des services de la Caritas par d’autres ASBL et fondations. Cette option serait facilitée par la convention collective sectorielle. La « CCT SAS » permet aux salariés du secteur conventionné de changer d’employeur en gardant leur ancienneté et leur grille tarifaire. La Croix-Rouge, pendant libéral de la Caritas, apparaît comme un repreneur potentiel. Son directeur, Michel Simonis, n’a pas voulu paraître gourmand ce mercredi sur Radio 100,7 : « Ce n’est pas notre ambition d’ajouter simplement encore d’autres activités ». Mais s’il le fallait, la Croix Rouge prendrait « sa responsabilité »

Caritas Jeunes et Familles (710 salariés) fut la première à réagir à la nouvelle du détournement de fonds. L’ASBL gérant des crèches et maisons-relais envoya un court communiqué à la presse, rappelant être une entité juridique « complètement séparée » de Caritas Luxembourg. « La situation actuelle » n’aurait donc « aucune implication » sur ses activités. Conventionnée à cent pour cent, Caritas Jeunes et Familles s’était toujours montrée réfractaire à une union plus étroite avec la Fondation Caritas. En interne, on leur reprochait un manque de solidarité, voire des velléités sécessionistes. Cette réticence leur permet aujourd’hui de sortir indemne du naufrage. Une restructuration de la Fondation Caritas autour de cette « good bank » pourrait être une option. Le président et la vice-présidente de Caritas Jeunes et Familles siègent d’ailleurs au « comité de crise ». À l’arrivée, on aurait probablement une nouvelle Caritas, affaiblie et dépolitisée. (Les onze projets internationaux pourraient être repris par Caritas Suisse, avec laquelle le Luxembourg a toujours entretenu des liens étroits.)

Entre février et juillet, plus de cent virements (à chaque fois en-dessous du seuil de 500 000 euros) sont partis de la Fondation Caritas vers des comptes en Espagne. Pour les banques impliquées, à savoir la BGL et la BCEE, de sérieuses questions de due diligence et de compliance se posent. (La CSSF est sur le coup.) Détail piquant : Parmi les administrateurs de Caritas figurait un cadre de la Spuerkeess, Marc Entringer, par ailleurs conseiller communal CSV à Contern. Il vient de démissionner du CA pour conflit d’intérêts. Sur Radio 100,7, Crochet se montrait optimiste qu’un arrangement pourrait être trouvé avec les banques quant au remboursement des lignes de crédit (32 millions d’euros), frauduleusement contractées : « D’Banke kéinten och verstoen, datt et méi wichteg ass, datt mir Leit hëllefen ». La phrase sonne économiquement naïve, mais moralement vraie. Les banques affichent des résultats records en 2023 : 401 millions pour la Spuerkeess et 577 millions pour la BGL ; les 32 millions d’euros de Caritas peuvent paraître peanuts à côté.

Pour faire un virement, il fallait que deux des quatre membres du comité de direction signent. En pratique, il suffisait donc que la chief financial officer (CFO) obtienne la signature d’un des trois autres directeurs. Or, c’est justement la CFO (présumée innocente) qui vient d’être placée sous contrôle judiciaire, après s’être présentée à la Police à son retour de vacances. Son profil Linkedin est toujours en ligne: « I like playing with numbers & building analytical models for decision-making », y lit-on. Face à l’énormité de la somme détournée, le secteur est resté stupéfait. Sa « confiance » aurait été abusée par une personne « malade », se plaignait Crochet, tout en précisant qu’une analyse de la gestion financière avait été lancée dès 2023. Radio 100,7 a révélé ce jeudi que les virements vers l’Espagne auraient commencé « quelques jours » avant que ne soient présentées les conclusions de cet audit externe. Celles-ci se sont révélées très critiques envers la CFO et son « ton très, voire trop, direct » : « Il devrait être possible de faire du feedback de façon moins abrasive ». L’audit préconisait également une clarification des procédures. Selon la radio publique, la direction de Caritas aurait en outre été avertie de manière anonyme que des millions d’euros étaient en train d’être détournés vers l’Espagne. Or, le ou la whistleblower a tiré l’alarme trop tard, la majeure partie de l’argent et les nouveaux prêts s’étaient déjà évaporés. Selon l’analyse de 100,7, ce serait « le problème structurel d’une mauvaise vue d’ensemble sur sa situation financière » qui aurait été fatal à Caritas.

Un tel drainage n’aurait pas été possible chez la Croix-Rouge, il en serait « certain », assurait Michel Simonis ce mercredi sur Radio 100,7. Il a exprimé sa « colère » que tout un secteur soit « a Verruff geroden ». Le directeur général de la Croix-Rouge a fait un inventaire des « dysfonctionnements » dans le secteur paraétatique depuis les années 1990 : de l’Hôpital Marie-Astrid au Village Benu, en passant par Proactif, OPE, l’Hospice civil de Remich et le Science Center. Cette accumulation aurait dû soulever quelques questions de fond. Pas sur le contrôle étatique, d’ores et déjà « très minutieux », de l’utilisation des subsides (« all Facture vun 23 Euro 50 gëtt siwe mol ëmgedréint »), mais sur les structures de « gouvernance ».

Sur Radio 100,7, Simonis a mis en avant les normes et procédures internes de son organisation : code de bonne conduite, gestion des risques, le tout selon « les standards de Genève ». Or, il se trouve que la Caritas avait été un early adopter des nouvelles normes managériales. Il y a quinze ans déjà, ses rapports d’activités évoquaient fièrement les « audits internes et externes réguliers » ainsi que les certifications ISO-9001 « pour les systèmes de management de la qualité ». (Laborieuse à obtenir, la certification ISO a été abandonnée par la suite). Ce fut le change manager épiscopal, Erny Gillen, qui avait adopté ce style de gestion, souvent critiqué comme « top-down ». L’abbé Gillen abandonna « le caractère d’une entreprise de type familial avec une structure patriarcale », lit-on dans une monographie publiée en 2007 sur la Caritas.

Dans une question parlementaire, Laurent Mosar (CSV) a mis les pieds dans le plat : « Les ministres sont-ils d’avis que les règles de gestion, de supervision et de contrôle des associations qui reçoivent des deniers publics sont suffisantes ou estiment-ils qu’elles doivent être renforcées ? » Derrière cette question se cache une autre, celle de l’étatisation. La Cour des comptes l’avait implicitement soulevée en 2001 : « Quels sont les avantages en termes de bonne gestion financière qui résultent du transfert de l’exécution d’une mission de service public de l’État vers une autre entité ? » À l’opposé, il y a la tentation d’une privatisation du secteur social. Il s’agit d’un marché convoité, comme le prouve l’installation de grands groupes français spécialisés dans les garderies d’enfants (People & Baby, Babilou) et les maisons de retraite (Sodexo, Orpéa). La tripartition du secteur (public, ASBL et privé) a tenu jusqu’ici, le gâteau à partager ne cessant de grandir. Aucun parti politique ne plaide ouvertement pour une libéralisation radicale du secteur. Ni d’ailleurs pour son étatisation.

Alors qu’une des principales organisations du catholicisme luxembourgeois est en train de sombrer, l’archevêque Jean-Claude Hollerich reste muet. C’est pourtant lui qui nomme les membres du CA de la Caritas. C’est également lui qui peut les révoquer « à tout moment », lit-on dans les statuts. (Sous le point « dissolution », on apprend que « le patrimoine net restant sera transféré à la Fondation Sainte-Irmine et subsidiairement à l’archevêché de Luxembourg ».) Alors comment interpréter ce silence ? Peut-être le cardinal papabile veut-il éviter d’attirer l’attention internationale sur un scandale financier dans son arrière-cour. Surtout avant la visite au Luxembourg de son frère jésuite, le pape François.

Bernard Thomas
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