d’Land : « La Caritas, ce n’est pas l’État », a récemment déclaré Luc Frieden, en réaction aux 61 millions d’euros détournés. La formule du Premier ministre paraît un peu simple, voire simpliste. Vous avez beaucoup étudié l’action sociale et la forme qu’elle a prise au Luxembourg. Comment caractériseriez-vous ce qu’on appelle communément « secteur paraétatique » ?
Paul Zahlen : Le secteur de l’assistance sociale est en réalité la seconde partie du « modèle social luxembourgeois». Il y a, d’une part, le dialogue social dans le cadre de la Tripartite par exemple, où on discute index, fiscalité, niveau de vie, conditions de travail…. Et puis il y a la partie « compassionnelle » du modèle, c’est-à-dire que l’État donne la possibilité à la société civile de participer à la mise en pratique de la politique sociale. Ce modèle existe aussi dans d’autres pays, mais il est rare qu’il soit poussé aussi loin qu’au Luxembourg. Pratiquement tout le secteur est porté par la société civile. Encore qu’il faudrait définir ce qu’est cette société civile qui s’est très fortement professionnalisée. On peut se demander quelles sont aujourd’hui ses marges d’indépendance et d’autonomie des organismes. On peut aussi se demander si l’État peut prendre une telle distance par rapport à des faits qui se produisent dans des associations avec lesquelles ses liens sont organiques. La Caritas c’est donc, du moins en partie, l’État. En ce qui concerne la subsidiarité, avec le libéralisme ambiant, elle a pris des aspects de sous-traitance, dont la rationalité sous-jacente est fortement économique.
Luc Frieden qui se présente devant la presse et déclare que « plus un seul euro » ne sera versé à Caritas » (pour l’instant) ; c’est quand même une séquence extraordinaire. Cette phrase, du moins dans cette brutalité-là, il est difficilement imaginable que Jean-Claude Juncker, Jacques Santer ou Pierre Werner l’ait prononcée.
Oui, mais il ne faut pas trop personnaliser les choses. Il faut plutôt regarder l’évolution des structures socio-politiques dont ces personnes sont l’expression. La politique luxembourgeoise s’est dépolitisée dans un certain sens, et la prise de position de Luc Frieden est symptomatique de cette évolution. Aujourd’hui tout le monde utilise les mêmes mots, les mêmes concepts purement libéraux. Jusque dans une organisation comme la Caritas, avec ses CEO, COO, CFO, ses RH et ses audits. Comme si c’était un gage d’efficience, d’efficacité, de transparence, d’absence de malversations. Or, la Caritas s’est bien donnée un modèle de gestion correspondant à cette vulgate ; cela n’a pas évité la catastrophe actuelle. Alors oui, bien-sûr, il faut des méthodes de gestion efficaces. Mais dans le domaine des organisations de la société civile on est passé, surtout dans les grandes associations, d’une logique de militantisme à une logique entrepreneuriale. Ce qui ne permet pas nécessairement de réduire les risques de dysfonctionnement, de malversations ou de décisions erronées. Que l’État demande donc des comptes sur le fonctionnement de l’association est compréhensible et logique. Mais croire que les risques disparaîtront entièrement serait un leurre.
On a l’impression d’assister en direct à la dissolution des vieux réseaux du catholicisme politique. D’ailleurs, n’était-ce pas Luc Frieden qui avait préparé la vente du Wort…
Il y a beaucoup de posture là-dedans. Le CSV se prémunit, en disant : « On ne va pas privilégier une association qui, en principe, est proche de notre obédience politique ». C’est plutôt un écran de fumée pour ne pas être confronté à cette critique. Par ailleurs l’énormité de la somme et la facilité avec laquelle elle a pu être détournée laisse un goût amer aux responsables politiques. Ils peuvent penser qu’il faut agir de façon radicale pour rétablir la confiance dans le fonctionnement du système associatif, mais également la confiance dans l’État qui en est le pourvoyeur de fonds essentiel. Le fait que ni le gouvernement, ni les partis au pouvoir, ni l’évêché, ni le secteur associatif dans son ensemble ne prennent position sur la question du sort des salariés de Caritas est assez incompréhensible dans la mesure où de tels événements ne pourront être évités à l’avenir, tout comme ils n’ont pas pu être évités par le passé.
Serge Kollwelter a réagi sur Facebook, en regrettant que, avec Caritas, « risque de couler l’instance avec un grand ‘i’, qui marie travail de terrain et réflexion politique ». Aux yeux d’un Luc Frieden, les autres « prestataires de service » auraient le mérite « d’être muets ». Partagez-vous cette analyse ?
On ne peut nier que depuis un quart de siècle au moins, la Caritas a le mérite de dénoncer le scandale de la précarité dans un pays riche. Je ne dirais donc pas que Caritas n’a pas pris de positions politiques. Mais dans le grand public, ils abordent la question de la pauvreté sous l’angle de l’assistance, et moins de la justice sociale proprement dite. Et lorsque les concepts, beaucoup plus complexes, de justice sociale ou d’inégalités sont évoqués, on retourne pratiquement automatiquement à la question de la précarité et de la pauvreté ou de la richesse indécente. Il s’agit d’une approche humaniste et moraliste. Ce qui n’est pas une expression péjorative à mon sens. Mais cette approche évite la discussion sur la structure de classes, les milieux sociaux, la valeur comparative du travail, les rapports de pouvoir économique...
La Fondation Caritas, n’est-elle pas too big to fail ?
Il me semble que oui. Cela pose évidemment la question de la structure du secteur social. Je vois le risque d’un oligopole de l’assistance sociale : Croix-Rouge, Caritas, Elisabeth, Inter-Actions, Arcus peut-être... Avec le temps il y a eu une concentration dans le secteur, les grandes associations reprenant les petites. Elles peuvent se comprendre comme prestataires de services auxquels l’État s’est habitué à faire appel. Les grands arrivent également à supporter des charges administratives et réglementaires beaucoup plus lourdes. En parallèle, il y a un pullulement de petites associations souvent basées sur le militantisme et le bénévolat et qui aspirent à un financement public. Elles apportent de l’innovation sociale et plus généralement un certain dynamisme au système. L’État est donc confronté à un foisonnement de demandes de la société civile auxquelles il lui est difficile de répondre de façon cohérente, surtout si ses priorités politiques ne sont pas clairement définies.
Suite à l’affaire Caritas, il faudrait donc revoir la structure même du secteur ?
À mes yeux, il faudrait se poser un certain nombre de questions : Est-ce qu’on doit par exemple diviser les grandes structures, selon les domaines thématiques ? Est-ce que l’on s’est demandé dans les cercles gouvernementaux et administratifs quel serait le degré de concentration optimal dans le secteur ? Il faudrait essayer de comprendre le fonctionnement du système et son évolution dans le temps. Prendre un peu de recul…
À propos de recul : Avant de devenir présidente de la Caritas en 2013, Marie-Josée Jacobs (CSV) avait réformé le système du conventionnement (en 1998) et introduit les chèques-service (en 2008) en tant que ministre de la Famille. Dans le privé, on parlerait d’un retour d’ascenseur.
Je ne dirais pas que c’est un retour d’ascenseur. Devenir présidente de la Caritas, cela apporte un certain pouvoir, celui de négocier avec l’État, de jouer un rôle dans ce système hybride. Mais se trouver à un moment du côté des décideurs politiques qui ont mis en place le système actuel pour devoir réagir plus tard en tant que responsable d’association à une malversation qui est attribuée, à tort ou à raison, à ce système, voilà ce qui me semble une situation redoutable.
Il y a énormément d’angoisse dans le secteur. On se pensait couvert par l’État et on se rend compte que cette assurance n’est finalement pas absolue.
Oui, et il est étonnant que l’employeur, même indirect, qu’est l’État, n’ait pas donné de signe clair d’apaisement.
Dans le milieu des ONG et ASBL, on se plaint souvent de la lourde superstructure bureaucratique, d’une avalanche de paperasse et de normes. La question du contrôle étatique se pose depuis longtemps déjà, au moins depuis l’introduction du système de conventionnement, dans les années 1970.
Elle se pose en fait depuis le XIXe siècle. L’assistance et l’aide sociales au Luxembourg ont toujours fonctionné comme un système socio-politique dans lequel les responsabilités étaient diluées. D’abord ce sont les congrégations qui ont répondu de façon flexible aux demandes de l’État, des communes et même des grandes sociétés industrielles en matière de santé publique ou d’enseignement, par exemple. Le contrôle des pouvoirs publics est pratiquement absent à l’époque. L’État semble agir en fait comme un « philanthrope », sur la base de valeurs morales. Cet arrangement se consolidera avec le temps pour aboutir au système du conventionnement actuel. Le problème, c’est que l’État devrait aussi se contrôler lui-même, pour déterminer quels projets sont financés et pour quelles raisons ; et quels projets ne sont pas financés et pour quelles raisons. Concrètement, il faudrait se poser la question de savoir si certaines activités ne devraient pas être directement assurées par l’État ou les communes. Je pense au domaine de l’assurance-dépendance, mais également aux crèches et maisons-relais. Ça enlèverait une certaine flexibilité – ou ce qui semble correspondre à une certaine flexibilité –, mais il y aurait peut-être plus de transparence. On dira que l’on créerait ainsi un système trop lourd. Mais l’éducation nationale « formelle » est bien la preuve qu’un tel système peut être viable.
On pourrait également dire qu’une communalisation totale des maisons-relais ou des crèches anéantirait la force d’impulsion et d’innovation de certaines institutions conventionnées…
Il faudrait mener en parallèle une politique consciente qui favorise aussi les projets innovateurs. C’est-à-dire donner ponctuellement la possibilité à des associations de jouer le rôle de laboratoires avec une réglementation adaptée et flexible, pour ensuite reprendre les bonnes expériences dans le système étatique. Je ne dis pas qu’il faille nécessairement tout étatiser ou communaliser, mais je pense qu’il y a quand même une marge pour aller dans cette direction.
La convention collective du secteur social lie les avancées salariales à celle de la fonction publique. C’est une quasi-étatisation du secteur, non ? On l’a vu en 2018, lorsque le gouvernement a mis fin à la grève dans des maisons de soins, en acceptant de régler l’ardoise.
Oui, mais dans le secteur, il y a une grosse différence entre ceux qui sont couverts par cette convention collective et ceux qui ne le sont pas. Alors que les deux font des travaux comparables dans l’intérêt des pauvres, des enfants, des personnes âgées, des réfugiés, des migrants. Par ailleurs, des pans entiers des activités sociales, je pense notamment aux activités de sécurité et de nettoyage dans les structures d’accueil, sont sous-traitées à des sociétés privées. Ce qui donne un patchwork foisonnant de conditions de travail.
Le conseil d’administration de la Caritas reste très fortement marqué par les anciens réseaux CSV. Côté Croix-Rouge, on retrouve toujours la vieille notabilité patronale. Il y a donc une étonnante permanence historique...
Et il est frappant de constater que les socialistes n’aient jamais eu un réel impact dans le domaine de l’action sociale proprement dite, à l’exception d’Objectif Plein Emploi peut-être. Historiquement, on rencontre des conceptions assez similaires de l’aide sociale chez les libéraux et les catholiques. Il s’agit de réparer, tant bien que mal et de façon pragmatique, les conséquences de la « misère » qui résulte du fonctionnement « normal » et jugé efficace de l’économie libérale. La gauche et le parti socialiste avaient, quant à eux, une approche de la société basée sur le fait salarial, c’est-à-dire les rémunérations, la sécurité de l’emploi, les conditions de travail, la santé au travail.
Au XIXe siècle, des hommes politiques libéraux et (vaguement) anticléricaux ont favorisé l’essor des organisations catholiques. Cela reste quand même une des grandes ironies de l’histoire luxembourgeoise.
Je pense que c’était une nécessité, déjà au niveau de la main-d’œuvre. Comme il n’y avait pas de système d’études professionnelles avancées, il était très difficile de trouver des enseignants ou des infirmiers. Paul Eyschen voulait avancer et il a donc fait appel aux congrégations. Elles étaient les seules à pouvoir fournir la main-d’œuvre bon marché. La position libérale est bien résumée dans une intervention de Eyschen à la Chambre en mars 1914 pendant une discussion sur les écoles dites « ménagères », pour lesquelles il avait fait appel aux congrégations. Il explique sa façon de procéder en disant que l’État est uniquement intervenu « pour montrer le chemin », en ajoutant qu’il est impossible à l’État « de s’occuper de tous les détails dont moi je me suis occupé ».
Une nonne était payée quatre fois moins qu’une infirmière laïque, écrivez-vous dans une de vos études. En lisant cela, on se dit que la très grande majorité du care work était assurée par des migrantes rurales forcées dans les congrégations…
Pour les familles, c’était souvent une des seules solutions. Et pour les congrégations, c’était un moyen de se développer. Une demande communale et étatique rencontrait un besoin de la part de la société rurale à l’époque très pauvre et ayant une natalité encore élevée. On peut effectivement y voir une forme d’exploitation.