Jusqu’en 1919, les parlementaires n’étaient pas indemnisés. La politique était considérée comme une activité honorifique, exercée à titre bénévole sans en attendre de revenus. Dans le système censitaire, l’exercice du pouvoir était réservé aux industriels, commerçants, médecins et avocats. (En 1914, Jean Schortgen sera le premier ouvrier élu à la Chambre, il mourra quatre ans plus tard sur son lieu de travail dans les mines.) La figure du notable survivra à l’introduction du suffrage universel sous la forme du politicien-avocat qui, à côté de ses activités parlementaires, maintenait une étude en état d’activité. L’exemplaire le plus somptueux en fut Victor Bodson, sur lequel on lit dans le Dictionnaire biographique des députés socialistes à la Chambre des députés (Édition La Mémoire socialiste, 1997) : « Toute sa vie durant, cet homme énergique assura son indépendance matérielle en revenant à son activité d’avocat pendant les ‘creux’ de sa carrière politique. » Cette « indépendance matérielle » favorisait une certaine liberté intellectuelle. En 1947, alors qu’il venait de quitter son poste de ministre de la Justice (donc de l’Épuration), Bodson, redevenu avocat, défendra un engagé volontaire dans la Wehrmacht accusé de crimes de guerre. (Malgré « 32 heures » de plaidoiries, son client sera condamné à mort et fusillé.)
La plupart des députés et ministres vivent pour et de la politique. Cette professionnalisation de la politique – qui est aussi le corollaire de sa démocratisation – transforme un échec électoral en crise de carrière. Heureusement, les ministres sont libres de nommer des conseillers de gouvernement. Et cela plus ou moins à leur guise, en court-circuitant les logiques hiérarchiques des administrations. La loi du 9 décembre 2005 est très généreuse sur ce point : « Les fonctions dirigeantes se distinguent des autres fonctions de l’administration [...] par le mode de nomination de leurs titulaires, la loi prévoyant que les nominations à ces fonction dirigeantes s’effectuent, le cas échéant, en dehors des conditions d’examen-concours, de stage et d’examen de fin de stage. »
Si ce paragraphe ouvre la possibilité de parachuter des fonctionnaires politiques, et donc de prendre le contrôle d’une administration après une alternance, il permet également de repêcher les camarades qui ont fait naufrage aux scrutins. Ils pourront être nommés « conseiller de gouvernement adjoint », « conseiller de gouvernement », voire « premier conseiller de gouvernement ». Selon le grade et l’ancienneté, ces titres assurent une rémunération brute entre 7 500 et 12 000 euros mensuels. L’entraide interpartis aura profité à toute une série d’anciens ministres et secrétaires d’État non réélus. En 2004, Eugène Berger (DP) sera nommé – sans qu’on lui ait demandé son avis, dit-il – premier conseiller rattaché au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Son collègue du gouvernement, Joseph Schaack (DP), sera catapulté au poste de directeur des Douanes. En 2016, Maggy Nagel (DP) sera destituée comme ministre puis recasée en tant que première conseillère au ministère de l’Économie pour y préparer l’Exposition universelle à Dubaï en 2020.
D’après le ministère des Affaires étrangères, le gouvernement pourrait également nommer des ambassadeurs sans passer par les circuits de la carrière diplomatique. Voilà une bonne nouvelle pour l’ancienne secrétaire d’État Francine Closener (LSAP), qui peut ainsi espérer poursuivre sa mission prosélyte en tant qu’ambassadrice itinérante du nation branding. Elle serait la deuxième ex-membre de gouvernement socialiste à devenir ambassadrice. En 1944, René Blum, ministre de la Justice entre novembre 1937 et avril 1940, était nommé ambassadeur à Moscou ; une compensation pour ses années d’exil sans le sou aux États-Unis, et une manière de le tenir éloigné du Luxembourg.
En 2015, Closener racontait au Land qu’elle avait tenu à négocier « un bon plan B » en amont du scrutin de 2013, sans pour autant révéler lequel ; « cela restera mon secret ». Aux législatives de 2009, 2013 et 2018, quinze journalistes de RTL auront au total tenté leur chance. À l’issue de ces scrutins, douze se trouvaient coincés dans un entre-deux : leurs mauvais scores ne leur permettant pas d’entrer au Parlement, leur exhibition politique bloquant le retour à l’antenne. Il faut leur aménager un « soft landing ».
Monica Semedo, candidate sur les listes DP (d’Land du 27 juillet), serait ainsi pressentie pour intégrer le ministère d’État. Cette rumeur, la concernée ne veut « ni la confirmer ni la démentir », évoquant « différents projets », qui seraient tous « ganz flott ». Elle pourra en tout cas compter sur Xavier Bettel. Ce fut le Premier ministre qui avait demandé à la star de télévision de se porter candidate. Le style politique de Bettel est très personnalisé et très peu politique. Son exercice du pouvoir se fonde sur les liens de loyauté. « Pour moi, avait-il déclaré en 2013, il est important d’avoir des amis en politique ; des personnes avec qui j’aime aussi passer du temps en privé. » Le revers de la médaille, c’est que les critiques sont vite prises personnellement et que les « amis en politique » d’aujourd’hui sont les ennemis de demain. (Au sein du DP, seule Lydie Polfer, la Merkel de la capitale et la marraine politique de Bettel, se situe au-dessus du lot.)
Au centre, la garde rapprochée, la « bande des Quatre » ministérielle : Xavier Bettel, Corinne Cahen, Claude Meisch et Marc Hansen. Une familiarité qui pourrait éviter au ministre du Logement et de la Recherche de tomber dans l’insignifiance politique à laquelle le destinait son score électoral. Puis viennent ceux qui doivent tout au Premier, comme son chef de cabinet, Paul Konsbruck, passé d’Eldoradio au ministère d’État. Sans oublier le cénacle des influenceurs comme Alain Kinsch, dont l’amitié avec Bettel remonte à la Jeunesse démocrate et libérale. Le managing partner d’EY se comporte comme mandataire officieux de la place financière auprès du Premier ministre, surtout lorsqu’il s’agit de défendre ses intérêts matériels, comme dans le dossier des « stock-options ».
Les partis de gouvernement savent se montrer plus ou moins reconnaissants. Après avoir raté son entrée au Parlement en 2013, Joëlle Hengen travaillera brièvement pour la fraction du DP avant de rejoindre le département ministériel de la protection des consommateurs sous le ministre Fernand Etgen (DP). Après les élections de 2009, l’ancienne présentatrice du « Télévie » Cécile Hemmen (LSAP) se retrouvait à un poste de communicante au centre sportif d’Coque au Kirchberg. Pas exactement un parachute doré, mais son camarade de parti Romain Schneider était alors ministre des Sports. Sandy Lahure peut avoir bon espoir de décrocher le poste de « responsable de communication et de marketing à tâche complète » pour lequel la ville de Diekirch, dirigée par le président du LSAP Claude Haagen, vient de lancer un appel à candidatures. Quant à Dan Hardy, l’ancien « Monsieur micro-trottoir » de RTL-Télé, il a été sauvé in extremis par l’alliance technique conclue entre l’ADR et les Pirates. En janvier, il commencera à travailler dans la fraction en tant que conseiller politique.
Et puis il y a les accidentés de la politique, ceux qui ont raté leur atterrissage, Par exemple Frank Kuffer, ancien journaliste politique de RTL-Radio. Il s’en veut à lui même : « J’étais naïf… Mon but, c’était de finir sixième. Je me disais que le CSV allait de toute manière entrer au gouvernement ». Il se lance donc dans l’aventure électorale sans avoir négocié un plan de sortie. « Je l’ai regretté par la suite ». D’un côté, Kuffer avait surestimé sa popularité : il finit dernier de la liste dans la circonscription Nord. De l’autre, il avait sous-estimé les réactions des militants de longue date auxquels il venait de ravir une des places, aussi rares que convoitées, sur la liste. Après les élections, il attendra que le CSV lui offre un poste. Las d’attendre, il se présente devant RTL, la Radio 100,7 et le Wort, quémandant en vain qu’on lui donne une seconde chance. Frank Kuffer travaillera ensuite comme remplaçant temporaire dans un lycée professionnel à Ettelbruck. Jusqu’à ce que l’eurodéputé Frank Engel le prenne en pitié et en fasse son attaché parlementaire. Cinq ans plus tard, le reporter sportif Nico Keiffer finit parmi les cinq derniers de la liste CSV dans la circonscription Sud. Recruté par Marc Spautz, il n’avait pas prévu une stratégie d’exit. (Keiffer n’a pas souhaité commenter, estimant que « l’expérience politique est terminée ».)
De Jacques Poos à Etienne Schneider, en passant par Robert Goebbels et Jeannot Krecké, on peut tracer une lignée de ministres d’Économie LSAP proches des milieux d’affaires. Ce blairisme avant la lettre aura pas peu contribué à décrédibiliser le parti. Si Robert Goebbels a accepté la présidence du Freeport par esprit contrarian (également à l’œuvre dans ses prises de position sur le changement climatique), Jeannot Krecké aura efficacement monnayé son carnet d’adresses. Outre son prestigieux poste au conseil d’administration d’Arcelor-Mittal, qui viendra à échéance au printemps 2019, l’ex-ministre socialiste s’est mis au service du capital russe, italien, belge et américain. Krecké siège ainsi dans le CA moscovite du conglomérat Sistema et préside la East-West United Bank (tous les deux contrôlés par son ami, l’oligarque Vladimir Yevtushenkov). On le retrouve également dans les CA du fabriquant de chaussettes et de lingerie Calzedonia, de l’entreprise de dragage Jan De Nul et du fabricant de plastique Trinseo. Dans une interview parue ce jeudi au Wort, il estime avoir fait preuve de retenue : « Mehr wollte ich nicht annehmen, denn eine ganze Liste von Firmen fragte mich ». Il explique vouloir peu à peu réduire ses activités d’administrateur. Pour l’année 2017, Key international strategy services, sa firme de consultance, affiche un résultat de 252 000 euros.
Lucien Lux aura fait plus simple. L’ancien député socialiste – qui n’avait pas été réélu au Parlement en 2013 – ne compte qu’un client : Flavio Becca. En février 2014, un mois après sa nomination au Conseil d’État, Lux immatricule Minga Sàrl, dont il définit l’objet comme « toute prestation de services commerciaux dont notamment des services administratifs et des services d’agent d’affaires ». En 2017, cette microsociété a enregistré un résultat de 147 000 euros : des commission pour des services de déblayage administratif et politique rendus dans les dossiers immobiliers et sportifs. Pour le promoteur Becca, ces paiements versés à son vieux copain valent des peanuts. Car les plus-values réalisées sur le Ban de Gasperich sont monstrueuses. À tel point que le collectionneur de montres de luxe a pu acquérir, en 2017, Vulcain et Anonimo, deux manufactures horlogères suisses.