« Conurbation diffuse »

d'Lëtzebuerger Land du 20.09.2019

Nimby « Qui bloque ? Mais c’est nous ! Il faut que nous nous posions la question : ‘Est-ce qu’on veut partager notre pays ?’ », s’exclame Pierre Hurt, directeur de l’Ordre des architectes et des ingénieurs-conseils, en introduction au débat. Ce mardi soir, un architecte, une urbaniste, un ingénieur, un géographe, un économiste et une ministre s’étaient réunis à la Chambre de commerce pour parler des futurs « cadres de vie » capables d’accommoder un million d’habitants et 600 000 frontaliers à l’horizon 2060.

La ministre à la Grande Région, Corinne Cahen (DP), rappelait une vérité qu’« on oublie parfois » : « Les 70 à 80 pour cent de propriétaires n’ont aucun intérêt à ce que les prix baissent ». Interrogée si elle pouvait citer un nouveau quartier qui, d’un point de vue urbanistique, était réussi, Corinne Cahen, qui apparaît pourtant comme un des successeurs potentiels à la maire Lydie Polfer, ne trouvait pas d’exemple. (« Ce n’est pas dans mes attributions ni de mes compétences. ») Comment mobiliser le potentiel foncier concentré entre les mains d’une poignée de familles et de firmes privées ? « Il faut voir avec les propriétaires. »

L’urbaniste Christine Müller estimait qu’il faudrait « dé-diaboliser les propriétaires ». Si on leur proposait des « projets sexy », certains héritiers pourraient être incités à viabiliser leurs terrains. Elle lança quelques idées iconoclastes : « Je sais que je ne vais pas me faire d’amis, mais la Ville de Luxembourg, capitale européenne, devrait augmenter sa population résidente. Il faudrait en faire une ville de 500 000 habitants, en étant créatif, même en étendant le périmètre constructible. » Elle soulignait l’importance du « soft power », de la « micro-solidarité » : « Cela ne se passe pas dans les ministères, cela se passe dans les communes. Mais la solidarité, le partage, l’espace public, je vois que, dans les communes, on a un peu peur de tout cela… Peur de ne pas être réélu. »

« Le vivre-ensemble ne se fait pas dans les villages, mais dans les entreprises. Ce qu’on voit dans les communes, ce n’est pas du vivre-ensemble, c’est du chacun pour soi, et Dieu pour tous », reprit Patrick Bousch, coordinateur de la politique nationale au Liser. Le géographe cherchait l’adjectif pour décrire la planification au Luxembourg : « Je ne veux pas dire médiocre… mais… faible, faible ! ». Les autorités laisseraient trop de libertés aux propriétaires. Il faudrait changer ces paramètres ancrés dans « les gènes politiques ». « On est finalement assez nuls en aménagement du territoire », concluait Bousch, par ailleurs président du Conseil supérieur de l’aménagement du territoire.

Au cours de la discussion, Bousch – rejoint sur ce point par deux intervenants de la salle – se référera à Singapour, « où ça se passe plus vite » pour la planification et la réalisation des infrastructures. Omniprésente au Grand-Duché, la référence singapourienne est troublante, étant donné qu’il s’agit d’une cité-État autoritaire régie depuis un demi-siècle par la même famille. Quasiment cent pour cent du foncier y appartient à l’État, une accumulation rendue possible par des pouvoirs d’expropriation très étendus.

Traffic Changement d’échelle. À Strassen, le maire Gaston Greiveldinger (LSAP) tente de résoudre, au niveau de sa commune, les incohérences politiques, démographiques et urbanistiques engendrées par le modèle d’affaires luxembourgeois. Après vingt ans de préparatifs, sa commune est sur le point de conclure son nouveau Plan d’aménagement général (PAG). « Participation citoyenne, schéin a gudd, dit Greiveldinger, rencontré ce mardi à la mairie de Strassen. Mais dans les faits, ces réunions ne rassemblaient que des propriétaires. À chaque fois ils restaient entre eux. Et les réclamations provenaient de ceux qui avaient un intérêt foncier. »

Gaston Greiveldinger, qui a fait sa carrière dans l’enseignement, est originaire d’Esch-sur-Alzette. En 1980, il quitte la Minett-Metropol happée par la crise sidérurgique pour s’installer dans le Speckgürtel de la capitale. (Il préfère le terme de « ceinture dorée ».) En 2007, à l’issue d’un putsch contre le DP, le socialiste Greiveldinger devient bourgmestre de Strassen-la-bleue.

« D’Läit kennen Stroossen als déi Strooss », dit-il. La route d’Arlon coupe la commune en deux. Sur les 3,5 kilomètres qui séparent Bâtiself de la Belle Étoile, 332 entreprises sont domiciliées. Une suite de stations-services, supermarchés, dépôts, magasins de meubles, concessionnaires, restaurants asiatiques et fiduciaires. Tout est pensé pour la voiture, jusqu’aux drive-in de la Banque générale et de McDonald’s, dont le totem jaune se dresse au-dessus de la commune. « T’ass Schrott, dit François Bausch (Déi Gréng), le ministre du Développement durable et des Infrastructures. Cette construction à l’américaine avec ses malls stupides, qui ont zéro plus-value pour la commune. » Quant aux zones d’activités construites en parallèle à la route d’Arlon, Bausch estime que « la commune de Strassen a réussi l’exploit de bâtir une quantité énorme de bureaux dans des culs-de-sac… Fallait quand même le faire. »

« Le soir, avec ses enseignes lumineuses, la route d’Arlon ressemble au strip de Las Vegas, toutes proportions gardées », regrette Greiveldinger. Une charge de trafic quotidienne de 20 000 voitures transformerait Strassen en « commune de transit ». Reste que le Stellplatzschlüssel (lointain héritier de la Reichsgaragenordnung nazie) défini par les nouveaux PAG de Strassen et de Bertrange ne manquera pas d’attirer les automobilistes : Une place de stationnement par soixante mètres carrés de bureaux et par vingt mètres carrés de commerces. François Bausch décrit ces clefs comme « absurdes ». Avec une place pour 175 mètres carrés, la Ville de Luxembourg aurait suivi une voie « plus obstinée », admet Greiveldinger. Se plaindre qu’il y ait trop de voitures tout en ordonnant la création de parkings ? « C’est une contradiction, mais je n’ai pas de solution. » Un jour, on pourrait éventuellement enlever des parkings, admet le maire, « mais seulement après l’amélioration des transports en commun, seulement après l’extension du tram. »

Depuis la réforme des finances communales de 2016, séduire les entreprises avec des places de parking à gogo vaut moins le coup. Les efforts pro-business des édiles du Speckgürtel ont été quelque peu calmés. C’est que la part de l’impôt commercial communal que Strassen, Bertrange ou Leudelange peuvent désormais garder pour elles a été fortement réduite. À Strassen, les recettes provenant directement de cet impôt sont tombées de 15,1 à 4,2 millions d’euros entre 2016 et 2017. La commune voisine de Bertrange, qui héberge une partie de la Belle Étoile et la City Concorde, a vu fondre cette manne de 11,4 à 3,8 millions d’euros. (Des pertes compensées par le Fonds de dotation globale.)

Identité À parcourir l’abondante paperasse qui a accompagné le nouveau PAG de Strassen, on bute sans cesse sur le terme « identité ». Fin février 2019, lors de sa présentation du PAG au conseil communal, le maire posait un « constat » : « Le caractère rural de Strassen est de moins en moins perceptible, voire absent ». Cette « tendance irréversible » créerait « un manque d’identification ». Il serait permis de s’interroger sur « la véritable identité de Strassen » : « Village ou commune dortoir dans l’agglomération de la Ville de Luxembourg ? »

Poser la question, c’est y répondre. Dans ses avis sur les PAG de Strassen, Bertrange et Hesperange, la Commission d’aménagement (instituée auprès du ministère de l’Intérieur) constate que « le développement de la Ville de Luxembourg s’est accompagné d’un phénomène de périurbanisation, en extension continue, de sorte que l’agglomération forme aujourd’hui une conurbation diffuse qui empiète de plus en plus sur les espaces ruraux ». Pourquoi ne pas faire de Strassen le 25e quartier de la ville de Luxembourg ? Greiveldinger ne s’oppose pas à une communauté urbaine et une coopération intercommunale, « là où cela fait du sens subsidiairement », mais la question d’une fusion reste taboue.

Toujours est-il que le maire a du mal à définir sa commune autrement que de manière négative. Strassen ne serait pas une « ville », un statut attribué par la loi à douze communes, parmi lesquelles de petites localités comme Rumelange, Remich ou Vianden. Strassen ne serait pas non plus un village. La commune atteindrait aujourd’hui un « degré d’urbanisation très élevé » : « Voulons-nous stopper cela ? Pouvons-nous même stopper cela ? »

Le tissu économique de la commune périphérique ne présente plus aucun particularisme par rapport à celui de la capitale. Les frères Kandel sont les derniers paysans de Strassen. Ils exploitent un centre équestre fréquenté par le beau monde de la Ville et où un boxe se loue à 500 euros par mois. Strassen héberge sur son territoire le concessionnaire Autopolis, la moitié du centre commercial Belle Étoile, la firme de construction Stugalux, le centre d’affaires Atrium Business Park et la DZ Privatbank. Sans oublier 70 firmes spécialisées dans « les activités de sièges sociaux ». Les centaines de holdings qu’elles domicilient route d’Arlon et rue du Kiem (dont Fage, la multinationale grecque du yaourt) viennent gonfler artificiellement le nombre de sociétés établies dans la commune.

« J’entends parfois parler de Lokalkolorit. Mais qu’est-ce qu’il y a de local ici ? Je ne sais pas », dit le maire et pointe sur les parties colorées en blond du PAG. À gauche et à droite de la route d’Arlon, des cités résidentielles ont été aménagées sous forme d’impasses durant les années 1980 et 1990. Des lotissements introvertis et déconnectés du tissu urbain, fonctionnant comme satellites. « Les habitants avaient peur du trafic. Les cités résidentielles étaient donc construites de façon à ce que seuls ceux qui y vivent y circulent. »

Expats Strassen est une commune bourgeoise : 65 pour cent de sa population occupent une « profession supérieure », dont 13,3 pour cent de cadres de direction. « La part des responsables de haut rang ou de hauts fonctionnaires […] est particulièrement élevée et garantit un niveau de revenu et de prospérité moyen, voire élevé », expliquait le maire en février, lors de sa présentation du PAG au conseil communal. Le salaire médian dépasse les 4 500 euros (contre 2 600 euros à Esch-sur-Alzette). Selon le « Bildungsbericht » de 2015 – le premier et dernier à avoir osé fournir ces chiffres détaillés mettant à nu la violence symbolique du système scolaire –, 60 à 70 pour cent des élèves de la commune de Strassen sont orientés vers le « classique », contre dix à vingt dans les communes rurales du Nord et ouvrières du Sud.

La proximité de la nouvelle l’École européenne à Bertrange/Mamer a attiré de nombreux ménages expats à Strassen où un enfant sur trois fréquente désormais une école internationale. « À mon avis, ce taux va encore monter, estime Greiveldinger. D’abord, parce qu’il y a de bonnes écoles internationales, ensuite parce que les écoles luxembourgeoises autour de la capitale ne sont plus adaptées à un public international. C’est un véritable gaspillage intellectuel ».

« La commune enregistre une forte fluctuation de la population, ce qui entrave une identification des citoyens avec leur commune », expliquait le maire en février. (Dans la capitale, la durée de résidence moyenne est passée de 16,5 ans à 6,3 ans sur la dernière décennie.) Dans son avis, la Commission d’aménagement plaide pour des mesures urbanistiques favorisant la « sédentarité » de la population et la « résilience » des quartiers.

En dix ans, la population de Strassen est passée de 6 600 à 9 200 habitants. D’ici 2032, la commune devrait compter 13 500 résidents. Aujourd’hui, deux tiers des Stroossener sont des non-Luxembourgeois. En 2018, 64 Luxembourgeois ont quitté la commune, tandis que 101 Français y ont emménagé. Au conseil communal, Greiveldinger évoquait « l’arrivée de nombreux cadres du secteur financier et des administrations européennes, ce qui crée des tensions non-négligeables sur le marché de l’immobilier local ». En fait, pour les autochtones, le jour du grand cash in est arrivé. « Les habitants luxembourgeois sont de plus en plus enclins à vendre à des prix très avantageux leur bien et à déménager à la campagne environnante. »

Ancien/Neuf Tout au long de la route d’Arlon, le PAG permet de construire des résidences de 3,8 étages de haut. « En rachetant trois maisons unifamiliales, un promoteur pourra y construire une résidence de quelque 25 appartements. Pour nous, cela signifie une soixantaine de nouveaux résidents », dit le maire. Autant de maisons-relais, écoles et infrastructures supplémentaires à planifier. Pourquoi ne pas avoir prévu la possibilité de construire plus en hauteur ? « Le conseil communal s’est dit que cela suffisait ainsi. C’est également le standard qu’on voit dans les autres communes ». Le maire craint que la route d’Arlon se transforme en canyon, la route saturée engouffrée dans une succession de hauts buildings.

Greiveldinger dit avoir été « totalement surpris » quand il a reçu, début août, l’avis de la Commission d’aménagement. Celle-ci définit une soixantaine d’immeubles comme méritant d’être conservés, dont quinze situés sur la seule route d’Arlon. Des maisons unifamiliales modestes, pour la plupart délabrées et rendues anachroniques par les résidences, supermarchés et fiduciaires qui les entourent. Les hauts fonctionnaires et experts de la Commission y voient des « anciens fragments […] qui témoignent de l’histoire rurale notamment » et met en garde contre « une perte complète de ces repères historiques [qui] serait néfaste pour l’identité locale ». Le conseil échevinal est quelque peu déconcerté : « Je ne sais pas si les propriétaires seront contents… Ils pouvaient y construire des résidences de 3,8 étages », dit Greiveldinger. Pour l’instant, le maire hésite encore sur la suite à donner à l’inventaire établi par la Commission d’aménagement.

Tram En février 2016, Leasinvest annonçait avoir acheté le site Batiself-Adler-Roller sur la route d’Arlon. (Leasinvest est déjà bien implanté dans le coin, il compte dans son portefeuille un bâtiment de bureaux au 110 route d’Arlon et les murs du magasin de bricolage Hornbach à Bertrange.) Le fonds aux capitaux belges voulait ériger « le plus grand parc retail dans la périphérie luxembourgeoise ». Dans le nouveau PAG de Strassen, le terrain a été reclassé en zone mixte, permettant la construction de bureaux, de commerces et de logements.

De sa propre initiative, raconte le ministre François Bausch, il aurait contacté les nouveaux propriétaires pour leur demander s’ils ne voulaient pas intégrer un « pôle d’échange bus-tram » dans leur projet. La propriété privée étant revalorisée par ces infrastructures publiques, le fonds belge projetterait désormais de construire plus de logements. « J’ai toujours dit que le tram allait attirer les investisseurs ; et cela s’est avéré juste. Les terrains le long du tracé sont ceux qui sont le plus en demande », dit Bausch. Et d’annoncer qu’il déposera les projets de loi pour le financement des futurs tracés du tram encore durant cette législature, « pour que mon successeur puisse au plus vite commencer à construire ».

« C’est un terrain privé ; le propriétaire s’en fiche du pôle d’échange, tant qu’il gardera sa constructibilité. Mais cela veut dire qu’il faudra densifier, donc construire en hauteur pour libérer de la place en bas », dit Gaston Greiveldinger. Or le maire craint que les riverains ne montent sur les barricades : « Un landmark à l’entrée de Strassen, je veux bien. Mais pas une tour de vingt étages. Ech weess, wéi et ass mat Tierm. »

Bernard Thomas
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